1. Avant 1914
Depuis la création de la deuxième Internationale en 1899, celle-ci affirme son rôle de direction du prolétariat de tous les pays dans sa lutte contre la bourgeoisie. Elle possède des sections nationales dans plus de vingt pays, rassemblant plus de trois millions de membres, les syndicats qui lui sont liés regroupent près de dix millions de salariés.
A cause de l'expansion du capitalisme à l'échelle internationale et les rivalités inter-impérialistes pour la conquêtes de nouveaux territoires, de nouveaux marchés, de débouchés pour leurs productions, le risque de guerre généralisée s'accroît depuis le début du 20ème siècle. Rivalités coloniales franco-anglaises, puis rivalités franco-allemande, guerre russo-japonaise en 1905, guerre des Balkans en 1912 et 1913 sont autant d'épisodes alarmants annonçant l'issue fatale. L'accroissement des budgets militaires et les programmes d'armement sont décidés par tous les gouvernements européens.
C'est pourquoi la question de la guerre est à l'ordre du jour de tous les congrès de l'Internationale durant toute la décennie précédant 1914.
- 1907 au congrès de Stuttgart : discussion autour de toutes les formes que pourrait prendre la lutte contre la guerre, les débats sont vifs et les désaccords importants. Néanmoins la résolution adoptée sur proposition de Rosa Luxemburg et de Lénine dit « au cas où la guerre éclaterait néanmoins, les travailleurs ont le devoir de s'entremettre pour la faire cesser promptement et d'utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste ».
- 1910 au congrès de Copenhague : discussion autour de la création d'un « grand conseil de guerre de l'Internationale »qui prévoit que s'il y a une menace de conflit entre deux ou plusieurs pays, le BSI (instance de direction de l'Internationale) devrait se réunir en urgence.
- En 1911, alors que la France et l’Allemagne s’affrontent diplomatiquement, August Bebel, fondateur du parti socialiste allemand, député au Reichstag, menace ainsi les classes dirigeantes : « Je suis convaincu que cette grande guerre mondiale (à venir) sera suivie d’une révolution mondiale. Vous récolterez ce que vous avez semé. Le crépuscule des Dieux approche pour le régime bourgeois… ».
L’année suivante, en 1912 la guerre éclate dans les Balkans, région où l’Autriche et la Russie sont en concurrence. La première est la « protectrice » de la Bulgarie, et la seconde soutient la Serbie . Le Bureau de l’Internationale appelle ses sections à organiser le dimanche 17 novembre 1912 une démonstration de force des travailleurs contre l’extension de la guerre balkanique. De grandes manifestations se déroulent alors à Londres, Berlin, Milan, Rome et Strasbourg (territoire allemand). Elles sont le prélude du Congrès extraordinaire de Bâle qui se tient les 24 et 25 novembre suivants.
Le mouvement ouvrier est alors très puissant : huit millions de travailleurs d'Europe votent alors pour les partis socialistes. Ceux qui votaient pour les partis socialistes le faisaient sur un programme clair, tel que le manifeste électoral présenté par le Parti socialiste en France pour les élections de 1910. Celui-ci précisait que, « tant que les moyens de production seront détenus par une classe, tant que cette classe capitaliste, maîtresse des grands domaines, des grandes usines, dominera et exploitera le travail, il n'y aura pour vous ni liberté, ni sécurité, ni bien être... C'est votre substance qui fera la richesse de vos maîtres, c'est votre passivité qui fera leur force. » Et, à propos de la guerre, le manifeste électoral de 1906 précisait : « Vous rendrez la guerre impossible en chassant du gouvernement ceux-là seuls qui y ont intérêt et en installant au pouvoir votre propre classe. »
L'ouverture du congrès de Bâle fut précédée d'un cortège de 12 000 manifestants se rendant à la cathédrale de la ville où les dirigeants des principaux partis socialistes prirent la parole. L'émotion fut à son comble quand ce fut le tour de Jaurès. En citant le poème de Schiller, « Je briserai les foudres de la guerre qui menace dans les nuées », il conclut : « Oui, j'ai entendu cette parole d'espérance. Mais cela ne suffit pas pour empêcher la guerre. Il faudra toute l'action concordante du prolétariat mondial. » Le lendemain, dans l'enthousiasme, les 555 délégués votent à l'unanimité les principes qui avaient été arrêtés aux congrès précédents : « Si une guerre menace d'éclater, c'est un devoir de la classe ouvrière dans les pays concernés, c'est un devoir pour leurs représentants dans les Parlements, avec l'aide du Bureau international, de faire tous leurs efforts pour empêcher la guerre par tous les moyens qui leur paraissent les mieux appropriés, et qui varient naturellement selon l'acuité de la lutte des classes et la situation politique générale. Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, ils ont le devoir de s'entremettre pour la faire cesser promptement et d'utiliser, de toutes leurs forces, la crise politique et économique créée par la guerre, pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste. » Le rapporteur clôt alors le Congrès extraordinaire en lançant le fameux « Guerre à la guerre », puis la salle entonne les chants révolutionnaires dont l’Internationale.
La « guerre à la guerre » ne se place pas alors sur le terrain du pacifisme, mais sur celui de la révolution prolétarienne internationale. Voici comment la révolutionnaire russe Alexandra Kollontaï rendit compte de ce congrès dans une lettre : « Il fallait effrayer l'Europe, la menacer de la révolution, du « spectre rouge », au cas où les gouvernements oseraient risquer la guerre. Et, debout sur la table qui servait de tribune sur le parvis de la vieille cathédrale de Bâle, j'ai menacé l'Europe... C'était tout simplement grandiose, cette protestation des peuples contre la guerre. »
Dans les jours et les semaines qui suivent, des centaines de milliers de travailleurs reprennent à leur compte ces résolutions, manifestant la force et la conscience du prolétariat européen. Cette propagande contre le risque de guerre européenne est relayée dans tous les pays, certes à des degrés divers mais part toutes les sections de l'Internationale et les organisations syndicales. Toute une génération de travailleurs est alors gagnée à l'internationalisme prolétarien, vu comme le seul rempart contre le capital et la barbarie de la guerre.
Par exemple, le rôle de la CGT en France : ce sont les militants anarcho-syndicalistes qui donnent le ton sur cette question de l'internationalisme, notamment durant la période du développement le plus massif du syndicat entre 1904 et 1908. Au congrès d'Amiens en 1906, il est affirmé que la propagande antimilitariste et antipatriotique doit être au cœur de l'activité de l'organisation car « dans chaque grève l'armée est pour le patronat ; dans chaque conflit européen, dans chaque guerre entre nations ou colonies, la classe ouvrière est dupée et sacrifiée au profit de la classe patronale, parasitaire et bourgeoise ».
En 1913, de puissantes manifs sont organisées conjointement par le PS et la CGT en France contre le retour du service militaire à 3 ans, ce qui révèle bien l'importance des préparatifs de guerre de l'Etat français. Les manifs se déroulent parfois jusque dans les casernes. En 1913 également, la SFIO et le SPD allemand, les deux principaux partis de l'Internationale publient un manifeste commun contre la guerre : « c'est sous le même drapeau de l'Internationale (…) que les socialistes français et allemands poursuivent avec une vigueur croissante leur lutte contre le militarisme insatiable, contre la guerre dévastatrice, pour l'entente réciproque, pour la paix durable entre les peuples ».
Au printemps 1913, Karl Liebknecht, élu député au Reichstag, mit sous les yeux de l'ensemble des députés un ensemble de documents montrant le rôle joué par les marchands de canons, et dévoila carrément l'existence d'une Internationale des marchands de canon opérant avec l'aide et le complicité de la presse nationaliste bourgeoise. Une brochure fut publiée alors en France par la revue pacifiste La paix pour le droit intitulée « le patriotisme des plaques blindées » montrant par exemple comment Krupp soudoyait à la fois des journaux allemands et français, dont le Figaro pour exacerber la propagande ultra-nationaliste de deux côtés du Rhin.
Et pourtant, en quelques jours, à l'été 14, tout cela va voler en éclats....
2. L'été 1914 : la faillite de l'Internationale et l'union sacrée
Voilà d'abord 4 témoignages de militants socialistes et révolutionnaires internationalistes qui ne céderont pas à la déferlante de la vague nationaliste et chauvine mais qui malgré tout sont dans les premiers jours d’août 14 désemparés par le spectacle auquel ils assistent, la rapidité avec laquelle le mouvement ouvrier et les masses ouvrières sont aspirées par celle-ci !
Témoignage d'Alfred Rosmer, militant syndicaliste révolutionnaire français : « La panique s'était emparée de Paris le jeudi 30 juillet. Elle se traduisait surtout par une sorte de paralysie. La guerre s'approchait ; la vie s'arrêtait. (…). Le samedi vers la fin de l'après-midi, la paralysie s'accentua brusquement ; les autobus réquisitionnés avaient cessé leur service. Dans les rues silencieuses, le sentiment étrange et nouveau qu'on éprouvait venait s'ajouter à l'anxiété générale.
Dans les jours qui suivirent, la ville parut vidée de sa population. Il n'y avait plus d'animation qu'autour des gares, parfois dans les rues. C'était alors des défilés de foules hurlantes, criant « A Berlin ! A Berlin, chantant la Marseillaise. Pour donner un aliment à leur ferveur patriotique, ceux qui les conduisaient les jetaient ça et là sur les boutiques « boches ». (…) Un nom à consonance germanique sur un magasin suffisait à provoquer la démolition et le pillage (…) et il suffisait qu'une boulangerie fut « viennoise » pour être saccagée.
Des historiens et des écrivains nous ont rapporté les manifestations contre la guerre qui eurent lieu en 1870 (…) Manifestations peu nombreuses et vite étouffées. En août 1914, il n'y eut même pas l'équivalent. La raison principale s'en trouve sans doute dans l'espèce de levée en masse que constituait alors la mobilisation, dans l'importance numérique prise par les armées dès le premier jour, incorporant d'un coup la partie la plus active de la population. En outre, la préparation gouvernementale avait été infiniment plus facile et plus habile : les dirigeants républicains avaient su faire de cette guerre une guerre populaire. L'aspect des quartiers ouvriers, et l'état d'esprit qu'on y observait, ne se différenciait pas ce qu'on voyait dans les quartiers bourgeois et aristocratiques. Déjà des dénonciations et des visites policières plus ou moins discrètes. L'unanimité de la presse, le journal de Jaurès, le journal syndicaliste parlant comme tous les autres, avait grandement contribué à créer cette situation. (…). Il ne restait pas une parcelle d'esprit critique, et on pouvait raconter les pires sottises du moment qu'elles étaient tournées contre « les Boches ».»
Témoignage de Léon Trotsky, alors exilé à Vienne (dans Ma vie) : « l'élan patriotique des masses en Autriche-Hongrie fut, de tous le plus inattendu. Qu'est-ce qui pouvait bien pousser l'ouvrier cordonnier de Vienne, Pospezsil, moitié allemand moitié tchèque, ou notre marchande de légumes, Frau Maresch, ou le cocher Frankl, à manifester sur la place, devant le ministère de la guerre ? Une idée nationale ? Laquelle ? L'Autriche-Hongrie était la négation même de l'idée de nationalité. Non, la force motrice était ailleurs. Il existe beaucoup de gens de cette sorte, dont toute vie, jour après jour se passe dans une monotonie sans espoir. Le tocsin de la mobilisation générale intervient dans leur existence comme une promesse. Tout ce dont on a l'habitude et la nausée est rejeté ; on entre dans le royaume du neuf et de l'extraordinaire ».
Témoignage de A. F. Illine Génevski (jeune militant bolchevik à l'époque et futur champion d'échecs), : « Je me souviens des jours d'inquiétude et d'anxiété de juillet 1914. Je venais d'arriver de Genève à St Petersbourg pour passer quelques temps auprès des miens, ayant été obligé de me rendre en Suisse après mon arrestation et mon exclusion du lycée en 1912 (...)Il me souvient d'avoir rencontré sur la perspective Litéiny, une foule nombreuse qui se dirigeait en chantant vers la perspective Nevski. L'apparition d'une manifestation en plein centre me bouleversa. Serait-ce la révolution ? Pensais-je avec une joie immense . Hélas ! Je ne tardai pas à être détrompé. (…) la foule chantait l'hymne du tsar. Je discernais bientôt les couleurs nationales et le portrait de l'empereur que l'on portait en tête de cortège. Je ne saurais dire l'amertume que j'éprouvai à cette vue. La révolution cessa tout aussi vite qu'elle avait commencé. ».
James Maxton (membre de l'ILP, écossais) était un adversaire véhément de la guerre. C'était un objecteur de conscience , refusant la conscription dans l'armée, il a été impliqué dans l'organisation de la grève dans les chantiers navals. Maxton a été arrêté en 1916, accusé de sédition. Il a ensuite été reconnu coupable et emprisonné pendant un an. Il raconte comment une grève qu'il dirigeait en Écosse prit fin brusquement le jour de la déclaration de guerre : « Les grévistes, hommes et femmes recrutés dans les taudis de Glasgow, d'Edimbourg et de Dundee pour la cueillette des groseilles et honteusement rétribués exigeaient un relèvement des salaires : la grève cessa d'un coup, les grévistes hommes étaient tous partis vers les bureaux de recrutement s'enrôler pour se battre pour un pays qui ne leur accordait que le plus bas niveau de vie... Je commençai déjà à apprendre quelque chose de la psychologie de guerre ».
Quand Lénine lut que les députés sociaux-démocrates allemands avaient voté les crédits de guerre en août 1914, il crut que c'était une fausse information fabriquée par l'état major allemand...
Quelques jours encore avant l'entrée en guerre des milliers d'affiches de la CGT sont apposées partout en France, dont le texte, signé par le dirigeant de la CGT Léon Jouhaux proclame « la guerre, la guerre européenne menaçante avec ses boucheries, ses massacres, la famine, les épidémies qu'elle entraîne, signifierait un formidable recul, peut-être la fin d'une civilisation, à coup sûr, l'anéantissement de tous nos espoirs. ». Il y a d'immenses manifs partout entre le 27 et le 30 juillet, où l'on crie « A bas la guerre, guerre à la guerre ». Celle du 30 juillet à Paris est interdite (c'est d'ailleurs la première fois, les meetings aussi sont interdits) et la répression policière est très forte.
Le 28 juillet des manifestations contre la guerre ont lieu partout en Allemagne également.
Le Bureau de l'Internationale se réunit à Bruxelles le 29 juillet... sans prendre aucune position clairement définie à part le fait d'avancer le prochain congrès au 9 août, (qui n'aura jamais lieu !) Les dirigeants ne croient toujours pas à l’imminence de guerre au fait même qu'elle soit possible...et laissent l'ensemble des organisations et des militants sans perspectives. Mais le même jour, le leader du parti SPD allemand Südekum est reçu par le chancelier Bethmann-Hollweg. Südeküm lui donne l'assurance que la social-démocratie n'organisera ni grève, ni sabotage.
C'est qu'en réalité, du côté des gouvernements, tout est prêt pour la guerre, y compris les mesures de répression contre la classe ouvrière. Le paradoxe c'est que les plans répressifs ne seront pas appliqués parce qu'il n'y en aura pas besoin à cause de la trahison des dirigeants du mouvement ouvrier et l'absence de réaction des masses à l'annonce de l'entrée en guerre et de la mobilisation générale.
L'épisode du « carnet B » en France : il y avait une liste de 3000 militants à arrêter dès la guerre déclenchée.... et à envoyer sur le front en première ligne, certains membres de l'état-major disaient même « qu'il faudrait envoyer tout le monde à la guillotine » pour assurer la victoire !
Le ministère qui était en fonction lors de la déclaration de guerre en France était un ministère du bloc des gauches, d'où des contacts permanents entre chefs socialistes et le gouvernement, et des rapports politiques particulièrement étroits avec ceux des ministres appartenant à l'aile gauche du Parti radical. Dans ces conversations de couloir, sans protocole, entre des gens appartenant finalement au même monde, celui des parlementaires, des radicaux jouèrent le rôle d'intermédiaires entre l'état-major et les chefs socialistes, dont certains pouvaient servir d'intermédiaires à leur tour vis-à-vis des dirigeants de la CGT,... C'est à la suite de ces conversations que du côté du gouvernement on a la certitude que rien ne sera tenté du côté antimilitariste et révolutionnaire, contre la mobilisation et que du coup dans ces conditions, l'application du carnet B constituerait plutôt une provocation inutile.
Jaurès est assassiné le 31 juillet. Du 1er au 3 août les principaux pays européens se déclarent la guerre et décrètent la mobilisation générale. Le 2 août la direction des syndicats allemands décide lors d'une réunion de ne pas s'opposer à la guerre et de lever l'ordre de grève générale en cours. Le 3 août, la fraction social-démocrate au Reichstag décide qu'elle votera les crédits de guerre (à 78 voix contre 14 dont celle de Karl Liebknecht). Le 4 août l'ensemble des députés SPD au Reichstag (y compris Karl Liebknecht qui se soumet à la discipline de vote, de règle dans le parti) vote les crédits de guerre et apporte son soutien au gouvernement impérial de Guillaume II et à son armée ! Le SPD accompagne son vote d'une déclaration se terminant par « nous n'abandonnerons pas la patrie à l'heure du danger ». Tout cela accompagné d'une série d'arguments visant à démontrer que la guerre engagée était de nature défensive et qu'elle était dirigée contre « l'impérialisme russe » ! En Allemagne L'union sacrée porte le nom de « Burgfrieden » (depuis le moyen age, le Burgfrieden interdisait les litiges ou les luttes de partis au sein des enceintes fortifiées servant à la défense de la communauté).
La capitulation des dirigeants du parti social-démocrate allemand est révélatrice de l'ampleur du reniement général des partis de la Deuxième internationale. Elle est d'autant plus spectaculaire que le SPD en était la colonne vertébrale, le parti qui comptait le plus de militants, d'expérience.
Effectivement la social-démocratie allemande avant 1914 est le parti de la classe ouvrière, il y est sans rival et largement majoritaire. En quarante ans, de 1870 à 1912, la social-démocratie est devenue un parti d’un million d’adhérents, 110 députés au Reichstag, 220 députés aux différents Landtags, 2 800 élus municipaux, 90 quotidiens (rentables !), de multiples et tentaculaires associations en tout genre, et les syndicats qui lui sont affiliés sont très majoritaires, plus de deux millions de syndiqués (500 000 syndiqués ailleurs). Lors des élections au Reichstag en 1912 elle obtient 4,2 millions voix (34,8 %). Le SPD est un parti de masse de la classe ouvrière (de la base au sommet, de son électorat jusqu’à ses directions : sur les 110 députés de 1912, 89 anciens ouvriers).
Pour Rosa Luxembourg, autour de laquelle se réunissent les opposants au vote des crédits de guerre, c'est la faillite irréversible de la social-démocratie allemande et elle écrit : « jamais de toute l'histoire de la lutte des classes et depuis qu'il existe des partis politiques, il n'y avait eu un parti qui, en l'espace de 24 heures, avait cessé aussi complètement, comme ce fut le cas pour la social-démocratie allemande, d'être un facteur politique et ce, après être devenu une force de premier plan et avoir rassemblé autour de lui des millions de personnes ». La social-démocratie n'est plus « qu'un cadavre puant ».
En France on assiste avec la même rapidité au même processus d'intégration à l’État et à la même soumission des dirigeants du mouvement ouvrier aux intérêts impérialistes. Aux obsèques de Jaurès le 4 août, Léon Jouhaux dirigeant de la CGT conclut son discours par « ce n'est pas la haine du peuple allemand qui nous poussera sur les champs de bataille, mais c'est la haine de l'impérialisme allemand ». Le rédacteur du journal la Bataille Syndicaliste, principal organe de presse de la CGT dont le nom sera d'ailleurs abrégé en la Bataille tout court après 1915 - tout un programme ! - rajoute ensuite « les applaudissements éclatent. L'émotion est à son comble. On pleure. M. Maurice Barrès applaudit avec force et dit à un de ses voisins : « Très bien ! Très bien ! ». Un sénateur qui fut un ennemi acharné de la CGT s'écrie « et dire que voilà les hommes que nous voulions faire emprisonner » ! ».
Le lendemain, on passe un nouveau cap, puisqu'on peut lire dans ce même journal, dans un article non signé en Une « du heurt de deux races, que la liberté jaillisse ! … dans le conflit actuel, la question ethnique a son importance. Les Germains, de sang plus lourd, partant d'esprit plus soumis et plus résigné, n'ont pas notre esprit d'indépendance ».
A partir du 12 août, Jouhaux écrit une série d'article révélateurs des conceptions que la direction confédérale de la CGT va exprimer tout au long de la guerre...
- la guerre est là, il n'est plus temps de se lamenter... il faut « du travail » pour les chômeurs « car l'oisiveté est mauvaise conseillère »
- il faut « profiter de la guerre », profiter que l'Allemagne soit bloquée... qu'elle ne puisse plus communiquer avec ses clients du dehors pour lui prendre ses marchés ! « Il faut profiter de toutes les situations : le blocus allemand par la flotte anglaise rend libre notre action commerciale sur la mer ; profitons-en pour nous ravitailler d'abord, assurer du travail ensuite et constituer notre supériorité dans le domaine de l'importation et de l'exportation pour l'avenir » !
A la fin du mois d'août, deux dirigeants socialistes, Jules Guesde et Marcel Sembat entrent dans le gouvernement d'union sacrée tandis que la CGT appelle l'Italie à entrer en guerre aux côtés de la France. La trahison est parachevée.
L'entrée au gouvernement d'union sacrée se fait aussi en Belgique pour les socialistes... et rien moins qu'avec le secrétaire en titre de l'Internationale, Emile Vandervelde... avec le titre de ministre d’État de la monarchie !
Dans tous les pays belligérants, c'est la même chose à l'exception de groupes minoritaires et d'individualités, ainsi que les petits Parti socialiste serbe et Parti social-démocrate de Hollande, et des cinq députés bolcheviks du POSDR russe, qui refusent de voter les crédits à la Douma. Partout les ouvriers et les paysans répondent comme un seul homme à la mobilisation générale. Le sentiment national l'emporte sur la lutte des classes. C'est la faillite spectaculaire de la Deuxième internationale. Ses partis-membres, impuissants à empêcher la guerre, sont maintenant divisés, et ses militants se retrouvent face-à-face dans les tranchées.
En fait, les partis socialistes choisissent de préserver les liens qui, désormais, les attachent à leur bourgeoisie en restant solidaires d'elle dans le conflit armé : l'Internationale en tant qu'organisation ouvrière a fait faillite puisque ses dirigeants préfèrent la solidarité nationale avec la bourgeoisie de leur pays à la solidarité internationale avec les ouvriers des autres pays. Pour employer le langage de Lénine, le réformisme se mue en « social-chauvinisme ».
Tous ces choix des dirigeants sont l'aboutissement d'un long processus de dégénérescence qui avait été masqué par les proclamations des congrès et le maintien d'une fidélité de façade aux principes fondateurs de l'Internationale. Ce mouvement de fond avait trouvé sa première expression publique au début du 20ème siècle avec le réformisme revendiqué (« le révisionnisme ») de Bernstein, pourtant un des pionniers du parti. Dans ce processus d’ensemble, le 4 août est un épisode marquant mais pas l'orage dans un ciel serein. L’union sacrée n’est pas un simple revirement ou une conversion soudaine. Les trois journées capitales qui suivirent l’effondrement de l’Internationale jouent le rôle d’un catalyseur d'un long processus finalement.
La réunion du B.S.I. du 29-30 juillet 1914 révéla que les dirigeants étaient convaincus que la guerre était impossible et que la crise connaîtrait une issue pacifique. Pourquoi ? Parce que la conception de l’impérialisme qui était celle des dirigeants majoritaires, notamment celle développée par Kautsky et Bauer depuis 1912 se basait sur une interprétation à contre-courant du réel : certes une conscience des nouvelles étapes dans l’évolution du capitalisme, une peur devant l’imminence du danger et en même temps un optimisme fondamental quant à l’issue, qui excluait la possibilité d’une conflagration mondiale . Ni l’équation guerre-révolution, ni l’alternative guerre ou révolution n’existaient pour les dirigeants de l’Internationale.
D’ailleurs, six ans après cette réunion, Kautsky écrivit : « Il est étonnant qu’aucun d’entre nous, qui étions là-bas, n’ait eu l’idée de poser la question : que faire si la guerre éclate avant [le congrès international prévu pour août 1914 à Vienne] ? Quelle attitude les partis socialistes ont-ils à prendre dans cette guerre? ». La social-démocratie allemande, le « cerveau de l’Internationale » qui avait tant débattu des dangers de l’impérialisme, porté une telle attention à la propagande contre la guerre, n’avait jamais sérieusement songé à répondre à la question : « Quelle sera la position de la social-démocratie si la guerre éclate malgré tout ? »
Dans la théorie de l’impérialisme formulée par Kautsky et Bauer, la révolution n’avait plus sa place. Certes, dans l’arsenal de la propagande revient comme une menace permanente l’avertissement aux gouvernements sur le danger de la révolution. Mais les dirigeants de l’Internationale étaient finalement prisonniers de leurs propres mythes, un trait caractéristique de la Deuxième internationale : un radicalisme verbal qui camouflait une pratique réformiste.
Si on cite Max Adler, « la croissance rapide de la social-démocratie dans les dix dernières années avant la guerre ne signifie nullement un renforcement de son caractère révolutionnaire. Bien au contraire : sous les deux directions principales de son activité, on remarquait une baisse de niveau inquiétante et une adaptation à l’ordre social du capitalisme.» Mais si la majorité avait enterré le projet de révolution, ou plus précisément si, selon la formule d’Otto Bauer, « la praxis réformiste du présent était alliée à des principes révolutionnaires pour le futur », un futur indéterminé, nombre de dirigeants socialistes étaient convaincus que, se sentant menacée à mesure de la croissance du mouvement ouvrier, la bourgeoisie éprouvait une peur de la révolution qui serait un facteur important d’équilibre.
Les débats antérieurs à 14 dans le parti allemand sur la grève générale sont très éclairants aussi. Car d’un côté, il y a bien sûr les causes sociales de cette véritable trahison, les directions et leurs appareils ont massivement opté pour la guerre, par peur de la répression et de la destruction, et par espoir, aussi, d’une intégration à la société établie. La majorité de la direction du parti social-démocrate allemand l’a alors tranquillement assumé, disant que l’Allemagne était agressée, mais aussi qu’après la guerre plus rien ne serait comme avant, la société devrait faire une juste place aux travailleurs, qu’on pourrait aller vers un Empire démocratisé et plus social. En attendant les ouvriers sont allés crever dans les tranchées, et leurs dirigeants sont devenus ministres au lieu d’aller en prison. Il y a eu une trahison des directions socialistes.
Mais il y a eu aussi une « faillite », ce qui est un peu différent. Le mouvement socialiste a été « pris en défaut », il a « défailli », parce qu’il n’était pas prêt à une guerre, qui était pourtant attendue depuis des années. Cette faillite est due à l’absence totale d’une politique que les socialistes auraient été capables de mener face à la guerre, à laquelle ils auraient été préparés au minimum. Au lieu d’être prête à affronter de façon socialiste cette guerre, la Deuxième internationale avait un fantôme de politique : la promesse de déclencher la grève générale si la guerre était déclarée !
Mais c’était une utopie. Quand la guerre se prépare, toute la machine de l’État entre en branle, y compris idéologiquement, la population est chauffée à blanc, malheur à celui qui s’isole, tout le monde est emporté… La grève générale, c’est alors un plan sur la comète, une grève générale abstraite à la Kautksy, qui n’a que très peu de chances de se réaliser. Sa promesse, c’était une feuille de vigne pour masquer l’impréparation politique complète à ce qui allait se passer.
La droite du parti, elle, était en fait déjà prête à l’union sacrée, et elle rêvait parfois à voix haute d’un social-impérialisme, favorable aux ouvriers allemands. Le centre élaborait des théories à la Kautsky, révolutionnaires apparemment, mais qui désarmaient le parti dans des situations de tempête politique, un jeu d’apparences qui ne pouvait tenir que jusqu’en août 1914.
En Russie l'entrée en guerre met fin brutalement à la remontée de la combativité de la classe ouvrière démarrée en 1912. La plupart des responsables des organisations socialistes sont quasiment tous en exil (dont beaucoup en Suisse et en Autriche) à ce moment-là. La plupart des dirigeants du parti SR se rallient à l'union sacrée. Quant à la social-démocratie russe, elle va connaître toutes les divisions de la social-démocratie internationale, mais dans un rapport de force différent, qui s'explique par les caractères spécifiques de la société et du mouvement ouvrier russe. Plékhanov, le principal dirigeant historique des mencheviks condamne comme une « trahison » le refus de voter les crédits du guerre des députés bolcheviks et soutient le point de vue de la défense nationale : comme les socialistes français, il pense que la défaite de l'impérialisme allemand, rempart du capitalisme et du militarisme européens, sera favorable à la victoire du socialisme, rejoignant ainsi, malgré une contradiction qui n'est qu'apparente, les socialistes allemands qui voient, eux, dans la défaite de l'autocratie tsariste, rempart de la réaction, le gage de la victoire du socialisme, à travers celle du pays où le parti est le plus fort... Il a avec lui la majorité des mencheviks de l'émigration mais est loin d'entraîner la totalité des militants. Le courant patriotique est moins vigoureux en Russie qu'en Occident car le réformisme n'y a pas de base sociale autochtone et la déclaration de guerre y est immédiatement utilisée sans vergogne par le gouvernement tsariste pour justifier l'interdiction de la presse ouvrière de toutes tendances.
Lénine, réfugié en Suisse rédige un manifeste du comité central du parti qui affirme : « Il n'y a pas de doute que le moindre mal, du point de vue de la classe ouvrière et des masses travailleuses de tous les peuples de Russie, serait la défaite de la monarchie tsariste, qui est le gouvernement le plus réactionnaire et le plus barbare (...). Constatant l'effondrement de la II° Internationale, le comité central bolchevique, reprenant les principes qui ont servi à la construction de son organisation pour les proposer à tous les socialistes, déclare : « Que les opportunistes « ménagent » les organisations légales au prix de la trahison de leurs convictions, les social-démocrates révolutionnaires, eux, utiliseront l'esprit d'organisation et les liaisons de la classe ouvrière pour créer des formes illégales de lutte en faveur du socialisme et de la cohésion ouvrière qui correspondent à l'époque de la crise. Ils créeront ces formes illégales, non pour lutter aux côtés de la bourgeoisie chauvine de leur pays. mais aux côtés de la classe ouvrière de tous les pays. L'Internationale prolétarienne n'a pas succombé et elle ne succombera pas. Les masses ouvrières créeront une nouvelle Internationale à travers toutes les difficultés ». En février 1915, une conférence des groupes bolcheviques émigrés réunie à Berne se prononce pour la « transformation en guerre civile de la guerre impérialiste ».
Ainsi, à l'initiative des bolcheviks, apparaît un courant « défaitiste » et partisan de la construction d'une III° Internationale. La capitulation de la II° Internationale face à la guerre a créé les conditions d'une scission durable du mouvement ouvrier mondial. Il faudra cependant des mois encore pour que ces prises de positions se fraient un chemin au-delà des cercles bolcheviks.
En effet, à l'intérieur de l'émigration russe, de multiples positions s'échelonnent entre le défensisme de Plékhanov et le défaitisme de Lénine. Martov et de nombreux mencheviks se refusent à admettre que la victoire des Hohenzollern ou des Habsbourg soit plus favorable ou pire pour la cause du socialisme que celle des Romanov. Ils dénoncent le caractère impérialiste de la guerre, le cortège d'affreuses souffrances qu'elle entraîne pour les travailleurs de tous les pays, affirment que le devoir des socialistes est de mettre fin à la guerre en luttant pour une paix démocratique, sans annexion, et que sur cette base l'union des socialistes de tous les pays peut se refaire, en commençant par le refus de ceux des pays belligérants de voter les crédits de guerre.
Trotsky est plutôt proche de Martov au début. En octobre 1914, il attaque violemment les social-démocrates allemands et français dans une brochure intitulée L'Internationale et la guerre. Il écrit : « Dans les conditions historiques actuelles, le prolétariat n'a pas d'intérêt à défendre une « patrie » nationale, anachronique, qui est devenue le principal obstacle à un progrès économique, mais a intérêt au contraire à la création d'une patrie nouvelle, plus puissante et plus stable, les Etats-Unis républicains d'Europe, base des États-Unis du monde. A l'impasse impérialiste du capitalisme, le prolétariat peut seulement opposer l'organisation socialiste de l'économie mondiale comme programme pratique du jour ». Les mencheviks internationalistes de Martov et les amis de Trotsky vont se retrouver avec d'anciens bolcheviks dans Naché Slovo, le quotidien en langue russe de Paris que dirige Antonov-Ovseenko.
A travers les polémiques, les positions se précisent. Dès novembre 1914, Trotsky écrit : « Le socialisme réformiste n'a aucun avenir, parce qu'il est devenu partie intégrante de l'ordre ancien et complice de ses crimes. Ceux qui espèrent reconstruire la vieille Internationale, imaginant que ses dirigeants pourraient, par une amnistie réciproque, effacer leur trahison de l'internationalisme, empêchent la renaissance du mouvement ouvrier ». Il s'agit pour lui de « rassembler les forces de la III° Internationale ». Rosa Luxemburg vient, de son côté, de prendre une position identique : l'aile révolutionnaire de la social-démocratie allemande s'organise dans l'illégalité.
Naché Slovo devient la plaque tournante de l'internationalisme socialiste, un carrefour des courants internationalistes russes : autour d'Antonov-Ovseenko, Trotsky et Martov, des militants en rupture avec le menchevisme comme Tchitchérine et Alexandra Kollontaï, les amis de Trotsky comme Joffé ou Christian Rakovski, Karl Radek, ou encore Angelica Balabanova.
Naché Slovo va être aussi le cadre de rencontre et de discussions avec des militants français comme Rosmer et Monatte qui dès 1914 ont essayé dans l'isolement le plus tragique de renouer les fils de l'internationalisme, autour de leur revue La Vie ouvrière.
Témoignage de Rosmer : « dans ce Paris vide et bouleversé, le bouleversement étant dans les esprits, nous entreprîmes, Monatte et moi, la recherche d’ilots de résistance qui pouvaient exister. (…). Il ne pouvait être question de continuer la publication de la Vie Ouvrière ; la mobilisation la privait de ses soutiens indispensables, ses abonnés. (…) en temps ordinaire, boucler le budget restait quand même un sérieux problème. Avec la mobilisation c'était l'arrêt forcé, pour le présent. Il ne restait plus qu'à procéder à une sorte d'inventaire des forces que le courant n'avait pas emporté. » [Monatte et Rosmer ne sont pas mobilisables en 14, Monatte ne sera envoyé au front qu'en 1915 et y restera jusqu'à la fin]. Après plusieurs déceptions... « un jour, au retour de nos décevantes pérégrinations, nous trouvâmes un mot de Marcel Martinet. […] Ses quelques lignes disaient en substance : « Est-ce que je suis fou ? Ou les autres ? » Nous allâmes chez lui sans tarder. C'était la première fois que nous touchions la terre ferme ; nous en éprouvions une grande joie. Martinet fut dès lors de toutes nos entreprises, étroitement associé à notre travail ; il sera le poète de ces temps maudits. ».
3. Le réveil internationaliste, la renaissance du mouvement ouvrier révolutionnaire.
En décembre 1914 Pierre Monatte démissionne du comité confédéral de la CGT et Karl Liebknecht refuse de voter les crédits de guerre. En Janvier 1915 Clara Zetkin publie un appel aux femmes socialistes contre la guerre, cet appel est diffusé en France grâce à Louise Saumoneau qui va contribuer à la création du Comité d’Action Féminine Socialiste : "Pour la Paix, contre le Chauvinisme". Le 8 mars 1915 Alexandra Kollontaï organise à Christiana, près d’Oslo, une manifestation des femmes contre la guerre. Clara Zetkin organise une conférence internationale des femmes, le 15 avril 1915 alors que la guerre fait rage, 1 136 femmes de 12 pays différents se réunissent à La Haye.
Dans la CGT des sections, notamment celle des Métaux, dirigé par Merrheim ou celle des Tonneaux de Bourderon commencent à rompre avec la ligne de la confédération. L'Union des Métaux publie un numéro spécial avec le manifeste des ouvriers allemands contre la guerre.
Le 27 mai Liebknecht publie un texte sous forme de tract diffusé par les militants de Spartacus lors de l'entrée en guerre de l'Italie dont le titre est « l'ennemi principal est dans notre propre pays ».
Mais c'est la conférence de Zimmerwald en septembre 1915 qui est le vrai premier grand signe visible de la réapparition de la conscience de classe et de la solidarité internationaliste qu’elle exige. Mais sous la rupture, il y a persistance d’une continuité : tous les militants socialistes ne basculent pas ipso facto en août 1914 dans le nationalisme, toutes les structures de l’Internationale ne disparaissent pas, tous les ponts ne sont pas coupés à la déclaration de guerre. Et c'est l’inlassable recherche des moyens, pour les uns de reconstituer l’internationalisme, pour les autres de constituer une nouvelle internationale qui produit Zimmerwald.
Le 5 septembre 1915, une quarantaine de militants de la gauche socialiste internationale, se présentant pour l’occasion comme des ornithologues, tiennent conférence dans une petite pension des Alpes suisses accueillis par Robert Grimm du Parti socialiste suisse. Venus de onze pays - de France, de Suède, de Roumanie, de Russie, de Norvège, des Pays-Bas, de Bulgarie, d’Italie, d’Allemagne, de Suisse - c'est l’avant-garde du mouvement socialiste européen : Lénine, Trotsky, Zinoviev, Martov, Rakovsky, Angelica Balabanova en sont, et avec eux les syndicalistes révolutionnaires français Bourderon et Merrheim, et les députés sociaux-démocrates allemands Ledebour et Hoffmann. Thème de la conférence : la stratégie à opposer à la guerre impérialiste.
Karl Liebknecht est alors en prison et il doit donc se contenter d'écrire une adresse à la conférence.
C’est la première véritable rencontre internationale des socialistes opposés non seulement à la guerre, mais surtout à l’union Sacrée. Entre les « pacifistes » comptant sur la négociation pour mettre fin à la guerre et les partisans du « défaitisme révolutionnaire » n’attendant cette fin que de la révolution dans les grands États belligérants, le débat est rude. Les uns préparent la paix à venir, les autres la transformation de la guerre impérialiste en révolution socialiste.
Lénine exige des autres participants à Zimmerwald qu’ils fassent tout ce qu’ils peuvent pour que les socialistes de leurs pays rompent l’union Sacrée, quittent les gouvernements où ils siègent, refusent désormais de voter les crédits de guerre et ne se consacrent plus qu’à l’agitation révolutionnaire. Mais il ne parvient pas à remporter la majorité. C'est Trotsky qui rédige le manifeste.
« La guerre est le produit de l’impérialisme, c’est-à-dire le résultat des efforts des classes capitalistes de chaque nation pour satisfaire leur avidité au gain par l’accaparement du travail humain et des richesses naturelles du monde entier (...). La conférence socialiste internationale envoie l’expression de sa sympathie la plus profonde aux victimes innombrables de la guerre, au peuple polonais, au peuple belge, au peuple juif, au peuple arménien, à tous les millions d’être humains qui se débattent dans des souffrances inouïes, victimes d’horreurs sa précédent dans l’histoire, immolés à l’esprit de conquête et à la rapacité impérialistes. » Ce texte rompt avec la recherche du coupable national dans laquelle s’est enferré ce qu’il reste du Bureau socialiste international. Pour les zimmerwaldiens, il importe peu de savoir qui a tiré le premier coup de feu, qui a déclenché la guerre, quel État en porte la responsabilité factuelle.
Le 13 décembre 1915, 44 membres de la fraction social-démocrate au Reichstag se prononcent, en réunion interne de la fraction contre les crédits militaires, 66 se prononçant pour. Dix jours plus tard, au Reichstag, 20 députés sociaux-démocrates votent contre les crédits de guerre, et 22 s’abstiennent de voter pour. La gauche allemande est en avance sur la gauche française : il faudra attendre plus de six mois, jusqu’au 25 juin 1916, pour qu’à la Chambre française trois députés socialistes (trois, pas un de plus : Brizon, Blanc et Raffin-Dugens...) se prononcent contre les crédits militaires. Dans son rapport à la commission exécutive de la Fédération CGT des métaux, Merrheim avait annoncé : « Je reviens de Zimmerwald convaincu qu’une minorité des membres socialistes du Reichstag votera, à la première occasion, contre les crédits de guerre ». Une minorité, certes, mais elle est considérable, et l’écho de son vote le sera aussi.
Quant à l’écho de Zimmerwald au sein de la gauche, il est, dans les premiers mois qui suivent la conférence bernoise, fait de condamnations, notamment (voire surtout) en France. Le 6 novembre 1915, la direction du PS français condamne « une propagande basée sur les résolutions d’une réunion tenue en Suisse, à Zimmerwald », résolutions (évidemment) contraires à celles du PS français pour qui « une paix durable ne peut être obtenue que par la victoire des alliés et la ruine de l’impérialisme allemand ». De leur côté, les représentants français à Zimmerwald (Merrheim et Bourderon) poussent l’opposition socialiste et syndicaliste de gauche à créer un Comité pour la reprise des relations internationales, défendant les positions zimmerwaldiennes. Dans L’Humanité du 9 novembre 1915, la direction du PS français fait publier sa condamnation de Zimmerwald, et dès le lendemain c'est la calomnie : on affirme que la réunion de Zimmerwald a été convoquée par « les Allemands et les Autrichiens » ; le 20 novembre, on proclame que « Zimmerwald est une intrigue allemande ». Le courant zimmerwaldien se heurte, face à l’opinion publique, à la formidable barrière de la propagande chauvine du « bourrage de crâne ». Mais progressivement, souterrainement, le mouvement progresse. Le syndicat CGT des bijoutiers-orfèvres de Lyon décide de quitter la fédération CGT de la bijouterie à cause de son attitude anti-zimmerwaldienne, et d’adhérer à la fédération des métaux, dirigée par Merrheim.
Décrivant le départ de Berne pour Zimmerwald, Trotsky écrit plus tard dans Ma Vie : « Les délégués prirent place, en se serrant, dans quatre voitures et gagnèrent la montagne. Les passants considéraient avec curiosité ce convoi extraordinaire. Les délégués eux-mêmes plaisantaient, disant qu’un demi-siècle après la fondation de la Première internationale, il était possible de transporter tous les internationalistes dans quatre voitures. Mais il n’y avait aucun scepticisme dans ce badinage. Le fil de l’histoire casse souvent. Il faut faire un nouveau nœud. C’est ce que nous allions faire à Zimmerwald. ».
Le 29 février 1916, le troisième numéro du Bulletin de la Commission socialiste internationale peut offrir aux « social-patriotes » une liste impressionnante d’adhésions collectives à Zimmerwald : partis, syndicats, groupes parlementaires, organisations locales, jeunesses socialistes, groupes d’opposition de gauche, journaux... A cette date, et selon la CSI, ont adhéré à Zimmerwald :
- le Parti socialiste italien
- le Parti socialiste suisse
- le British Socialist Party
- l’Independant Socialist Party
- le Parti socialiste roumain
- les trois partis socialistes russes : bolchévik, menchévik et socialiste-révolutionnaire
- le Bund
- la social-démocratie polonaise et lithuanienne
- le Parti social-démocrate de Lettonie
- les deux partis social-démocrates de Bulgarie
- le Parti socialiste du Portugal
- le Parti socialiste et le Parti socialiste-ouvrier d’Amérique
- les Jeunesses socialistes de Suède, de Norvège et du Danemark
- la Ligue socialiste internationale d’Afrique du Sud
- la CGT italienne
- la Fédération syndicale de Bulgarie
- la ligue socialiste révolutionnaire de Hollande
... à quoi s’ajoutent les minorités socialistes et syndicales de gauche des autres mouvements, notamment en France et en Allemagne. Là où les partis et syndicats officiels n’ont pas adhéré à Zimmerwald, les minorités sont en effet devenues actives, et poussent au changement. En Allemagne, Liebknecht annonce le 13 mars 1916 que 5 000 soldats sont détenus dans les prisons civiles prussiennes pour cause de surpopulation des prisons militaires, et proclame que « si se déclarer contre la guerre constitue un crime de haute trahison (...) c’est un honneur d’être aujourd’hui un traître en Allemagne ».
Début 1916, une nouvelle conférence socialiste international apparaît nécessaire aux partisans de Zimmerwald. D’abord parce que la guerre, désormais, semble vouloir s’étendre à l’ensemble de l’Europe, que l’absence de percée sur le front occidental a provoqué une telle extension maritime du conflit que la question de l’intervention américaine commence sérieusement à se poser, et que sur l’arrière du front de l’est, en Russie, la situation semble (et, en réalité, est) annonciatrice des crises espérées par Lénine. Ensuite, parce qu’à l’intérieur du mouvement socialiste, rien n’a réellement bougé ; la Commission socialiste internationale de Berne, mise en place par les zimmerwaldiens, n’était qu’un organe de coordination de l’information, et n’avait aucun pouvoir. Si son existence même était un défi au Bureau socialiste international, elle ne disposait d’aucune délégation de compétences. La conférence de Zimmerwald avait produit un manifeste qu’avaient en quelque sorte signé une douzaine de partis, mais cette signature n’était qu’une adhésion politique théorique, et non un engagement organisationnel. Zimmerwald était une idée, non un parti.
Grimm adressa donc, au nom de la CSI, une circulaire aux partis et groupements ayant adhéré à Zimmerwald. Il leur proposait, pour pouvoir organiser une seconde conférence, de créer un nouvel organisme, une commission élargie qui aurait le pouvoir d’engager dans l’intervalle des conférences, toutes les actions nécessaires à la réalisation des objectifs du mouvement.
La proposition de Grimm est favorablement accueillie : la commission élargie tient sa première réunion à Berne, du 5 au 8 février. Ceux qui y participèrent représentent « l’élite » de la gauche révolutionnaire européenne : Platten, Münzenberg, Martov, Martinov, Axelrod, Zinoviev, Lénine, Radek, Rakovsky, Ledebour, Guilbeaux, Serrati... La plupart des Français et des Allemands n’avaient cependant pas pu se rendre à Berne ; du coup, la conférence, de plénière, se fit consultative et prépara la "seconde conférence de Zimmerwald", qu’elle voulait convoquer le plus vite possible. Les représentants allemands décrivent la montée de l’opposition à la guerre dans l’Empire. Une conférence avait eu lieu le 1er janvier, au domicile de Karl Liebknecht, organisé par Rosa Luxemburg et lui-même, et avait adopté un manifeste (des "thèses") développant la résolution de Zimmerwald en y ajoutant une critique du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », que Rosa Luxemburg considérait comme une « machine de guerre de la bourgeoisie contre le prolétariat », qu’elle divisait en nations séparées alors que le capital, lui, se concentrait internationalement.
Cette seconde conférence, il est décidé de la convoquer ouvertement mais en indiquant à la presse un lieu et une date fictifs. Le débat est rude sur l’ordre du jour, la création d’une Troisième internationale n’y figurant finalement pas. L’invitation fut large : les " kautskystes " allemands et autrichiens la reçurent, et répondirent qu’ils viendraient si Kautsky et Haase venaient aussi - ce qu’ils ne firent pas. La lettre circulaire de convocation de la seconde conférence de Zimmerwald exprimait les propositions qui semblaient faire consensus au sein du mouvement zimmerwaldien : le développement de la lutte contre la guerre, la reconstitution de l’internationalisme (et non pas seulement de l’ancienne Internationale).
De nombreuses "contributions au débat" avaient été adressées à la CSI : thèses de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, appels de la Ligue socialiste révolutionnaire et du Parti social-démocrate de Hollande, projet de manifeste du groupe Natche Slovo de Trotsky et de La Vie Ouvrière de Merrheim...
Les thèses de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht insistaient sur le caractère impérialiste de la guerre, et sur ses conséquences et constatant enfin que « La Deuxième internationale a été brisée par la guerre », Luxemburg et Liebknecht prônent la création d’une nouvelle Internationale, « nécessité vitale pour le socialisme ».
Dès que la nouvelle de la convocation d’une seconde conférence de Zimmerwald fut connue, les groupes qui avaient adhéré aux conclusions de la première précisèrent leurs positions, en attendant de les défendre lors de la conférence. A Paris, Naché Slovo se résigne à être absent de ce qui sera Kienthal : Trotsky n'obtient ni passeport et visa, et aucun membre du groupe non plus. Naché Slovo doit donc se contenter d’envoyer un rapport et un projet de manifeste. La Vie Ouvrière se trouvant dans la même situation les deux groupes décidèrent d’une contribution commune, à l’initiative de Trotsky, quoique La Vie Ouvrière, groupe purement syndical, n’était pas affiliée à la Deuxième Internationale. Naché Slovo et La Vie Ouvrière partagent la conviction qu’il faut créer un nouvel organisme international, différent (séparé) de l’Internationale politique et de l’Internationale syndicale, à partir du regroupement opéré autour des thèses de Zimmerwald.
Le « projet de manifeste » proposé par Naché Slovo et La Vie Ouvrière commence par faire le constat que la guerre est encore loin de son terme. De cette situation, la social-démocratie en partage la responsabilité, et donc, face à sa trahison il importe désormais de constituer, un nouveau mouvement international, et internationaliste. Face à la guerre, quel doit être le programme de la gauche révolutionnaire ? Une lutte sans merci contre le nationalisme, le rejet définitif des crédits militaires indépendamment de la situation stratégique et diplomatique du pays, la dénonciation impitoyable des mensonges de la défense nationale et de l’union sacrée, la mobilisation des prolétaires pour l’attaque révolutionnaire contre la société bourgeoise, telles sont les conditions nécessaires pour la création d’une véritable Internationale socialiste.
Le 24 avril 1916, à Kienthal, Robert Grimm ouvre la deuxième conférence de Zimmerwald. Le manifeste appelle les travailleurs à lutter pour « imposer immédiatement la paix sans annexion », à se « dresser contre la guerre et ses conséquences » ; appelle également les « prolétaires des pays neutres » à venir en aide aux socialistes des pays belligérants dans la lutte difficile qu’ils mènent contre la guerre « et à s’opposer de toutes (leurs) forces à l’extension de la guerre ». De Kienthal, la gauche révolutionnaire invite les socialistes de tous les pays à agir conformément aux décisions des congrès internationaux de l’Internationale, et à s’entremettre « pour faire cesser promptement la guerre ».
Sur le reste des débats, notamment sur l'Internationale, le texte est encore un compromis entre ceux qui pensent qu'il sera possible de reconstituer la Deuxième internationale par la simple élimination des leaders compromis dans le chauvinisme et la collaboration de classe et ceux qui pensent qu'il faut désormais construire une Troisième internationale.
Le manifeste de Kienthal a évidemment quelque difficulté à être diffusé dans les pays belligérants et au sein de leurs mouvements socialistes - les seuls, au fond, qui pouvaient lui donner une suite réelle. En Italie, où le PS avait adhéré officiellement à Zimmerwald, L’Avanti !, victime de la censure, devra se contenter d’annoncer (le 7 mai) la tenue de la conférence, en l’illustrant de photos de l’auberge où elle se tint, et de publier la liste des organisations ayant adhéré à Zimmerwald et diffusera lui-même, directement et illégalement, à 150 000 exemplaires, le manifeste de Kienthal. L'Humanité n'en parle que le 11 mai.. et pour évidemment en dire du mal !
Le 1er mai 1916, le groupe Spartacus organise une manifestation contre la guerre à Berlin. Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht sont arrêtés. Une vague de grèves se déclenche dans la ville à l'initiative des « délégués révolutionnaires ». Les premières grèves dans les usines d'armement ont lieu en France en 1916.
1916 c'est l'année de Verdun et ses centaines de milliers de morts et de blessés... Léon Trotsky écrit « sous Verdun, on forge notre demain ». Celui-ci est expulsé de France à l'automne et il écrit alors une lettre ouverte à Jules Guesde le 11 octobre 1916 : « Vous vous consolez peut-être en pensant que nous sommes peu nombreux ? Cependant, nous sommes bien plus nombreux que ne le croient les policiers de tous rangs. Ils ne s'aperçoivent pas, dans leur myopie professionnelle, de cet esprit de révolte qui se lève de tous les foyers de souffrance, se répand à travers la France et toute l'Europe, dans les faubourgs ouvriers et les campagnes, les ateliers et les tranchées. Vous avez enfermé Louise Saumoneau dans une de vos prisons, mais avez-vous diminué pour cela le désespoir des femmes de ce pays ? Vous pouvez arrêter des centaines de Zimmerwaldiens après avoir chargé votre presse de les couvrir une fois de plus de calomnies policières, mais pouvez-vous rendre aux femmes leurs maris, aux mères leurs fils, aux enfants leurs pères, aux infirmes leur force et leur santé, au peuple trompé et saigné à blanc la confiance en ceux qui l'ont trompé ? Descendez, Jules Guesde, de votre automobile militaire, sortez de la cage où l'État capitaliste vous a enfermé, et regardez un peu autour de vous. Peut-être le destin aura une dernière fois pitié de votre triste vieillesse et pourrez-vous percevoir le bruit sourd des événements qui s'approchent. Nous les attendons, nous les appelons, nous les préparons. Le sort de la France serait trop affreux si le calvaire de ses masses ouvrières ne conduisait pas à une grande revanche, notre revanche, où il n'y aura pas place pour vous, Jules Guesde, ni pour les vôtres. Expulsé par vous, je quitte la France avec une foi profonde dans notre triomphe. Par-dessus votre tête, j'envoie un salut fraternel au prolétariat français qui s'éveille aux grandes destinées. Sans vous et contre vous, vive la France socialiste ! ».
Marie-Hélène Duverger
Université d'été du NPA - 25/08/2014
dans le cadre du cycle « Il y a 100 ans, la Première Guerre Mondiale »,
la deuxième partie traitait du rôle de Jean Jaurès
Bibliographie essentielle
Alfred Rosmer, Le mouvement ouvrier pendant la première guerre mondiale, vol 1 et 2 (1936/1957). Réédité par Les bons caractères.
Léon Trotsky, Ma vie, Gallimard.
Lénine, La faillite de la Deuxième Internationale, 1915, marxist.org
Karl Liebknecht, Militarisme, guerre et révolution, ed. Maspéro (épuisé)
Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie, 1915, marxist.org