Les frontières peuvent-elles protéger les travailleurs ?


Trump, Le Pen, Brexit : les frontières sont à la mode. Mais le protectionnisme, que les démagogues mêlent souvent à leur xénophobie dans les mêmes discours, n’est-il qu’un hochet réactionnaire ? Peut-il avoir un caractère protecteur et progressiste pour les classes populaires ?

Face à la confusion politique entretenue par ces milliardaires qui promettent aux pauvres des frontières pour les « protéger », un peu de matérialisme ne peut pas faire de mal. Ce qui suppose de ne pas les prendre au mot, et d’essayer de saisir les tendances réelles du capitalisme, tel qu’il est, où il va. 

Le racisme et la xénophobie n’en restent pas au stade du discours, ils se concrétisent de façon de plus en plus impitoyable. Peut-on s’attendre à une réalisation même progressive des « promesses » protectionnistes ? La montée de l’exigence d’un retour à des frontières commerciales correspond-elle d’une certaine façon à une évolution réelle du capitalisme, à une inflexion des besoins de secteurs significatifs de la bourgeoisie, en France et ailleurs ? A l’inverse, peut-il y avoir un protectionnisme de gauche ?

La mondialisation capitaliste continue

Certains économistes assurent que l’on commencerait à vivre aujourd’hui un retournement du grand mouvement de mondialisation économique démarré il y a trente ans. C’est ce qu’affirme par exemple François Lenglet, célèbre pour son rôle de garde-chiourme de la bien-pensance économique sur France 2. Ce n’est peut-être pas le plus brillant ni le plus honnête intellectuellement des économistes, c’est vrai, mais il est aussi une sorte de thermomètre des idées convenues « à l’instant T » dans les milieux autorisés de l’économie « bourgeoise ».

Dans son dernier livre, La Fin de la mondialisation, sans point d’interrogation, il assène que « les signaux sont chaque jour plus clairs : la phase actuelle de mondialisation touche à sa fin. Née dans les années 1980 avec le système boursier mondial et la chute du mur de Berlin, elle a reposé sur une utopie : une planète unifiée par le libre-échange, régie par le marché et la démocratie. Mais aujourd’hui le courant protectionniste remonte (…) Nous sommes à la fin d’un cycle. »

Mais il va vite en besogne. En fait, à un mouvement massif et spectaculaire, sur trente ans, de croissance du commerce mondial (et des flux internationaux de capitaux) supérieure à celle du PIB mondial (la part du commerce mondial dans le PIB mondial est ainsi passée de 7,7 à 19,5 % entre 1975 et 2002) succède désormais un ralentissement... de cette croissance, inférieure à celle du PIB. Effet de la crise de 2008 ? Certainement, mais surtout, résultat du succès même de la mondialisation capitaliste, qui est poussée désormais si loin qu’elle doit logiquement buter contre un plafond, dont une des manifestations est la difficulté des États à avancer dans leurs négociations pour de nouveaux traités de libre-échange.

C’est que la segmentation internationale de l’économie ne peut pas aller à l’infini, les services ne peuvent s’internationaliser comme l’industrie, la Chine doit fatalement tenter de basculer dans un modèle de croissance plus tourné vers sa propre consommation intérieure, la perméabilité des marchés des pays riches aux produits des émergents a ses limites. Mais il n’y a pas de retour véritable sur le fonctionnement mondialisé de l’économie. Pas de remise en cause de la structuration internationalisée des multinationales, de l’ouverture des marchés des pays riches aux produits industriels des pays pauvres industrialisés, de la submersion des pays pauvres par les produits alimentaires étrangers, encore moins de la libre circulation des capitaux... Il n’y a pas un grand retournement de la mondialisation capitaliste, mais un ralentissement et une reconfiguration.

Ne pas prendre au mot les démagogues

Que valent alors les ruades nationalistes de certains politiciens américains et européens, pourtant membres éminents de la grande bourgeoisie, comme Trump ou les leaders anglais du Brexit ? Ces aventuriers politiques veulent bien sûr se frayer une route vers le pouvoir par la démagogie, et ils savent à quel point tous les discours convenus de l’establishment bourgeois sur la nécessité de s’adapter, dans le sang et les larmes, à la mondialisation, au libre-échange généralisé, à la compétition internationale, présentés comme des phénomènes naturels inéluctables, ne provoquent plus guère que de l’écœurement. Mais ne les prenons pas au mot.

Aujourd’hui encore, aucun secteur significatif de la bourgeoisie en Europe et aux États-Unis n’a l’intention de remettre en cause le libre-échange actuel. C’est que la mondialisation capitaliste est une « mondialisation heureuse » pour les classes dominantes, et le fonctionnement actuel du système, fondé sur le libre échange et la libre circulation des capitaux comme jamais, leur a apporté d’immenses profits, en permettant aux entreprises de mieux exploiter toutes les ressources du monde et surtout les hommes, de surcroît en mettant en concurrence généralisée les travailleurs, les États et les systèmes sociaux du monde entier.

Les vendeurs en gros du poison nationaliste n’iront pas contre cela. D’ailleurs les leaders du Brexit ne s’en cachent pas. Ils ont promis un affranchissement des « lois européennes » et surtout le blocage des immigrants d’Europe de l’est, tout en rappelant qu’ils étaient attachés au libre-échange. Qu’il était possible d’avoir le beurre et l’argent du beurre, la fin de la libre circulation des Européens et l’accès des services et marchandises britanniques au marché européen, et même que le Royaume-Uni serait davantage libre de négocier de nouveaux traités de libre-échange avec le reste du monde. Cette campagne du Brexit a été dominée non par la remise en cause des vertus du libre-échange, mais par la xénophobie. Et si une partie du personnel politique de la bourgeoisie britannique a fait campagne pour le Brexit, contre l’avis de la City, c’est que la sortie de l’Union européenne ne pose pas les mêmes problèmes au capitalisme britannique que pour l’Allemagne, la France ou l’Espagne.

Il n’en va pas de même de la campagne de Trump, qui promet à la fois de chasser les immigrés mexicains et de taxer les produits chinois. S’il était élu, gageons que la première « promesse » a plus de chances d’avoir un début d’exécution que la seconde, et que même la première serait partiellement (et heureusement) trahie puisque la bourgeoisie (et même une partie de la petite-bourgeoisie) américaine serait désolée d’avoir à renoncer à une telle main-d’œuvre surexploitable. Un certain Donald Trump, magnat de l’immobilier et des casinos, en sait quelque chose.

Trump ment donc de façon éhontée, ce qui le rapproche, dans notre classification des monstres politiques de la bourgeoisie, du FN. Le parti français d’extrême-droite promet lui aussi une politique et protectionniste et xénophobe, en les associant toujours comme deux faces d’une même médaille, contre les « mondialistes ». Mais s’il se permet cette virulente remise en cause du libre-échange (et de l’Union européenne), c’est aussi qu’il se considère comme relativement loin du pouvoir gouvernemental. A contrario, au fur et à mesure qu’il engrange les succès électoraux et les sondages prometteurs, il commence à affiner sa propagande : Marine Le Pen parle désormais d’un « protectionnisme intelligent »...

Les nouvelles frontières de la mondialisation capitaliste

Si le libre-échange actuel n’est pas près d’être radicalement remis en cause par la bourgeoisie ni, par conséquence, par des milliardaires et des politiciens démagogues comme Trump, il n’en est pas moins compatible... avec l’érection de nouvelles frontières politiques, et même, comme on le voit aujourd’hui, de milliers de kilomètres de barbelés et de miradors. C’est le triste constat que fait Régis Debray, dans un petit livre de 2010 par ailleurs affligeant, Eloge des Frontières (page 18) : « des frontières au sol, il ne s’en est jamais tant créé qu’au cours des cinquante dernières années. Vingt-sept mille kilomètres de frontières nouvelles ont été tracées depuis 1991, spécialement en Europe et en Eurasie. Dix mille autres de murs, barrières et clôtures sophistiquées sont programmées pour les prochaines années (…) Fossile obscène peut-être que la frontière, mais qui s’agite comme un beau diable. »

Non seulement la mondialisation capitaliste n’est pas incompatible avec cela, mais elle le favorise. Le capitalisme libre de se déployer comme et où il veut à travers le monde divise les peuples, creuse les inégalités, polarise la richesse et la pauvreté, voue des millions d’hommes et de femmes à fuir la misère de leurs pays pour aller se fracasser contre les barbelés des pays riches. Même à l’intérieur de ses frontières, entre ses divers peuples, l’Union européenne en est un exemple flagrant. Dans le vide laissé par la faiblesse globale du mouvement ouvrier, il se trouve tout naturellement des membres de la classe dominante, serviteurs et bénéficiaires de ce système, pour exploiter le désarroi que celui-ci engendre dans les classes populaires, et pas seulement à l’extrême droite. D’où ces barbelés pour se rejeter les réfugiés les uns aux autres, d’où aussi ce développement des micro-nationalismes de riches un peu partout.

La montée d’un protectionnisme « de gauche »

Si la bourgeoisie ne veut certainement pas revenir pour l’instant sur la mondialisation actuelle, la classe ouvrière doit-elle pour autant rêver, elle, d’un rétablissement des frontières commerciales ? Faudrait-il désormais être protectionniste pour être « de gauche » ? Ce terme de gauche ne veut certes plus dire grand chose (encore moins qu’avant), sauf à lui donner au moins ce sens : défendre les intérêts généraux des classes populaires. Quelle que soit d’ailleurs leur nationalité.

On sait que Mélenchon veut être le candidat de « l’indépendantisme français », Montebourg celui du « made in France » ; que François Ruffin (Fakir) propose un protectionnisme de défense des ouvriers et de leurs usines, et l’économiste Frédéric Lordon un souverainisme de gauche ; et que ces idées rencontrent de plus en plus d’écho auprès des travailleurs, singulièrement dans les milieux syndicaux.

Loin de nous la tentation de mettre tout le monde dans le même sac. Nous renvoyons à ce propos à l’article de Régine Vinon, sur les dérives politiques possibles que ces idées « protectionnistes de gauche » peuvent favoriser : quand Mélenchon se gargarise des succès du Rafale à l’export, quand l’économiste Jacques Sapir (auteur de La Démondialisation, titre repris ensuite par Montebourg il y a cinq ans) propose de faire un « front des fronts », Front de gauche avec Front national, pour rétablir la souveraineté nationale et ensuite rendre possible de « vrais choix » dans ce cadre national restauré...

Loin de nous aussi l’idée de balayer d’un geste ce débat ouvert de plus en plus vivement au sein du mouvement ouvrier, parce que, révolutionnaires internationalistes, nous ne saurions être pour les frontières en soi. L’avenir de l’humanité ne peut être dans les restaurations de frontières anciennes, le progrès économique et écologique résider dans un repli général, même si dans l’immédiat, des révolutionnaires anticapitalistes pourraient tout à fait envisager, sous la contrainte, de... se barricader économiquement, comme dut le faire la Russie révolutionnaire par exemple. Mais justement, le problème essentiel, c’est de pouvoir dégager un point de vue de classe, un point de vue de la classe ouvrière (plus précisément : du point de vue de ses intérêts) sur cette question du protectionnisme.

De toute évidence la classe ouvrière de France et d’ailleurs n’a aucune raison particulière d’être attachée à la mondialisation capitaliste et au libre-échange actuel. On nous promet depuis si longtemps une « mondialisation heureuse » pour (presque) tous... On sait ce qu’il en est, tant la bourgeoisie, les groupes financiers et les multinationales se sont ingéniés à construire cette nouvelle économie mondiale pour toujours davantage exploiter les travailleurs du monde entier. On pourrait dire la même chose non de « l’Europe » en soi, mais de l’Union européenne telle qu’elle existe vraiment, une construction très libérale économiquement et autoritaire politiquement, fruit négocié de la politique d’une sorte d’union sacrée des grands groupes capitalistes, des banques et des gouvernements nationaux (qu’on peut sans nuances appeler « leurs » gouvernements).

A nouveau citons notre chouchou du jour, ce bon vieux François Lenglet, qui après avoir décrit une « machine à inégalités », en « crise permanente » et aux dérives antidémocratiques avérées, constate : « Il ne faut pas regretter la mondialisation. Malgré son indéniable effet de rattrapage pour des pays pauvres, bien peu en ont profité. »

Si c’est lui qui le dit... Encore faut-il noter, d’une part, que cette mondialisation n’est pas en elle-même responsable de tous les maux du capitalisme, d’autre part, que c’est son caractère capitaliste qui lui donne ses aspects les plus repoussants, socialement, écologiquement.

Mais, ce constat fait : que rapporterait aux travailleurs, en France par exemple, le ralliement aux thèses protectionnistes ?

Une affaire édifiante : Alstom

Voici un groupe français qui décide de fermer son usine de Belfort. Exit 450 emplois. Un beau symbole de la désindustrialisation française. Marion Maréchal Le Pen (ne parlons que d’elle par souci d’économie) saute sur l’occasion pour réclamer que les commandes de la SNCF et de la RATP soient exclusivement réservées à Alstom. La « préférence nationale » comme monopole d’un groupe privé, pour sauver les emplois. L’absurdité de la proposition saute aux yeux : la firme canadienne Bombardier serait donc exclue des commandes... alors qu’elle possède la plus grosse usine d’équipements ferroviaires en France ? Plus généralement, une telle exclusivité nationale des commandes se paierait évidemment de mesures de rétorsion internationales. Alstom perdrait en contrepartie l’accès à des marchés étrangers, dont le volume excède celui du marché français.

C’est pourquoi d’autres ont proposé des mesures plus réalistes, comme par exemple... aider le groupe par de nouvelles commandes, par des injections de capital public, voire, à plus long terme, œuvrer à l’édification d’un protectionnisme à l’échelle européenne : les commandes européennes de matériel ferroviaire seraient réservées à des groupes, européens ou non, s’engageant à produire sur le sol européen, de même que le gouvernement américain a œuvré pour qu’Alstom (justement) décroche le gigantesque contrat de la ligne à grande vitesse Boston-Washington, à condition que les rames soient construites dans les usines américaines du groupe.

De la difficulté, donc, du protectionnisme quand l’économie s’est de toute façon mondialisée... Mais quoi de commun entre toutes ces propositions finalement ? Jamais il n’est question de remettre en cause la propriété et le pouvoir des actionnaires du groupe Alstom.

L’intérêt des travailleurs d’Alstom, c’est d’abord de ne compter que sur eux-mêmes, et sur le soutien de la population qu’ils pourront susciter. Mais cela, ils le savent bien. Qui croit encore en 2016 des Sarkozy et des Hollande qui promettaient de sauver Gandrange et Florange ? C’est, ensuite, d’imposer le maintien de leurs emplois, et de donc de garantir leur financement, indépendamment des aléas économiques du moment. Il faut pour cela prendre sur les profits internationaux du groupe et même sur les fortunes accumulées par les actionnaires, pendant des décennies, sur leur dos.

Quant au long terme, c’est une transformation radicale de la machine économique qui s’imposerait, avec pour commencer la réquisition d’Alstom (ou socialisation, nationalisation... peu importe le terme pourvu que cela se fasse sous le contrôle des travailleurs et de la population, et non sous celui de gouvernements qui roulent pour la bourgeoisie). A long terme, c’est de toute façon la socialisation de tout le système financier français qui permettrait de mettre les choix de production au service de la population, de ses intérêts sociaux, écologiques.

Sinon c’est une triste alternative qui guette les salariés d’Alstom : soit ça se passe comme pour Continental, PSA, les aciéries lorraines et tant d’autres usines en France qui, malgré l’indignation générale (et les discours ronflants des gouvernants du moment), finirent bel et bien par fermer ; soit Hollande, déjà en campagne présidentielle, se résout à « mettre le paquet », c’est-à-dire, concrètement, à donner un petit paquet de fric sous forme de subventions dissimulées en commandes de rames SNCF, aux actionnaires privés d’Alstom, pour assurer les emplois... pendant huit mois.

Puis ce sera business as usual : après une parenthèse de « capitalisme national » et de « souveraineté économique », en fait de subventions publiques à des groupes capitalistes privés, qui ne durent qu’un temps, la direction d’Alstom sera à nouveau laissée libre de restructurer sa machine à faire des profits. Après tout, n’est-ce pas, on ne peut pas indéfiniment mettre des emplois sous perfusion de l’argent du contribuable... C’est déjà toute l’histoire de l’industrie française, et singulièrement du groupe Alstom lui-même !

L’illusion d’un capitalisme national

Ce qui est vrai d’Alstom l’est de toute l’économie. Le « capitalisme national » mâtiné de « protectionnisme intelligent » et de « souveraineté économique » retrouvée est un miroir aux alouettes. Le problème n’est pas de choisir entre libéralisme « pur » et subvention des groupes privés par l’État, entre libre-échange et protectionnisme, etc. Il n’est pas en soi d’ériger ou de renforcer des frontières contre les marchandises étrangères, dans une course au réarmement douanier qui ne pourrait que se généraliser, mais de poser des limites au capital. Limiter (et pourquoi pas supprimer) son droit de circuler partout comme il l’entend, de choisir où il produira, cotisera, paiera ses impôts, de mettre en concurrence les travailleurs et les territoires, d’exploiter et profiter partout comme il l’entend.

Quand des politiciens tout à fait respectueux du capitalisme et des intérêts de la classe dominante agitent des arguments protectionnistes, ils savent bien ce qu’ils font. Ils exploitent à la fois des préjugés et un ras-le-bol, bien compréhensible, face à tous les radotages mensongers de ceux qui promettaient un avenir radieux si on « s’adaptait » aux « temps modernes » du libre-échange, de la mondialisation, etc. ; pour poser le problème là où il ne trouvera pas de solution, en tout cas pour les travailleurs. C’est justement pour cela que les démagogues nationalistes qui collent à la bourgeoisie ne parlent à peu près jamais de ce qui est pourtant le premier pilier de la mondialisation actuelle (et de l’Union européenne d’ailleurs) : la libre circulation des capitaux.

Quand des intellectuels, des syndicalistes, des hommes et des femmes politiques qui se veulent « de gauche », voire « d’extrême gauche », embrayent sur ces discours (pour être précis : évoquent ces mesures sans réclamer de façon indissociable une politique radicalement anticapitaliste), que ce soit naïvement ou cyniquement, ils contribuent à ce que les problèmes ne soient pas posés là où ils devraient l’être, tout en prenant le risque de répandre toujours plus le poison du nationalisme. Ce qui ne signifie pas qu’il faudrait jouer à l’agnostique contemplatif sur la véritable nature de l’Union européenne, ou se désintéresser de la lutte contre le traité TAFTA qui, justement, comme traité de libre-échange, vise à libérer les grands groupes capitalistes de toutes contraintes sociales et environnementales, et institue un tribunal arbitral qui permettrait aux multinationales de faire condamner les États quand ils nuisent à leurs profits par des règles aussi insupportables, aussi totalitaires, que : il faut payer un minimum d’impôts, ou ne pas trop empoisonner les gens...

Plan A, plan B...

Mais c’est toute la question aussi des « préalables », des plans A et des plans B. Qui est particulièrement criante quand on parle par exemple de l’Union européenne. Le « souverainisme de gauche » prétend en quelque sorte non seulement qu’il ne peut pas y avoir de politique progressiste ou protectrice pour les travailleurs, qui soit compatible avec les institutions actuelles de l’Union européenne, ce qui est relativement exact, mais en plus qu’il faudrait au préalable, comme une « super (et première) mesure d’urgence », sortir d’abord de l’UE. Alors, ensuite, tout redeviendrait possible...

N’est-ce pas périlleux (voire irresponsable) de présenter les choses ainsi, alors même qu’aujourd’hui, dans l’état actuel des rapports de force politiques en Europe ou aux États-Unis, de telles « ruptures » restaurant des « souverainetés nationales » (qui en réalité n’ont pas disparu d’ailleurs, faut-il le rappeler, les gouvernements nationaux sachant très bien ce qu’ils font, et le voulant avec ardeur), auraient toutes les chances de mettre au pouvoir des forces politiques réactionnaires, qui demanderaient aux travailleurs autant de sacrifices pour la « patrie » (et le franc) qu’ils en ont fait, soi-disant pour « s’adapter au monde » (à l’Europe, à l’euro) ?

Par ailleurs, n’est-il pas évident que la grande défaillance du gouvernement Syriza en Grèce, par exemple, ne fut pas seulement de n’avoir en rien préparé, en face des chantages des autres gouvernements européens et des groupes financiers internationaux, une sortie de l’Union européenne et de l’euro, mais de ne même pas avoir envisagé des mesures de prise de contrôle du capital grec, des banques grecques, etc.? Sans ce préalable anticapitaliste, le maintien dans l’euro comme le retour à la drachme ne pouvaient pourtant que conduire à du sang et des larmes pour les classes populaires, à « l’impuissance » de cette gauche réformiste.

Poser, au minimum, des frontières au pouvoir du capital : c’est de ce point de vue (de classe) que l’on pourrait raisonnablement reprendre, dans le monde d’aujourd’hui, ce triptyque traditionnel du marxisme : liberté de circulation des hommes oui, des capitaux non, des marchandises, ça dépend.

Yann Cézard
dans la revue L'Anticapitaliste n° 80 (octobre 2016)

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