Afrique du Sud : une illusion d’égalité


Nelson Mandela est mort le 5 décembre. Face à l’indécent tapage politicien qui a suivi sa disparition, il est nécessaire de rappeler quels espoirs a pu susciter la fin de l’apartheid, et de les confronter à la condition actuelle des masses noires sud-africaines.

L’apartheid, la ségrégation et la violence comme forme de domination de la bourgeoisie blanche

L’apartheid, un régime plus qu’odieux, a été appliqué en Afrique du Sud pendant plus de quarante ans. L'État divisait la population en catégories : Blancs, Indiens, Métis et Noirs. Les Noirs étaient les plus nombreux mais n'avaient aucun droit. La plupart d’entre eux étaient parqués dans des zones restreintes du pays, les townships, ghettos situés à la périphérie des grandes villes. Ils n’étaient autorisés à se déplacer dans les zones « blanches » que pour y travailler durant la journée.
Et dans les régions les plus pauvres et sans industrie, ceux dont la bourgeoisie blanche n’avait pas immédiatement besoin pour faire tourner ses mines, ses usines ou ses chantiers étaient parqués dans des bantoustans, des réserves prétendument autonomes. Les Noirs devaient posséder un passeport pour circuler à l’intérieur du pays, ils étaient privés du droit de grève et du droit de vote. L'inhumanité de ce racisme d'État s'exprimait dans différents aspects de la vie quotidienne, par la ségrégation de tout l’espace public (transports, restaurants, plages, bancs publics, etc.) et par l’interdiction des relations sexuelles et du mariage entre membres des différentes catégories.

L’apartheid était le mode particulier de domination de la bourgeoisie blanche dans un pays riche en minerais précieux, un pays qui était déjà le plus industrialisé du continent et dont le prolétariat – essentiellement noir – était le plus important d’Afrique. Ce régime offrait à une poignée de grandes familles capitalistes et de multinationales une main-d’œuvre totalement flexible et très bon marché : auparavant bridée par la domination britannique, la bourgeoisie sud-africaine a ainsi pu accroître considérablement sa puissance économique et disposer d’entreprises assez compétitives pour se placer sur le marché mondial. Malgré l’adoption par l’ONU en 1962 d’une résolution bien formelle, les puissances impérialistes s’accommodaient de l’apartheid parce que ce régime donnait à l’Afrique du Sud un rôle de rempart contre les révolutions auxquelles auraient pu conduire les luttes anticoloniales et la montée des luttes ouvrières. Dans le contexte de la guerre froide, la position stratégique du pays présentait un intérêt certain pour l’impérialisme américain, de toute façon peu enclin à dénoncer une ségrégation raciale qui était également pratiquée dans le sud des Etats-Unis.

Mandela : l’hommage des opprimés, et celui des puissants

Ceux qui se souviendront de Nelson Mandela pour sa longue lutte courageuse sont nombreux, dans un contexte où le combat contre le racisme et pour l’égalité est loin d’être terminé. Les Noirs et les classes populaires d’Afrique du Sud saluent celui qui a passé 27 années de sa vie en prison sans jamais renoncer à exiger l’égalité des droits. A l’échelle internationale, Mandela est le symbole de la lutte déterminée de tout un peuple contre un système raciste. Car c’est la mobilisation de la jeunesse et des travailleurs noirs qui a eu raison de l’apartheid. À travers Mandela, c’est en fait à eux que les opprimés du monde entier rendent hommage.

Pendant des décennies, les grèves, les manifestations, les campagnes de boycott, les émeutes et les affrontements avec la police ou l’armée se sont succédé sans interruption ou presque. Des actions pacifiques ont commencé à se multiplier dès la mise en place de l’apartheid. En 1960, la manifestation de Sharpeville contre le pass (passeport intérieur) s’est terminée dans le sang : 69 manifestants ont été abattus. Suite à ce massacre, les principales organisations noires, en premier lieu le Congrès National Africain de Mandela (ANC), et le Parti Communiste d’Afrique du Sud (SACP) ont été interdits, ce qui a entraîné une radicalisation de la lutte. En 1973, plus de 150 grèves ont éclaté dans la région de Durban : durement réprimées, elles ont cependant permis d’imposer des augmentations de salaires. Puis, en 1976, c’est la jeunesse scolarisée de Soweto qui a affronté le pouvoir. Entre 1984 et 1986, le gouvernement de l’apartheid a dû faire face à des luttes massives, dont une grève des mineurs ; mis en difficulté, et tout en maintenant une répression féroce, il a commencé à chercher une solution négociée.

Mandela est aujourd’hui encensé par les dirigeants de pays qui n’ont en fait rien trouvé à redire à sa captivité durant plus d’un quart de siècle. Tous les puissants se sont montrés à ses obsèques : Barack Obama, David Cameron, François Hollande et bien d’autres, une cinquantaine de chefs d’Etat au total. La présence parmi eux du dirigeant d’un pays qui impose lui-même un apartheid aux Palestiniens aurait sans doute été trop difficile à assumer : le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou s’est donc fait excuser, officiellement en raison de « frais de voyage » trop onéreux.

Pour rendre hommage à celui qu’il désigne comme un « résistant » qui a « servi la paix », Hollande a fait mettre en berne les drapeaux des bâtiments officiels, alors qu’au même moment la surenchère xénophobe battait son plein, et que débutait en Centrafrique une intervention militaire dont l’objectif inavoué est de préserver la mainmise de la France sur cette région et les privilèges de multinationales françaises comme Areva, Bolloré ou Total.

De la gauche à l’extrême droite, les politiciens français ont tressé des lauriers à une personnalité devenue étrangement consensuelle. Ce n’est pas tellement le militant noir emprisonné pour ses idées qu’ils ont salué : c’est le chef d’Etat qui, au nom de la réconciliation post-Apartheid, a permis aux classes possédantes blanches d’Afrique du Sud de trouver une issue politique. Celles-ci ont sauvé leurs privilèges en tolérant auprès d’elles une minuscule bourgeoisie noire.


La politique de « réconciliation » : l’apartheid social a remplacé l’apartheid légal

Nelson Mandela a été à la fois l’homme qui a contribué à la lutte contre l’oppression, et celui qui a permis que cette oppression se perpétue sous une autre forme. Selon ses propres paroles, « l’ANC n’a jamais, à aucun moment de son histoire, était partisan d’un changement révolutionnaire de la structure économique du pays ni même condamné, pour autant que je m’en souvienne, la société capitaliste ». Mais Mandela savait que l’ANC ne pouvait prétendre être une force sociale capable à elle-seule de mettre fin à l’apartheid, car il restait trop éloigné des pauvres et des classes laborieuses noires : c’est pourquoi il s’est tourné vers le SACP. Or ce dernier, qui appliquait la traditionnelle doctrine stalinienne de la « révolution par étapes », n’avait aucunement l’objectif de permettre à la classe ouvrière de prendre la tête du combat contre l'apartheid. Cette politique a eu pour résultat un renforcement de l’influence de l’ANC, dont la direction sur le mouvement n’était pas contestée.

Pourtant, à la fin des années 1980, ce sont la jeunesse et les travailleurs noirs qui, par leur mobilisation massive, ont permis de mettre à l’ordre du jour l’abolition de la ségrégation raciale. L’apartheid, qui avait joué un rôle historique dans le développement du capitalisme sud-africain, est alors devenu pour celui-ci un danger, car les révoltes et les grèves incessantes constituaient une entrave aux profits et faisaient planer une menace de révolution. Les dirigeants blancs du régime ségrégationniste et les secteurs essentiels de la bourgeoisie ont choisi de s’allier à Mandela et à l’ANC, qui avaient suffisamment de crédit auprès des masses noires pour qu’une transition en douceur soit possible : les lois raciales allaient être supprimées, mais sans que ne soient menacés ni la domination des propriétaires blancs sur l’économie, ni les profits des multinationales, ni les intérêts des puissances impérialistes, en particulier dans les mines. Mandela a été libéré en 1990, et l’année suivante ont débuté les négociations officielles. Mandela et De Klerk, qui incarnait la nouvelle politique de la bourgeoisie blanche, ont reçu conjointement le prix Nobel de la paix en 1993. Le processus a abouti en 1994 : le Parti national, qui avait été l’artisan de l’apartheid, a fini par s’unir à l'ANC. Cette coalition a représenté les intérêts de toute la bourgeoisie sud-africaine, quelle que soit sa couleur.

Mais le combat contre l’apartheid reste inachevé, car un apartheid social a remplacé l’apartheid légal. Une classe privilégiée noire a pu obtenir une part du gâteau en accédant aux affaires et à l’appareil d’État. Mais pour l’immense majorité des Noirs, la misère, l’exploitation et les logements indignes ont continué. Thabo Mbeki, le président qui a succédé à Mandela, a lui-même avoué que « les inégalités sociales ont entériné l’existence de deux nations en un seul pays: l'une blanche et relativement prospère, la deuxième noire et pauvre». Les Noirs, qui représentent l’écrasante majorité des classes populaires, continuent de subir le règne de la corruption, du chômage, du sida et de la pauvreté.

Du massacre de Marikana à la construction d’un parti des travailleurs

Malgré la disparition de l’apartheid, l’exploitation est toujours aussi féroce : le 16 août 2012, dans les mines de platine Lonmin à Marikana, 34 grévistes ont été tués par des policiers noirs aux ordres de ministres noirs défendant les profits des capitalistes. Ce massacre n’a pas mis un terme à la vague de grèves ouvrières qui s’est étendue aux principales mines et aux secteurs de l’automobile, du bâtiment ou encore du transport aérien. Mais il a profondément marqué la conscience des travailleurs. Si pour la classe ouvrière sud-africaine, le massacre de Marikana est loin d’être la première expérience de répression meurtrière, il a tragiquement révélé aux yeux de nombreux travailleurs ce qu’est la réalité de la politique poursuivie par l’ANC et la direction bureaucratique du Congrès des Syndicats d’Afrique du Sud (COSATU). Cet événement constitue un tournant dans l’ère post-apartheid. Le discrédit de l’ANC au pouvoir est plus important que jamais, et il n’est guère étonnant que l’actuel président Jacob Zuma, à la réputation de roi de la corruption, ait été hué lors des obsèques de Mandela.

Le 20 décembre dernier, à l’issue de son congrès extraordinaire, l’Union Nationale des Métallurgistes d’Afrique du Sud (NUMSA), principal syndicat du pays, a annoncé le retrait de son soutien à l’ANC, ainsi que sa volonté de reconquérir le COSATU et de construire un « mouvement pour le socialisme, car la classe ouvrière a besoin d'un instrument engagé dans sa politique comme dans ses actions en faveur d'une Afrique du Sud socialiste ». Irvin Jim, secrétaire général de la NUMSA, a déclaré que « faire grossir les rangs de l’ANC a comme conséquence de livrer encore plus de victimes de la classe ouvrière, comme des moutons offerts au massacre de la bourgeoisie qui dirige l’ANC ». Cette décision majeure, qui pourrait affaiblir grandement l’ANC et renforcer le camp des travailleurs, indique la voie à suivre. Le Front de la Gauche Démocratique (Democratic Left Front : DLF) créé en 2011, et le Parti Ouvrier et Socialiste (Workers And Socialist Party : WASP) fondé fin 2012, ont tous deux salué cette décision. L’unité de tous ceux qui veulent construire un parti anticapitaliste, un parti révolutionnaire pour le socialisme et le communisme, sera un facteur important.

L’espoir est de ce côté-là, car pour en finir avec tous les apartheids, pour parvenir à l’émancipation sociale et à l’égalité réelle, il n’y a pas d’autre chemin que de construire un parti de la classe ouvrière indépendant, capable de jouer un rôle décisif dans le combat contre l’exploitation, le racisme et toutes les oppressions.