Un 1er mai à Athènes

Le 1er mai est depuis longtemps un événement ambigu, en étant tout à la fois une fête nationale récupérée par l’État et à sa façon quand même un thermomètre de la combativité et du moral sinon de la population largement, du moins de ses militants. Mais il faut bien le dire, la météo n’étant pas non plus celle que l’on connait en France, ce long WE de 3 jours bien ensoleillé a sans doute contribué à ce que la grande majorité du monde du travail ait préféré aller à la plage plutôt que de battre le pavés.

Alors raté le 1er mai, au moment où face aux renoncements programmés de Tsipras, la mobilisation de ceux d’en bas est plus nécessaire que jamais ? Pas si simple non plus. Ce fut d’abord un rassemblement traditionnel, divisé comme il se doit en Grèce, riche de sa diversité…

Au premier rang bien sûr, le KKE (le parti communiste de tradition stalinienne), ou plus exactement son front syndical PAME (dans un pays où il n’existe certes qu’une confédération pour le privé et pour le public, mais avec de nombreuses fractions syndicales liées aux différents partis politiques, y compris de droite). A 10h ils sont les premiers et les seuls en face du parlement, avant tout le monde : peut-être 3 ou 4 000, loin des 10 ou 15 000 qu’on a pu observer durant la période précédente à la même occasion. La dénonciation du gouvernement Tsipras est virulente, le sectarisme et l’isolement malheureusement un peu au même niveau.

La tribune du KKE et de son front syndical PAME sur la place Syntagma
A quelques encablures de là, le rassemblement prévu par Syriza et son front syndical META peine à se mettre en place. Un peu en retrait, la tribune officielle. Des discours, et le vide autour. Impression étrange, même si les premières banderoles ne sont pas loin sur le boulevard. En même temps, rien ne presse : le cortège ne partira que lorsque tout le monde sera sûr que le KKE aura quitté la place Syntagma, point d’aboutissement d’un trajet assez court. Moment surréaliste aussi, lorsqu’au milieu de l’espace déserté devant la tribune surgit une nuée de journalistes et au centre le ministre de l’économie Varoufakis en blouson de cuir – jeans – baskets. Il longe sans s’y arrêter le cortège en cours d’assemblage puis disparait deux rues plus loin. Apparence furtive qui ressemble presque à un évitement, mais la photo dans les quotidiens le lendemain est assurée. 

La tribune du courant syndical lié à Syriza au moment où se forme le cortège juste à côté.
Le radicalisme des slogans ne laisse pas de surprendre. Gouvernement « ami » ou pas, on peut lire quelques revendications sur l’estrade : « La lutte des syndicats continue. Revalorisation du salaire minimum, conventions collectives, croissance, droits à la protection sociale, droits démocratiques dans l’entreprise ». Tandis que l’affiche officielle de Syriza appelant au 1er mai proclame fièrement : « 1er mai 2015 : nous refusons le chantage. Pas un pas en arrière ». Quelques comités locaux venus de la banlieue d’Athènes (sans que l’on connaisse leurs animateurs réels) semblent faire écho à cet appel. Syriza-Comité de Glyphada : « 1er mai, nous ne reculons pas ». Syriza-Comité de Peristeri : « Nous refusons le chantage, pas un pas en arrière, vive le 1er mai ouvrier ». De son côté, la jeunesse de Syriza (quelques dizaines de personnes tout de même derrière la banderole, voire une bonne centaine en cours de route) met la pression encore un cran au-dessus : « 1er mai 2015, nous voulons tout récupérer »

Magie du verbe donc, mais faiblesse de la démonstration malgré tout, lorsqu’on observe la politique réellement suivie et soutenue jusqu’ici.
La gauche de Syriza en tant que telle est peu visible. La Une du journal de DEA est certes collée sur les murs : « Eux ou nous. Pour le renversement des mémorandum et de l’austérité, pour un gouvernement de gauche ». Quelques pancartes du regroupement R-projet disent à peu près la même chose : « 100 % pour le renversement du mémorandum : casser l’austérité, abolition du fond pour les privatisations, annulation de la dette ». Mais le courant principal de la gauche de Syriza – autour de Lafazanis, ministre de la reconstruction productive – préfère lui centrer sa dénonciation sur l’euro et l’Union Européenne. DEA est surtout présent au travers de son comité de lutte organisant les travailleurs immigrés.

Le cortège finit par s’étoffer : des enseignants, des postiers, des hospitaliers en défense du service public, à chaque fois entre 20 et 50 personnes derrière la banderole du syndicat. On trouve même des retraités des entreprises aéroportuaires qui n’en ont pas fini avec la lutte de classe : « Nos luttes continueront toujours ». Également des travailleurs de l’ERT (la télévision publique) qui peuvent être fiers de leur victoire puisque deux jours auparavant, le gouvernement a finalement décidé de rouvrir la chaine après un an et demi de lutte. Quand le cortège s’ébranle, les quelques centaines sont devenus quelques milliers, mais on reconnait aussi de nombreuses sections syndicales d’Antarsya, souvent organisées directement par le SEK (la principale organisation trotskyste liée au SWP anglais). Le tout mélangé à divers collectifs antifascistes et à de nombreuses banderoles de travailleurs immigrés organisés par communauté (on remarque même un drapeau du Biafra côtoyant un drapeau rouge…). Le SEK fait incontestablement une démonstration de force, une partie de ses militants étant également présents dans le cortège d’Antarsya.

Entre temps, le troisième cortège, celui de l’extrême-gauche, a fini par se mettre en mouvement. Parti de l’école polytechnique (haut lieu de la lutte contre la dictature, à quelques encablures de là), l’objectif est de rejoindre et coller au deuxième cortège. Mais la maigreur relative des deux premiers (celui du KKE et de Syriza) et leur départ plus précoce que prévu a rendu la tâche disons légèrement sportive. La distance est néanmoins comblée, et ce qui frappe est la puissance de cette extrême-gauche militante et organisée en Grèce qui regroupe tout à la fois des communistes et des trotskystes d’Antarsya, des libertaires et des anarchistes (qui ont toujours « leur » quartier à Exarcheia tout près), des maoïstes…. Au final, c’est incontestablement parmi les trois, le cortège le plus étoffé observé au cours de cette journée.

La banderole de tête d'Antarsya
La banderole de tête d’Antarsya proclame fièrement : « Pour la victoire des luttes et le renversement du capitalisme ». La jeunesse du NAR (dissidence du KKE, aujourd’hui membre d’Antarsya) dénonce sans fard le « compromis honorable » qu’essaye de vendre désormais Tsipras. L’OKDE (section de la IV° internationale) rappelle l’un de ses slogans favoris : « Ouvrier, tu peux sans patron ». De son côté, le plan B d’Alavanos (avec son « Front de la gauche unie » incluant également ARAN) préfère - comme Lafazanis de la gauche Syriza - se concentrer sur la dénonciation de la Troïka : « Aucune patience, aucune illusion, rupture maintenant avec l’euro et l’UE ».

Le cortège de l'OKDE-Spartakos
Des syndicats de base sont présents ici et là, notamment dans la santé, ou dans l’agro-alimentaire. Les travailleurs de Coca prônent le boycottage de leur entreprise. Ceux de la savonnerie Vio-M - reprise en autogestion - font l’éloge des « usines entre les mains de travailleurs ». Un « réseau de soldats libres » dénonce de son côté la politique de l’impérialisme : « Les manœuvres militaires Grèce-USA-Israël signifient guerre-intervention-réfugiés. Les soldats ne cautionnent pas, ne participent pas ». Comme dans d’autres pays, à d’autres époques, quelques soldats défilent en uniforme. Rescapée des luttes de 2010, une « assemblée populaire ouverte » de Peristeri gagne possiblement le concours du slogan le plus radical : « L’esclavage salarié est un terrorisme. Aucune paix avec les patrons ».

Puissance et radicalité de l’extrême-gauche donc, mais aussi difficulté de la période. L’ensemble des trois cortèges (si on additionne le tout) est sensiblement moins fourni que les années précédentes : aucun cortège syndical de grande envergure, tandis que la population en dehors des milieux militants est la grande absente. L’heure est encore à l’expectative et à l’attentisme, entre espoir, illusion, résignation, tentative laborieuse d’élucidation, dans une situation qui n’est claire pour personne, et cela d’autant moins que le gouvernement Tsipras continue à promettre aux uns (la Troïka) et aux autres (la population) des choses parfaitement contradictoires.

Mais depuis quelques jours, une étape sans doute significative vient d’être franchie avec le nouveau décret obligeant les collectivités locales (mais aussi les administrations et les hôpitaux) à confier à la Banque centrale de Grèce toutes leurs liquidités (dans la limite de 15 jours de fonctionnement). La manière de faire (plutôt brutale) n’a pas plu. Et surtout le sens de cette mesure a commencé à se préciser : il faudra payer jusqu’à l’os, puisque l’usurier moderne veut bien plus que sa livre de chair. Pour la première fois depuis quelques mois, les discussions dans les boites ont repris : d’une façon ou d’une autre, un sentiment commence à émerger qu’il faudra bien réagir et faire quelque chose.

Une manifestation (et quelques appels à la grève) sont prévus le 11 mai au moment où Tsipras devrait rencontrer à nouveau l’Eurogroupe, essentiellement à l’initiative de l’extrême-gauche et de la gauche de Syriza. De son côté, le comité pour l’annulation de la dette illégitime animé par Eric Toussaint devrait rendre ses premières conclusions autour de la mi-juin. Tandis que la Troïka fait pression pour qu’on en finisse désormais le plus vite possible. Du coup les spéculations vont bon train à partir de quelques déclarations semi-officielles : référendum pour faire avaler un troisième mémorandum (ou ce qui y ressemblera fort, avec quelques nuances et différences d’emballage) ? Formation d’un gouvernement d’union nationale à l’issue de cette séquence ? L’heure de vérité approche. De nombreux travailleurs qui se sont bien battus durant la période précédente et qui auraient aimé y croire depuis la victoire de Tsipras vont sans doute avoir un réveil difficile. Mais un réveil quand même, du moins possiblement. Après un premier round d’observation, dans un pays hautement politisé et organisé, le champ des possibles reste malgré tout ouvert encore à cette étape.

Jean-François Cabral

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