Le mouvement contre la loi Travail et la situation politique

Le printemps 2016 a été marqué par le premier affrontement de classe majeur contre le gouvernement Hollande. Ce mouvement, d’une ampleur inédite, s’est également distingué par son caractère protéiforme, combinant différentes périodes et différentes formes de luttes. Comprendre d’où vient ce mouvement, ce qu’il signifie, est fondamental pour appréhender la période qui s’ouvre, qui sera marquée par les questions électorales autour de la présidentielle et la surenchère réactionnaire des différents candidats, à gauche comme à droite.

Un coup de tonnerre dans un ciel serein ?

La puissance, la longueur du mouvement contre la loi Travail, ont surpris beaucoup d’observateurs, y compris à l’extrême gauche. Pourtant, ce mouvement ne vient pas de nulle part. Il est le fruit de la maturation de combats souterrains, invisibles, de la classe contre le patronat et le gouvernement à son service.

Alors que le gouvernement avait pu faire passer sans aucune réaction syndicale l’ANI, mettant en place les accords de compétitivité, ainsi que la « loi de refondation de l’école », socle pour la réforme des rythmes et la réforme du collège, les premiers changements se sont fait sentir avec la grève à la SNCF de juin 2014, contre la réforme ferroviaire. Cette grève était le signe qu’on pouvait se battre, défier ce gouvernement.

C’est donc dans une toute autre situation que les travailleurs se retrouvent confrontés, fin 2014, à la loi Macron, nouvelle attaque d’ampleur contre les salariés. On assiste alors à une intensification des mobilisations contre cette loi. Pour la première fois depuis l’arrivée de Hollande au pouvoir se dessine la possibilité d’une riposte d’ensemble contre sa politique. A l’intérieur de la CGT, de plus en plus de militants contestent la politique de dialogue social. Tout ce mouvement en cours dans la CGT éclate au grand jour avec le « scandale Lepaon ». Derrière ce scandale se trouvait une contestation importante, par les militants, de la politique de collaboration de classes menée par la confédération depuis 2012. La direction de l’appareil ne peut calmer le jeu qu’en sacrifiant Lepaon. L’orientation politique de l’appareil reste la même ; cependant, des équipes syndicales opposées à la ligne de collaboration de classes ont émergées.


Les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, l’union nationale du 11 janvier, mettent un coup d’arrêt à cette évolution du climat politique. Mais ce coup d’arrêt n’est que provisoire. Dès le printemps, les luttes reprennent : dans la santé, dans l’éducation contre la réforme du collège, etc. Philippe Martinez doit prendre en compte cette pression à la base, ce qui explique qu’il refuse de se rendre à la conférence sociale, et pratique un langage en apparence plus dur envers le gouvernement. En octobre 2015, l’affaire des « chemises déchirées » d’Air France soulève une émotion populaire. Beaucoup se reconnaissent derrière ces grévistes qui ont remis en cause le pouvoir des petits chefs. Les attentats du 13 novembre sont le prétexte, pour les directions, d’annuler différentes manifestations qui avaient été convoquées dans la semaine qui suivait. Pour autant, les conflits sociaux continuent, et leur nombre augmente (de 50 à 70 en septembre, et de 80 à 90 en novembre-décembre).

Ces luttes, invisibilisées, menées par des équipes dans des secteurs souvent « périphériques » et précaires (hôtellerie, restauration, commerce, etc.), remportent pour certaines des victoires importantes. Commence à émerger l’idée qu’il est possible de gagner. Mais ces luttes restent parcellisées, aucune politique d’unification n’est menée.

Le 12 janvier 2016, Mickaël Wamen et 8 syndicalistes sont condamnés à 9 mois de prison ferme pour avoir défendu leur emploi. Ce verdict soulève, comme à l’époque d’Air France, un vent d’indignation à l’échelle nationale. Le 4 février, la CGT appelle à des manifestations dans tout le pays. Fait important : à Paris, pour la première fois, un militant syndical, Mickaël Wamen, interpelle publiquement Martinez sur sa politique. La confrontation publique de ces deux discours manifeste, aux yeux de tous, le conflit en cours dans la CGT, entre une base jeune, poussée par des équipes syndicales combatives, et le vieil appareil rompu aux politiques de compromission.

Un mouvement en quatre périodes

Revenir sur la période qui a précédé le mouvement est fondamental pour en comprendre toutes les implications, et ce que cela signifie comme tâches pour les révolutionnaires. Le mouvement contre la loi Travail n’est pas arrivé dans un ciel serein.

Cependant, tout s’était manifesté jusqu’à présent en ordre dispersé : il manquait une initiative permettant de centraliser cette colère générale contre le gouvernement. La loi travail pouvait devenir le pivot autour duquel articuler la contestation générale du gouvernement et du patronat. C’est le moment que choisissent les jeunes pour convoquer la date du 9 mars. Le fait que ce soit le secteur Jeunes du NPA qui ait été à l’initiative de la conférence de presse appelant à cette date montre l’importance que peuvent jouer des révolutionnaires dans la période. Aussitôt, des manifestations sont annoncées partout, préparées par des AG massives dans les facultés. La pression monte sur la CGT, car cette date rencontre un écho bien au-delà des jeunes scolarisés. La CGT et FO doivent finir par soutenir du bout des lèvres… mais à Paris, elles appellent à un rassemblement à 13 heures, à l’autre bout de la capitale. Cependant le 9 mars à Paris, dès la fin du rassemblement, les militants syndicaux se dirigent en masse place de la République, pour rejoindre la manif étudiante. Certains ont fait le choix d’aller directement à la manif étudiante. Au total, 100 000 manifestants se mettent en mouvement à partir de la place de la République. Patrons, gouvernement, bureaucrates syndicaux à leur service commencent à s’affoler. Vient de s’affirmer ici la possibilité d’une convergence entre jeunesse et classe ouvrière, capable de catalyser toutes les colères contre le système. Il faut bien vite retourner la tendance. Les directions syndicales annoncent d’emblée qu’elles appellent à une journée de grève interprofessionnelle… le 31 mars.

On peut dès lors dégager quatre grandes périodes dans ce mouvement d’une durée inédite. Entre le 9 et le 31 mars, les manifestations étudiantes se poursuivent, auxquelles participent souvent des équipes syndicales jeunes, plus combatives… Mais ces manifestations restent le fait d’une minorité. Les AG dans les facs ne grossissent pas, voire désemplissent. Cela dit, cette minorité est déterminée à en découdre. Pour un certain nombre, ce sont ces jeunes qui fourniront les troupes de « Nuit debout ».

A partir du 31 mars émerge le phénomène « Nuit debout ». Dans ce mouvement, où cohabitent diverses préoccupations et orientations, se créent différentes commissions, « convergence des luttes », « grève générale », qui cherchent à se tourner vers le monde du travail. Ce sont souvent des jeunes, étudiants, mais aussi jeunes cadres syndicaux combatifs, qui sont à l’initiative de ces commissions. Le phénomène est tel que Philippe Martinez, après le 51ème congrès où il avait déjà été malmené, choisit de se rendre devant l’AG des nuit-deboutistes, avec un discours apparemment radical sur la grève reconductible, mais expliquant qu’en tant que confédération il est impossible d’appeler à cette grève reconductible.

La période qui suit le 51ème congrès voit d’autres secteurs, plus traditionnels, entrer en lutte : raffineurs, dockers, cheminots… Le 10 mai, le gouvernement choisit de passer en force contre son propre parlement en utilisant le 49.3. Les blocages se multiplient alors. Si ce sont des bastions traditionnels qui sont moteurs dans la grève, on voit sur les blocages des jeunes, des étudiants, mais aussi des précaires, des intérimaires, qui voient là le moyen d’exprimer leur rage contre le gouvernement.

Puis le mouvement continue, sous une nouvelle forme. Lorsque le 22 juin, le gouvernement tente d’interdire la manifestation parisienne, et qu’un compromis honteux est trouvé avec les directions syndicales, consistant à « encager » la manifestation, beaucoup de militants s’indignent. Quelques centaines de manifestants, regroupés autour du cortège interprofessionnel, refusent collectivement les contrôles policiers. Le mouvement se tourne alors davantage vers des questions anti-répression et démocratiques (contre le 49.3), mais avec toujours comme volonté de remettre en cause radicalement cette société, et de chercher à aller plus loin que les directions syndicales.

L’émergence d’une avant-garde large

Quatre mois de lutte, quatre périodes différentes. Différents secteurs qui se mobilisent à différents moments, toujours de manière minoritaire. Mais avec la question qui revient : comment en finir avec cette politique et, plus largement, avec ce système ? Comment bloquer l’économie ? Avec la compréhension, quelquefois confuse, que c’est du côté du monde du travail que les choses décisives vont se jouer. Pour les plus conscients, l’idée est qu’il faut une grève générale.

Ces jeunes, ces militants syndicaux, ces travailleurs isolés mais radicaux… constituent, de façon éclatée, une avant-garde large avec laquelle il est aujourd’hui possible de discuter de questions stratégiques fondamentales.

Le concept d’avant-garde large n’est pas nouveau. Il a déjà utilisé par la Ligue Communiste dans les années qui ont suivi 1968 : « une couche de travailleurs qui, à partir des luttes, acquiert la conscience de la nécessité de s’organiser de manière collective et durable, et qui est à l’origine des ripostes aux attaques patronales. Ce sont des travailleurs qui sont capables de déclencher, de stimuler et d’orienter les luttes des larges masses. […] Ils peuvent être amenés à s’opposer à un ou des aspects de la politique des réformistes, et de là, à acquérir une défiance vis-à-vis des appareils bureaucratiques et de leur politique », expliquait le 2ème congrès de la LCR.

Le mouvement contre la loi Travail a achevé le divorce entre les masses et le PS. Les partis réformistes à sa gauche n’ont pour l’instant pas su capter à leur profit cette déception et cette colère. Cela a en partie profité au FN, mais globalement, le premier parti ouvrier de France dans la période est l’abstention. D’autre part, les luttes ont repris depuis 2014, de manière souvent invisible, dans des secteurs qu’on n’attendait pas : des secteurs « périphériques », où la précarité règne en maître, où ce sont de petites unités. Les meilleurs exemples sont l’hôtellerie, le nettoyage, la restauration… Autant de secteurs peu traditionnels du mouvement syndical où se sont déroulées un certain nombre de luttes et où ont émergé des cadres syndicaux qui n’ont pas grandi dans le giron des partis réformistes, mais ont acquis la conscience de la nécessité de s’organiser de manière collective. L’émergence de tels cadres syndicaux entre en conflit avec la politique traditionnelle des bureaucrates de la CGT : on fait une grosse grève d’une journée pour mettre la pression, et on négocie ce qu’on peut. D’où la multiplication de conflits entre cette base de la CGT, et l’appareil dirigeant, conflits qui ont amené à la crise Lepaon et à toute la contestation qui s’est ensuivie.

Repenser tout cela permet de tenter de caractériser cette avant-garde large. D’une part, on retrouve, comme traditionnellement dans les mouvements qui démarrent dans la jeunesse, des jeunes qui se sont mobilisés dans les AG, dans les comités de mobilisation. Ce sont ces jeunes – souvent politisés et/ou influencés par le mouvement autonome, sans pour autant être sectaires – qu’on retrouve pour partie à l’initiative des commissions « convergence des luttes » ou « grève générale » des « Nuit debout », mais pas seulement : on trouve également un certain nombre de jeunes précaires, de travailleurs isolés qui, dans l’incapacité de s’organiser réellement sur leur lieu de travail, ont cherché à se tourner vers le reste du monde du travail à travers ces commissions. Ce sont également des grévistes de secteurs comme l’Education nationale, qui ont fait le choix de lutter, de se coordonner, malgré la non-mobilisation globale de leur secteur. Mais dans la situation, le phénomène inédit pour les révolutionnaires est l’évolution dans la CGT. L’exemple le plus impressionnant est celui des Goodyear et de l’Info-Com CGT, qui ont été amenés à s’opposer frontalement à la confédération. Ces mêmes syndicats, à la fin du conflit, reverseront des sommes conséquentes de leur caisse de grève à des structures syndicales bien au-delà de leur obédience habituelle (par exemple SUD Poste 92) : ce fait n’est pas anodin et montre une réelle évolution de militants prêts à sortir du cadre CGT habituel pour mener des actions de front unique, y compris contre la politique des appareils syndicaux. Si toutes ces équipes ne sont pas aussi avancées, toutes partagent le sentiment qu’il faut arrêter la politique de collaboration de classe, et engager un « tous ensemble » remettant en cause radicalement la société. Enfin, ce sont les cheminots qui, souvent sous l’impulsion de militants d’extrême gauche mais pas toujours, se sont auto-organisés, notamment dans les gares parisiennes ou au dépôt de Sotteville.

Cette « avant-garde large » est fragmentée. Elle n’a pas la conscience d’exister collectivement. Ces différentes pointes avancées s’ignorent le plus souvent. Mais toutes recherchent, consciemment, le moyen d’en finir avec l’oppression patronale. C’est aux révolutionnaires d’essayer de centraliser cette avant-garde, faire converger ces différents secteurs pour constituer un début de direction alternative au mouvement ouvrier traditionnel.

L’extrême-gauche dans le mouvement

Malheureusement, dans sa grande majorité, l’extrême-gauche n’a pas proposé de politique à la hauteur. Du côté de Lutte ouvrière, on est globalement resté dans la routine habituelle. Ainsi les interventions de Jean-Pierre Mercier à la télévision vantent-elles la force des travailleurs, se félicitent du succès des manifestations, mais à aucun moment une politique n’est formulée pour s’adresser à l’ensemble de la classe et l’aider à aller plus loin. Le débat LO-NPA lors de la fête de LO cette année, à la veille de la semaine du 17 mai à haut risque pour le gouvernement, est particulièrement révélateur. Les responsables de LO ont avancé une analyse très ferme, souvent sectaire, sur « Nuit debout », sans voir les contradictions qui existaient au sein de ce mouvement, sans comprendre que des travailleurs et des jeunes se sont saisis de cet outil pour construire leur lutte. Cette analyse fausse et sectaire a été le prétexte pour refuser toute initiative commune avec les militants du NPA, sous prétexte que LO refusait de mettre la classe ouvrière sous la direction politique de « Nuit debout ».

De l’autre côté, la majorité du NPA a été complètement prise de cours. Quelques jours avant le 9 mars, des responsables expliquaient que le vieux mouvement ouvrier était mort, qu’on en était désormais à la construction de mouvements citoyens (utilisant comme argument le succès de la pétition…), que la grève générale était à mille lieues des préoccupations des salariés. Le succès du 9 mars, la réaction de l’appareil de la CGT appelant au 31 mars, ont pulvérisé cette argumentation. L’apparition de « Nuit debout » a alors été leur nouveau cheval de bataille… mais là encore, sans en comprendre la signification. Ayant élaboré le concept de « nouvelle représentation politique des exploités et des opprimés », représentation dont l’exemple-phare est Podemos en Espagne, ces militants ont bien vu que le Front de gauche, avec ses députés votant l’état d’urgence, complètement divisé, ne pouvait être cette « nouvelle représentation ». Ils ont alors expliqué que cette « représentation politique » devait émerger du mouvement social. « Nuit debout » était alors pour eux le graal : cette représentation politique semblait émerger, comme Podemos aurait surgi des mobilisations du 15-M. En réalité, ces militants ont couru après un fantôme. Ce schéma ne correspond pas à la situation politique française, où les appareils réformistes traditionnels continuent à avoir un poids essentiel, sans pour autant que les partis politiques réformistes parviennent à capter la déception des masses vis-à-vis du PS.
Cependant, là où les révolutionnaires sont intervenus en tentant de prendre des initiatives, ils ont remporté quelques succès. A Paris, les commissions « grève générale », « convergence des luttes », et les différentes commissions de secteurs en lutte, ont été à l’initiative de l’impulsion d’une AG « interprofessionnelle interluttes », première tentative de regroupement de ces différents éléments composant l’avant-garde large. AG qui, malgré ses limites, a pu drainer jusqu’à 600 personnes, a été à l’initiative de cortèges interprofessionnels en tête de manif, a appelé à refuser collectivement les contrôles policiers… Beaucoup d’efforts sont encore à faire pour regrouper cette avant-garde large, mais les succès remportés par les révolutionnaires là où ils ont tenté d’être à l’initiative, montrent toute la potentialité ouverte dans la situation.

La période reste riche de potentialités

L’adoption et le vote de la loi ont constitué un revers pour le mouvement et pour la classe ouvrière.
L’été – avec les nouvelles tueries de Daech et l’épisode monté de toutes pièces du burkini – a renforcé le climat raciste et réactionnaire. Ce climat global pèse sur les luttes. Les phénomènes de division sont réels, et il ne s’agit pas de nier cette tendance générale. Cependant, malgré la surenchère raciste et nationaliste des politiciens de tout bord, la parenthèse ouverte par le mouvement contre la loi Travail est loin d’être refermée. Dès la rentrée, des grèves ont repris dans les entreprises, les établissements scolaires… La manifestation du 15 septembre, convoquée avant les vacances par l’intersyndicale, a été un relatif succès (40 000 personnes à Paris). C’est la première fois qu’un mouvement réussit à franchir, même à une échelle limitée, le cap des vacances d’été. Pour beaucoup de militants, l’heure n’est pas à la résignation.

Dans ce contexte, les révolutionnaires doivent être en mesure de mener jusqu’au bout l’expérience avec les franges les plus déterminées du mouvement. Malgré la décision de l’intersyndicale de ne plus convoquer de nouvelles manifestations contre la loi Travail, une frange important de militants, cette avant-garde large, a envie de continuer la bagarre. C’est notamment le cas des Goodyear, dont le procès aura lieu les 19 et 20 octobre. Ils appellent à faire de cette journée une vaste journée de grève interprofessionnelle, avec montée nationale à Amiens, mettant au centre des revendications la relaxe pour les militants poursuivis mais surtout l’abrogation de la loi Travail. Cette montée nationale revêt donc un caractère lui permettant de devenir la nouvelle journée capable de centraliser la bataille contre le gouvernement et sa politique. C’est ce qui en fait l’échéance centrale des prochaines semaines.

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