Quelle actualité de la Révolution permanente ? L'exemple de l'Afrique du Sud

La théorie de la Révolution permanente de Trotsky répond à une question décisive : comment les travailleurs des pays dominés peuvent-ils réussir à renverser des dictatures et à gagner des droits démocratiques, tout en s’engageant dans le renversement du capitalisme ? Cette question a traversé le XXème siècle, avec de nombreux exemples qui font toujours débat (Russie, Chine, Yougoslavie, Cuba, Vietnam...).

Développement inégal et combiné

La conception social-démocrate de l'Histoire est une succession mécanique d'étapes prédéterminées (esclavagisme, puis féodalisme, puis capitalisme) : tous les pays suivraient la même trajectoire, seule varierait la vitesse... C'est contre cette conception dogmatique et européo-centrée que Trotsky formule ce qui sera la base de la théorie de la Révolution permanente : la loi du développement inégal et combiné. « Forcé de se mettre à la remorque des pays avancés, un pays arriéré ne se conforme pas à l'ordre de succession : [il doit] s'assimiler du tout-fait avant les délais fixés, en sautant une série d'étapes intermédiaires. Les sauvages renoncent à l'arc et aux flèches, pour prendre aussitôt le fusil, sans parcourir la distance qui séparait, dans le passé, ces différentes armes » (Trotsky, Histoire de la Révolution russe). Il y a une combinaison, dans la même société, d'éléments archaïques et d'éléments ultra-modernes. Ainsi, en Afrique du Sud, une industrie minière très développée (or, platine et diamant) et un secteur financier de pointe ont coexisté jusqu'en 1994 avec la structuration politique la plus réactionnaire du monde : l'Apartheid, c'est-à-dire la pire des ségrégations raciales, le contrôle de la main-d’œuvre noire en l’empêchant de circuler librement d'une ville à l'autre.

Révolution démocratique ou révolution permanente ?

Dans les pays capitalistes périphériques, la bourgeoisie nationale ne joue pas le rôle historique « progressiste » qu'elle a joué dans les vieux pays capitalistes. Elle est paralysée, car coincée entre les résidus de féodalisme et d'ancien régime qui sont ses alliés principaux, les capitaux impérialistes qui la dominent mais l'intègrent au marché mondial, et un prolétariat de plus en plus autonome et menaçant. La question est donc : qui peut jouer le rôle qu'elle ne joue pas et gagner des droits démocratiques ? Avec quelle stratégie, quelles alliances ?

Ce débat apparaît en Russie, après l'échec de la Révolution de 1905, où Trotsky aboutit à la conclusion que seul le mouvement ouvrier, soutenu par la paysannerie, peut accomplir la révolution démocratique en Russie, en renversant l'autocratie et le pouvoir des propriétaires fonciers. Et puisque la classe ouvrière serait alors au pouvoir, il s'agirait aussi de commencer à s'attaquer à la propriété privée et à mettre en place le pouvoir des travailleurs. « La révolution démocratique, au cours de son développement, se transforme directement en révolution socialiste et devient ainsi une révolution permanente » (Trotsky, La Révolution permanente) : c'est plus ou moins ce qui se passe 10 ans plus tard, en 1917...

Afrique du Sud : quelle sortie de l'Apartheid ?

Entre les années 1970 et 1990, ce débat réapparaît au sein du mouvement anti-apartheid, suite à l'essor des luttes du prolétariat noir, à l'émergence de la centrale syndicale COSATU et à l'apparition du mouvement de la Conscience Noire. Il se pose à une échelle de masse, oppose le PC et l'ANC réformistes à un fort courant révolutionnaire, et porte sur la révolution à venir : faut-il se centrer sur des tâches démocratiques, l'abolition de l'Apartheid, et faire alliance pour cela avec les secteurs libéraux de la bourgeoisie ? Ou bien engager une dynamique qui balaie aussi bien l'Apartheid que le système capitaliste ?

Ce débat est réglé en 1994, quand Mandela se fait élire après un accord avec la bourgeoisie blanche, pour mettre fin à l'Apartheid et instaurer une démocratie parlementaire, mais surtout pour éviter une confrontation de classe qui aurait pu déboucher sur une dynamique de révolution permanente. Il est soutenu en cela par le PC et sa théorie de la « révolution par étapes »... Résultat : l'Afrique du Sud est engagée depuis 1994 dans une course au néo-libéralisme, et la volonté de l'ANC et du PC d'en rester à une révolution démocratique a en réalité empêché ce processus de remplir ne serait-ce que les tâches démocratiques. Et ce n'est pas la transformation d'une partie de la petite-bourgeoisie noire en bourgeoisie noire qui peut faire oublier les conditions de vie désastreuses de la grande majorité de la jeunesse et du prolétariat noirs, ni la caricature de démocratie.

Et maintenant ?

Avec la théorie de la Révolution permanente, Trotsky nous donne aussi des repères pour l'action, comme la nécessité de l'intervention directe des travailleurs, et le besoin d’œuvrer à leur indépendance politique. Là encore, l'Afrique du Sud est un bon exemple.

20 ans après la fin de l'Apartheid, la part des richesses détenues par la majorité noire est plus faible que sous l'Apartheid, le taux de chômage plus élevé, et des émeutes raciales endeuillent régulièrement la classe ouvrière... C'est dans ce contexte qu'a eu lieu le massacre de Marikana en 2012 : après plusieurs semaines d'une grève de 3 000 mineurs pour des augmentations de salaire, 34 grévistes ont été tués par la police. Ce massacre a révélé à une large échelle la collusion entre le grand patronat, l’État et les directions syndicales corrompues, et a déclenché une grande vague de grèves sauvages. Deux ans plus tard, cet électrochoc a abouti à un chamboulement du paysage syndical et politique, grâce à l'appel du NUMSA : la fédération syndicale des métallos (la plus grosse du pays avec 340 000 membres) a appelé à rompre avec le PC, l'ANC et la COSATU pour former un « parti ouvrier révolutionnaire marxiste-léniniste » et un « front uni pour la lutte de classe ». Cet appel a déjà été suivi par les fédérations syndicales des fonctionnaires, des infirmiers/ères... Ce processus n'en est qu'à son début, mais pourrait aller loin !

Gabriel Lafleur


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