État espagnol : résistances et contradictions

Alors que partout en Europe, on a vu une percée des partis d’extrême droite aux dernières élections européennes, l’Espagne fait partie des pays qui font figure d’exception. En effet, les jeunes et les travailleurs ont préféré se tourner vers le jeune parti de gauche Podemos. L’Espagne est un des pays les plus touchés par la crise. Les gouvernements successifs, qu’ils soient issus du Partido socialista obrero español (PSOE) ou du Partido popular (PP), ont plongé les jeunes et les travailleurs dans une misère noire : chômage de masse, licenciements, expulsions de nombreux logements, multiplication des coupes budgétaires dans la santé et l’éducation…

La résistance se répand et s'intensifie

Ces attaques ne sont pas passées sans résistances. Plus d’une fois, le gouvernement a dû céder face aux manifestations. Cependant, comme partout, loin d’être un outil permettant de développer un mouvement de contre-attaque à la hauteur, les directions syndicales ont été un frein au développement des luttes. C’est dans ce contexte que les jeunes sont massivement entrés en résistance. Dès l’année 2011, marqués par les révolutions en Égypte et Tunisie, plusieurs dizaines de milliers de jeunes ont occupé les places en Espagne. Ces occupations sont l’expression d’une profonde colère sociale, et d’un ras-le-bol face aux élites corrompues. Ce mouvement a été rapidement confronté à ses propres limites, la principale étant le manque de perspectives proposées, avec un refus systématique de poser la question de l’organisation politique et de remettre en cause le système dans son ensemble, le mouvement se concentrant sur la lutte contre la corruption et pour la « démocratie réelle ».

La jeunesse n’est pas la seule à être entrée en action. En juin 2012, les mineurs des Asturies se sont battus contre les fortes diminutions de subventions allouées aux mines (plus de 63 %), annoncées par le gouvernement Rajoy. Cette lutte a été marquante non seulement parce qu’il s’agissait d’un important bastion ouvrier, mais également du fait de sa popularité dans tout le pays. La résistance en Espagne a aussi été celle des travailleurs de la fonction publique, avec le fameux phénomène des « marées ». L’une des plus notables a été la « marée blanche », celle du secteur hospitalier se battant contre les coupes budgétaires chaque année plus élevées et qui entraînent la fermeture d’hôpitaux. Il y a également eu la « marée verte », réunissant enseignants, parents, élèves, et qui concernait cette fois l’éducation.

Vers la convergence des luttes

Mais la lutte récente la plus significative a été celle du 22M [1]. Appelée à l’origine par le Sindicato andaluz de trabajadores (SAT), cette lutte a été reprise en main par les travailleurs et a de très loin dépassé les organisateurs. Des indignés aux mouvements des marées en passant par la lutte contre les expulsions, cette manifestation a réussi à réunir toute la colère qui éclatait de façon isolée en Espagne.

L’un des pôles les plus massifs et emblématiques de cette manifestation du 22 mars a été celui des travailleurs de Panrico et de Coca-Cola, en lutte depuis plusieurs mois contre les licenciements. Pour Coca-Cola, quatre usines étaient menacées de fermeture : plusieurs milliers de travailleurs risquaient de se retrouver à la rue ; quant à Panrico (leader espagnol de la boulangerie industrielle), c’est de 1914 employés que le groupe prévoyait de se séparer (la moitié des effectifs), avec une réduction des salaires de 35 à 45 % pour ceux qui n’allaient pas être licenciés. Les travailleurs sont entrés en lutte mais ont dû faire face à la trahison des directions syndicales, qui ont rapidement signé avec la direction des accords pourris bradant les emplois et les salaires. Avec six mois de grève, ils ont fait cependant la démonstration qu’ils n’acceptaient pas cette politique du moindre mal, et ils se sont battus pour obtenir zéro licenciement, zéro réduction de salaire.

Podemos, un outil de classe ?

Les manifestations, grèves et occupations se traduisent également par une forte instabilité politique qui existe aujourd’hui en Espagne. Le ras-le-bol s’est exprimé lors des dernières élections européennes. Auparavant crédités de 80 % des voix, les grands partis de gouvernement PP et PSOE n'ont rassemblé qu'environ 50 % des suffrages. Cette situation a poussé la monarchie à abdiquer. Le roi Juan Carlos était sujet à controverse : alors que la population se voit poussée chaque jour un peu plus dans la misère, celui-ci partait chasser les éléphants en Afrique. C’est dans cette situation de discrédit des partis traditionnels que Podemos a émergé.

Cette nouvelle formation, créée à l’initiative de personnalités de gauche comme Pablo Iglesias, qui en est la figure phare, et d’Izquierda anticapitalista (IA), s’est construite autour de l’échéance des élections européennes. Podemos a repris de nombreuses revendications, surtout démocratiques, qui existaient dans les multiples luttes espagnoles, et son succès a été retentissant. Des AG réunissant des centaines, parfois des milliers de personnes se sont tenues un peu partout en Espagne.

La situation est extrêmement ouverte pour Podemos, c’est un jeune parti qui doit encore se délimiter politiquement et se structurer. Dans ce processus, l’intervention des révolutionnaires va être capitale. Les forces réformistes liées à Pablo Iglesias ont des revendications très limitées. En effet, ce jeune présentateur télé issu du mouvement altermondialiste ne s’est jamais déclaré partisan d’un changement du système, et ses discours sont exempts de toute délimitation de classe. Dans ses interventions, il évoque surtout la perspective de remplacer les politiciens corrompus plutôt que de permettre aux jeunes et aux travailleurs de reprendre en main l’ensemble de la société sur la base de leur propre lutte. Et le programme de Podemos est à cette image. Il y est par exemple question d’un contrôle des lobbys et de l'évasion fiscale des grandes entreprises et multinationales. Il n’y a donc aucune remise en cause de la propriété privée, même celle des plus grands capitalistes. Le combat que mène Pablo Iglesias se situe dans le cadre d'une majorité alternative au pouvoir. Il a ainsi déclaré le soir des élections : « Podemos n'est pas né pour occuper un rôle symbolique. Nous sommes nés pour tout gagner, et notre défi à partir de demain est de construire avec d'autres une alternative politique de gouvernement dans notre pays ».

Malgré tout, l’enjeu est aujourd’hui de savoir si Podemos va apparaître comme un outil utile pour les luttes et permettre de faire des pas vers leur convergence. Les révolutionnaires doivent intervenir dans toutes les AG et réunions, pour mettre au centre de la discussion les batailles contre l’austérité. Il est plus que nécessaire de faire entendre une autre voix que celle d’Iglesias, et de convaincre les travailleurs que ce système n’est ni réformable, ni aménageable.

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[1] Marche de la dignité du 22 mars 2014