Uberisés, mais pas inorganisables



Steven est livreur à vélo chez Deliveroo. Excédé d’être exploité par la plateforme de « FoodTech », il raconte comment il est entré en lutte au sein du collectif CLAP, et pourquoi le combat des livreurs rejoint celui de nombreuses professions qui subissent l’« uberisation », et celui de l’ensemble de la classe ouvrière.


Précaires, atomisés, individualisés, voire même libéraux : tels ont été les qualificatifs utilisés jusqu’à présent pour désigner les secteurs uberisés et les décrire comme impossibles à organiser. Je vais essayer de démontrer le contraire, et pour cela, je vais d’abord rappeler ce qu’est l’uberisation. Être uberisé, cela signifie que nous ne sommes pas salariés, et concrètement pour nous, le Code du travail n’existe pas. Nous n’avons pas de fiche de paie, mais une facture envoyée à une entreprise, qui porte notre nom. Nous n’avons pas droit aux cotisations, qui sont habituellement payées par l’employeur, que ce soit pour la retraite, le chômage ou la sécurité sociale. L’achat et l’entretien de nos outils de travail – vélo, scooter, smartphone – sont à notre charge. Nous n’avons pas non plus de SMIC horaire, et encore moins de salaire fixe puisque nous sommes payés à la tâche. Nous n’avons pas non plus de sécurité de l’emploi, car nous pouvons à tout moment être « déconnectés », c’est-à-dire virés, dans la novlangue de la « start-up nation » : sans devoir avancer le moindre motif, l’entreprise peut supprimer l’application de notre téléphone, et nous nous retrouvons alors au chômage. Enfin, « chômage », c’est un abus de langage, dans la mesure où nous n’y avons pas droit. Évidemment, il n’y a pas de syndicats ni de représentants du personnel, pas de tickets restaurant. Pour comprendre ce que veut dire le fait d’être uberisé, il suffit de prendre le Code du travail... et de ne pas le lire.


En guise d’exemple, ce qui se passe dans l’État espagnol est assez parlant. Pour travailler, nous devons nous inscrire à des plages horaires appelées « shifts ». À Madrid et à Barcelone, certains livreurs sont privilégiés et peuvent s’inscrire avant les autres.  Ces livreurs privilégiés – baptisés « ambassadeurs » chez Deliveroo, mais que nous, nous avons surnommés « petits chefs », « jaunes » ou « traîtres » suivant les époques –, ont construit un marché noir de revente des heures de travail. Les livreurs doivent payer sous le manteau leurs shifts pour pouvoir travailler. Voilà ce que rend possible l’uberisation dans des villes où le taux de chômage est de 41 % chez les jeunes.

L'uberisation : la roue de secours de la bourgeoisie


En clair, l’uberisation est le moyen le plus sournois, le plus perfide, et il faut bien le dire le plus intelligent pour la bourgeoisie de se passer de l’ensemble des droits sociaux acquis grâce aux luttes de la classe ouvrière depuis le début de la révolution industrielle, droits qu’on appelle généralement le Code du travail. L’uberisation, c’est la roue de secours de la bourgeoisie, qui sait que certaines réformes – la suppression du SMIC par exemple – sont pour l’instant impossibles. Même si nous étions sortis vainqueurs du mouvement contre la loi Travail de 2016, ou même si nous gagnons celui qui a commencé à la rentrée, la bourgeoisie n’a qu’à laisser ce cancer social se développer pour nous faire revenir aux conditions de travail du XIXe siècle. Nous livreurs, qui sillonnons les rues avec nos K-ways fluos, nous ne sommes que la partie émergée de l’iceberg. Le début de ce qu’on n’appelait pas encore l’uberisation remonte au milieu des années 1990, avec en France le « minitel rose » et les premières plateformes sous-traitant un travail à la tâche. Comme souvent, ce sont les plus précaires – les femmes – qui ont été les premières touchées par les destructions d’acquis sociaux ; viennent ensuite les quartiers populaires, puis les jeunes, et ainsi le cancer social se propage lentement à l’ensemble de la société. On peut citer pêle-mêle les guides de musées, les gardes d’enfants à domicile, les correcteurs dans l’édition, les VTC, les travailleurs sociaux et bien d’autres. Combien reste-t-il d’années avant qu’existent des enseignants uberisés, alors que dans certains quartiers, il est extrêmement difficile d’en recruter et que la réduction des dépenses publiques est le leitmotiv de tous les gouvernements successifs ?

Construire un collectif pour défendre ses droits

Face à ce sinistre constat, certains livreurs ont commencé à s’organiser avec la création du CLAP, le Collectif des Livreurs Autonomes Parisiens, en janvier 2017. Le but était de réunir l’ensemble des livreurs, quelle que soit leur plateforme, en scooter ou à vélo, syndiqués ou non, jeunes étudiants ou des quartiers populaires. Il s’agissait dans un premier temps de reconstruire une expérience collective du travail, une conscience de classe, puisque nous n’avions pas de machine à café ou de pause cigarette pour échanger, pour discuter des conditions de travail, de notre exploitation commune.

Le CLAP a été l’un des premiers signataires du Front social, qui a appelé à différentes journées de mobilisation pendant la période des élections présidentielles. Le Front social est un regroupement de syndicalistes et d’individus qui ont mené des expériences de lutte commune. Nous avons participé à ses manifestations, sous le slogan « La rue est notre usine », et grâce à celles-ci nous avons pu commencer à constituer en cortège pour développer des pratiques communes et une confiance mutuelle. Le Front social nous a offert un potentiel d’action, à un moment où nous n’étions pas assez nombreux pour en être les initiateurs.

En juillet 2017, nous avons appris que Deliveroo supprimait les anciens contrats, qui concernaient les livreurs les plus anciens disposant encore d’une base horaire fixe. Le choix était simple : soit nous signions le nouveau contrat, soit nous devions chercher un nouveau travail. Les livreurs qui gagnaient jusque-là 7,5 euros de l’heure, plus 2 à 4 euros par livraison, passent à 5 euros la course : c’est une généralisation du travail à la tâche. Quand nous nous inscrivons sur une plage horaire pour travailler, nous ne savons pas s’il y a des commandes, si nous allons avoir du travail. C’est pour cette raison que l’on peut voir, à Paris, des livreurs poireauter place de la République, parfois pendant des heures. Ce temps-là – qui n’est pas du temps libre, mais bien un moment où nous sommes disponibles pour la boîte, en plus de lui faire de la publicité – est gratuit. La généralisation du travail à la tâche est une astreinte généralisée de masse. Dans les Grundrisse, Marx faisait d’ailleurs du temps libre le seul véritable indicateur de richesse ; c’est à mettre en parallèle avec les campagnes de recrutement de Deliveroo, qui proposent d’« optimiser » son « temps libre ». De plus, le travail à la tâche a comme conséquence d’augmenter la prise de risque pendant les livraisons. Quand on vient de passer deux heures sans commandes et que la soirée se finit bientôt, il faut aller le plus vite possible pour espérer pouvoir rentrer chez soi en ayant gagné plus que des clopinettes. On est alors obligé de griller des feux, prendre des sens interdits, se mettre en danger.

Repenser la grève comme outil de lutte.

Pour réagir à cela, des rassemblements ont eu lieu, comme à Lyon ou à Bordeaux. Il serait très intéressant de voir comment les livreurs de Bordeaux, qui se sont organisés à la CGT, ont contraint le syndicat à reconnaître que les uberisés ne sont pas des petits patrons, mais bien des salariés exploités sous un régime déguisé. À Paris, nous avons décidé de déclencher une grève, la première du secteur en France. Au vu de ce que je viens d’expliquer et de notre précarité, il nous a été indispensable de repenser la grève : son organisation, ses moyens d’actions, son but. Face aux mêmes problèmes, début juin à Madrid, des livreurs ont ainsi organisé une grève ; ils se sont déconnectés pendant leur temps de travail, se sont réunis sur une place et ont procédé à des prises de parole avec des syndicats. À la fin des interventions, les 25 livreurs présents ont été virés.

Pour éviter de nous faire réprimer de la sorte, nous avons choisi un double axe de travail. Tout d’abord, nous avons commencé par utiliser au maximum les médias – qui, en plein mois d’août, n’avaient pas grand-chose à se mettre sous la dent – pour parler de nos réelles conditions de travail, ce qui nous a ainsi assuré une certaine visibilité, et grâce à elle, un minimum de protection face à la répression de la boîte. C’est la première fois que nous sommes apparus à visage découvert : lors de nos actions précédentes, nous étions toujours masqués pour éviter la répression ; en vérité, paradoxalement, il est beaucoup plus radical pour un livreur qui se bat de le faire à visage découvert. De plus, comme nous voulions créer un mouvement plus large que notre milieu de livreurs militants, il était nécessaire de changer de pratique.

Et c’est d’ailleurs là notre second axe de travail : notre seule véritable défense contre la répression, c’est le nombre. Pour parvenir à cet objectif, tous les soirs, devant les gros restaurants parisiens, nous avons distribué des tracts aux livreurs qui travaillaient. Nous avons discuté, convaincu, rassuré sur nos propres forces. Certains inconditionnels des réseaux sociaux pensent que les diffusions de tracts sont une pratique démodée et inefficace. Mais dans notre cas, c’est la seule qui a permis de ramener à nous des livreurs, de récréer une conscience de classe. Il est clair pour nous, au regard de notre mobilisation, que seul le contact humain peut aboutir à ce genre de résultat.

Le 11 août au soir, place de la République à Paris, entre 75 et 100 livreurs se sont rassemblés, accompagnés par 300 soutiens syndicaux, politiques et associatifs. Nous avons enchaîné avec quelques prises de paroles et une manifestation sauvage en direction des principaux restaurants. Nous nous sommes réapproprié les rues que nous utilisons tous les jours pour les livraisons. La différence, c’est qu’il n’y avait pas de chronométrage ni de pression, l’ambiance était bonne, nous avons chanté des slogans, allumé des fumigènes. Nous avons bloqué pendant plusieurs heures le plus gros restaurant parisien : aucune commande Deliveroo n’a pu être honorée, et le restaurateur a coupé sa tablette pour la soirée. Nous avons pris à nouveau le temps de discuter, nous avons pour la première fois parlé avec les serveurs, avec qui nous n’échangeons habituellement qu’un numéro de commande. Nous avons constaté que nous étions soutenus, et ça faisait du bien. Cette première journée de mobilisation a été une grande réussite, de nombreux livreurs étaient présents, et nous nous sommes promis de nous revoir si la situation n’évoluait pas positivement.

Une coordination nationale pour faire entendre sa voix.

Et en effet, la situation ne s’est pas améliorée. Nous avons décidé une autre journée d’action le 27 août. Cette fois, nous étions mieux préparés, nous nous sommes coordonnés au niveau national avec d’autres villes pour des actions similaires. Paris, Lyon, Bordeaux et Nantes ont fait grève ensemble. À Paris, nous avons utilisé l’expérience acquise lors de la première grève : nous avons constitué des équipes de quelques livreurs qui ont enfourché leur vélo pour bloquer des restaurants dans toute la ville. Nous avons foutu le bazar, obligé les restaurateurs à couper leur tablette, avant de repartir vers un autre restaurant. Les flics étaient dépassés car nous connaissons mieux la ville qu’eux : c’est notre lieu de travail, ils ne peuvent pas nous suivre. Chez Deliveroo, ça ne rigolait plus du tout : si le 11 août avait davantage été une action symbolique, nous sommes cette fois-ci parvenus à bloquer presque 40 restaurants un dimanche soir – qui est la plus grosse soirée de la semaine – et nous avons réussi à nous organiser au niveau national. Face à nous s’est alors installée une communication anti-grève classique, nous décrivant comme « minoritaires », « violents » et ne représentant personne. Le lendemain, nous avons mis sur pied un nouveau rassemblement place de la République, puis nous nous sommes dirigés en cortège vers le siège social pour une rencontre avec la direction. Malgré sa promesse initiale, quand nous sommes arrivés, nous nous sommes heurtés à un camion de CRS qui bloquait la rue. La direction a refusé de nous rencontrer et nous a conseillé de faire part de nos problèmes via l’application smartphone. Le patronat, effrayé par ses subalternes, se cache derrière la police : c’est classique et cela se retrouve dans tous les mouvements sociaux, y compris d’ouvriers plus « traditionnels ». Mickaël Wamen, syndicaliste CGT et l’un des meneurs de la lutte des Goodyear, qui était lui-même présent, ne pourrait pas dire le contraire.

Deux jours plus tard, la boîte a organisé une rencontre avec les livreurs pour présenter la nouvelle application. Nous y avons participé, pour exiger des réponses. Seuls les petits chefs étaient présents, et évidemment, ils n’avaient pas de réponse. Nous avons refusé de sortir sans avoir obtenu un rendez-vous avec le PDG. Après plusieurs heures d’attente, et comme il commençait à se faire tard, Monsieur Decosse a daigné nous appeler. Nous avons pris rendez-vous pour le surlendemain.

Le jour J, nous avons fait venir un livreur de Bordeaux pour nous accompagner ; Sud et la CGT étaient à nos côtés, après avoir été d’une aide précieuse pendant tout le mouvement, tant du point de vue des contacts, des conseils ou même du soutien financier. La discussion avec le patron a duré quatre heures. Ce que nous avons notamment obtenu, c’est l’abandon de toute répression à l’encontre des livreurs qui se sont mobilisés, et la mise en place d’une instance pérenne de représentation du personnel. Nous avons pu constater que nos adversaires n’étaient pas sereins et que concrètement, ils avaient peur de nous. Nous nous sommes retrouvés face à un ancien d’HEC qui avait l’air de découvrir que derrière ces livreurs exploités pour faire des profits, il y avait de vraies personnes…
La vie d'un livreur vaut moins que la voiture d'un patron



Depuis, nous avons également gagné pour tous les livreurs une assurance gratuite payée par l’entreprise, ce qui est une bonne chose puisque jusqu’ici, entre 60 et 80 % des livreurs roulaient sans aucune sécurité. Mais nous ne nous contenterons pas de ça, loin de là : accorder une assurance à ses travailleurs quand on ne paie pas de charges, c’est la moindre des choses, d’autant que nous ne sommes toujours pas affiliés à la sécurité sociale comme les autres salariés, car AXA est une assurance privée. D’ailleurs, il est instructif d’en lire les clauses : si l’on participe à « une émeute, une révolution ou un mouvement populaire », on se fait exclure. Le fait que les sociétés d’assurance prévoient dans leurs coûts le risque d’une révolution serait presque une bonne nouvelle pour notre camp social… Nous avons également droit à une assurance décès de 25 000 € : on sait désormais que la vie d’un livreur vaut moins que la voiture du patron.

Nous ne comptons pas nous arrêter là, et nous cherchons actuellement à former une coordination avec l’ensemble des uberisés et des précaires, pour travailler ensemble et agir en commun ; avec un collectif de stagiaires ou d’assistants d’éducation, par exemple. Aujourd’hui, nous avons conscience que si nous restons isolés dans notre lutte, si nous ne nous regroupons avec d’autres secteurs du monde du travail – y compris plus traditionnels –, nous ne pourrons pas gagner. Il faut que nous parvenions à convaincre de l’idée que nos revendications ne seront pas noyées parmi d’autres, mais qu’au contraire, elles en ressortiront plus visibles. Le 27 septembre, nous avons participé à une journée européenne de mobilisation : des livreurs de France, de Grande-Bretagne, d’Espagne, d’Italie, d’Allemagne, de Belgique et des Pays-Bas se sont mis en grève au même moment, sur la base du mot d’ordre « Leur exploitation n’a pas de frontières, notre solidarité non plus ».

Pour conclure, je vais tenter d’expliquer pourquoi ce mouvement est important. Déjà, parce que dans le monde du travail, et en particulier chez les précaires, le pessimisme est extrêmement élevé en ce qui concerne les actions politico-syndicales. Or ce mouvement démontre que nous pouvons, si nous nous en donnons les moyens, organiser les « inorganisables ». Nous sommes les plus précaires, et puisque nous n’avons rien à perdre, nous sommes aussi les plus aptes à prendre la tête d’un mouvement radical. Pour réussir, le fait de tisser des liens, la coordination, la construction de mouvements plus larges avec d’autres secteurs, ne sont pas des mots d’ordre abstraits, mais au contraire un besoin vécu comme nécessaire et naturel. C’est ce qui a trop souvent manqué aux mouvements sociaux qui se sont soldés par des défaites. Par ailleurs, la sociologie du milieu des livreurs permet déjà une sorte de convergence des luttes : des étudiants des centres-villes et des jeunes des quartiers populaires se battent ensemble en défendant les mêmes mots d’ordre, ce qui, sans être inédit, est encore bien trop rare. Et en nous réappropriant par l’action collective notre lieu de travail – la ville –, nous ne serons pas très loin de la vérité la prochaine fois que nous chanterons « Et la rue, elle est à qui ? Elle est à nous »...

Steven

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