Noir américains, des années 1970 à nos jours : répression, chômage, incarcération

Le début des années 70 a marqué l’apogée du Black Power, mais aussi le début d’une longue descente aux enfers pour le mouvement noir, marquée par la répression, la crise économique et la mise en place de l’incarcération de masse comme nouveau système oppressif. Cette dégradation du rapport de force a aussi provoqué un recul politique, de la défense d’une perspective pour la communauté noire dans son ensemble à la mise en avant de stratégies individuelles.

Dans les stratégies de la classe dirigeante américaine pour s'assurer du maintien de l'ordre, le bâton a toujours tenu une place bien plus importante que la carotte : après les gains législatifs du mouvement des droits civiques, le mouvement noir a subi des assauts d'une grande violence de la part de l’État.

La destruction des organisations noires par la répression

Depuis les années trente et sa fondation, le FBI (Federal Bureau of Intelligence), agence fédérale de renseignement et d'enquête, a toujours eu pour but de surveiller les mouvements « séditieux » (socialistes, communistes ou nationalistes noirs) à travers différents « programmes » de contre-espionnage comme, de 1956 à 1971, le COINTELPRO (« Counter Intelligence Program »).


J. Edgar Hoover, farouche partisan de la ségrégation et anticommuniste notoire, a dirigé le FBI de sa fondation en 1924 à sa mort en 1972. Suite à de nombreux scandales et au travail acharné de journalistes d'investigation, il est possible désormais de comprendre les méthodes et l'ampleur du système répressif : assassinats, implantation d'agents provocateurs, introduction de drogue dans les ghettos noirs, etc.

L'implication directe et violente du FBI en a fait partie : par exemple, le 4 décembre 1969, le leader du Black Panther Party de Chicago, Fred Hampton, 21 ans, était abattu chez lui par des agents fédéraux grâce à des indices venant d'un informateur. Mille autres techniques furent cependant employées : le financement d'agents provocateurs dans les mouvements pour les surveiller mais également pour encourager les scissions et querelles internes ; le fait de faire « fuiter » des informations sur les casiers judiciaires ou les frasques extra-maritales de leaders du mouvement à des journaux « complices » ; le harcèlement policier afin de provoquer une résistance, impitoyablement écrasée.

Les organisations noires les plus connues, comme le BPP (Black Panther Party) ou le DRUM (Dodge Revolutionary Union Movement), n'étaient pas préparées à un tel assaut répressif. La stratégie de confrontation violente du BPP et son manque de démocratie interne ont grandement facilité le travail du FBI. La confrontation violente a offert au FBI l'excuse nécessaire pour employer la force, et le fait de reposer sur quelques « leaders charismatiques » a désorganisé le groupe une fois ceux-ci en prison, morts ou en exil.

Si le FBI a été la principale agence impliquée, chaque agence de sécurité ou de renseignement locale, d’État ou fédérale se servait des mêmes méthodes. Dans les années 1980, afin de financer les Contras au Nicaragua, paramilitaires opposés au gouvernement de gauche sandiniste, la CIA alla jusqu'à organiser l'introduction et la distribution de cocaïne dans les ghettos noirs, ce qu'elle finit par reconnaître en 1998.

Pourquoi une telle répression de la part de la bourgeoisie américaine ? La répression a été à la mesure de la peur qu'elle a éprouvée à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix quant à la stabilité de son système de domination. Au niveau international, après la victoire de la révolution cubaine en 1959 et l'échec des tentatives de reprise en main, la défaite américaine au Vietnam et le retrait des troupes US en 1973 après des années d'enlisement signifiait la fin de la toute puissance américaine consécutive à la Deuxième Guerre Mondiale : un peuple peu armé, peu soutenu, avait réussi à vaincre la première armée du monde.

La défaite au Vietnam était également le produit du plus grand mouvement antiguerre que le monde ait connu : des manifestations de masse aux Etats-Unis, mais aussi des actions coup de poing, des désertions, sans oublier la contestation des soldats eux-mêmes, notamment afro-américains.

Sur la question noire, pendant presque une centaine d'années après la Guerre de Sécession (1861-1865), la ségrégation avait servi de verrou assurant la domination sur les Noirs. Mais le mouvement des droits civiques, par ses mobilisations de masse et ses victoires législatives, réveilla la faim d'égalité des Afro-américains, une égalité qui leur était promise depuis bien longtemps. Le Black Power signifiait l'approfondissement de cette menace, et si ses organisations restaient modestes en taille, elles signifiaient en fait une contestation bien plus profonde chez l'ensemble des Afro-américains.

Après avoir atteint son apogée au début des années soixante-dix, le mouvement noir fut sévèrement affaibli par la répression. Quand la crise économique surgit, et avec elle le chômage de masse et les attaques contre l’État providence se servant des Noirs comme boucs émissaires, les organisations radicales afro-américaines avaient soit cessé d'exister, soit perdu toute capacité à organiser la résistance.

Un nouveau système oppressif

La crise économique des années soixante-dix frappa durement les Afro-américains, et servit également de prétexte à la mise en place d'un nouveau système oppressif : l'incarcération de masse[1].

Dans un contexte de désindustrialisation, les premiers touchés par le chômage de masse sont les Afro-américains peu qualifiés et résidant majoritairement dans les zones urbaines où étaient installées les usines. La ségrégation urbaine, avec la dégradation des services publics, notamment de transport collectif, enferme les Noirs dans ces ghettos où il n'y a aucune opportunité économique. Les usines sont délocalisées en Chine et au Mexique, ou au Sud des États-Unis où les droits syndicaux sont faibles, où les Afro-américains doivent faire face à la compétition des immigrés, notamment latino-américains, pour les emplois peu qualifiés qui restent.

Ronald Reagan, président Républicain de 1980 à 1988, entama la destruction systématique de l’État-Providence mis en place dans les années 1930. Afin d'obtenir le soutien des Blancs pauvres et de l'opinion publique, il désigna les Afro-américains comme les principaux « profiteurs » du système. Des mythes urbains, équivalents du « bruit et de l’odeur », se mirent en place, propagés par les médias, comme celui de la « reine de l'assurance sociale » (welfare queen), mère noire de famille nombreuse qui empocherait des centaines de milliers de dollars d'allocations.

Commença alors la « guerre contre la drogue » : celle-ci consiste à mettre en prison des gens pour leur premier délit lié à la drogue – souvent la simple consommation –, parfois pour plusieurs années. Alors que 10 % des Américains consomment de la drogue chaque année, à travers toute une série de méthodes policières et judiciaires, ce sont les Afro-américains qui sont les plus arrêtés, fouillés, poursuivis et incarcérés. La population carcérale américaine a explosé : aujourd'hui, un adulte sur 100 est en prison et un Afro-américain sur 9 est derrière les barreaux ou sous contrôle judiciaire.

La mise en place de la « guerre contre la drogue » dans les années 1980 et 90 allait dans le sens de la stigmatisation à l'extrême des Afro-américains pour détruire l’État providence – tous les Noirs seraient des dealers et junkies profitant de l'assurance sociale – et constituait aussi une réponse au problème social que les Noirs représentent pour les classes dirigeantes : main-d'œuvre superflue dans un contexte de chômage de masse et moins corvéable à merci que les immigrants. L'emprisonnement de masse permet de faire disparaître le problème tout en envoyant le signal aux Noirs que chaque manifestation de révolte sera écrasée, chaque gain même formel sera escamoté. Toutes les administrations qui se sont succédé, Démocrates ou Républicaines, ont repris le flambeau de la « guerre contre la drogue ».


Criminalisation d'un côté, quotas de l'autre

Dans cette période de répression et de recul, les organisations radicales ont périclité. Les organisations réformistes se sont concentrées sur la discrimination positive, l'idée d'avoir des quotas dans les grandes universités et les emplois à responsabilités pour qu'une minorité de Noirs puisse accéder à des études prestigieuses et à des postes de pouvoir.

Dans un contexte où les Noirs sont présentés comme des « profiteurs » et des « criminels », les organisations officielles préfèrent se concentrer sur la mise en avant de Noirs « modèles », issus des classes moyennes et cependant lésés par le racisme ambiant de la société américaine. La criminalisation de la grande masse des Noirs ne rencontre que très peu de résistance organisée.

L'élection d'Obama, qui a lui-même bénéficié de telles mesures, est le couronnement de cette stratégie de « discrimination positive », une Amérique qui ne « verrait plus les couleurs » (colorblind). Cependant, le mouvement BlackLivesMatter a mis en avant la situation que vit effectivement l'immense majorité des Afro-américains.

Stan Miller
dans la revue L'Anticapitaliste n° 68 (septembre 2015)

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[1] Pour une étude détaillée de l’incarcération de masse, voir Michelle Alexander, The New Jim Crow, The New Press, 2011.

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