Les mouvements de grève qui ont agité La Poste depuis le début de l’année ont été marqués par la grande détermination de leurs participants. Malgré une répression patronale très dure et un relatif isolement, ils ont souvent gagné sur les revendications. Les leçons à en tirer sont utiles bien au-delà de cette entreprise.
173 jours de grève des facteurs de Rueil, La Garenne-Colombes/Bois-Colombes, Courbevoie et Gennevilliers (92), 60 jours à Epinay (91), 51 à Paris 15°, 25 à Decazeville, 93 à Ajaccio, plus de 100 jours à Aubigny dans le Cher (conflit toujours en cours)… Le nombre des grévistes dans ces conflits qui se sont pour la plupart déroulés entre mai et juillet 2014 est relativement réduit : une petite centaine à Paris 15° et dans le 92, 64 à Ajaccio, une quinzaine à Epinay et Aubigny. Cela ne les a pas empêchés de parvenir à faire reculer la direction de La Poste.
Un salariat atomisé, des attaques brutales
Les conditions de la lutte sont pourtant défavorables aux postiers sur plusieurs plans. Avec environ 15 000 établissements et 235 000 postiers, la taille moyenne d’un centre postal est de moins de 16 personnes, dont 10 salariés d’exécution. Seuls trois centres ou sites dépassent les 1000 personnes, 200 à 300 ayant plus de 150 salariés. Comme dans beaucoup d’entreprises, les postiers sont fragmentés en une multitude de statuts : fonctionnaires, contractuels, intérimaires, contrats précaires, sous-traitants – sans parler des filiales et des concurrents. Sur un site tel que celui de la plate-forme colis de Gennevilliers, on peut avoir affaire à quatre ou cinq employeurs différents.
Les postiers font face à une offensive brutale. 100 000 emplois ont été supprimés entre 2002 et 2012. Après un ralentissement des restructurations lors de la crise provoquée par la vague des suicides dans l’entreprise, non seulement les suppressions d’emplois continuent, mais la direction s’est dotée de nouveaux objectifs. La multiplication des tâches à prendre en charge par les postiers en fait partie. La pression s’accentue en particulier sur les facteurs.
La restructuration qui visait Epinay est représentative des bouleversement du cadre de travail voulus par la direction. La Poste entendait imposer aux facteurs à la fois une délocalisation, une pause méridienne supposant des suppressions d’emplois, mais aussi la « sacoche » : les facteurs ne se rendraient plus le matin dans un centre pour y effectuer en commun une partie de leurs tâches, car une sacoche de courrier déjà trié leur serait donnée pour qu’ils aillent le distribuer, chacun de son côté sans même croiser ses collègues.
La Poste étant historiquement une administration, ses salariés bénéficient d’une présence syndicale plus forte et dense que la moyenne. Cependant, les luttes postales sont marquées depuis plusieurs décennies par une fragmentation extrême. La quasi totalité des grèves se mène site par site, voire service par service. La dernière grève reconductible nationale majoritaire remonte à 1974. Lors du passage aux 35 heures, en 1999-2000, 2000 bureaux avaient été en grève durant la même période et sur la même question, mais les directions syndicales n’avaient rien fait pour constituer un mouvement national unifié.
Comment ces grèves ont gagné
Les grèves du printemps et de l’été ont arraché des avancées réelles : Paris 15° a pu conserver son régime de travail (c’était la principale revendication des grévistes), Ajaccio a obtenu des créations d’emplois au lieu des sept suppressions prévues au départ, et à Epinay la direction a dû annuler son plan de restructuration.
Deux traits distinctifs qui expliquent le succès de ces grèves sont leur détermination et leur durée. Il était courant chez certains grévistes du 92 de plaisanter à propos de la durée de leur mouvement : « et toi, tu continues jusqu’à quand, décembre ? ». Mais ils ne plaisantaient qu’à moitié… Quelques jours après la reprise à Paris 15°, un jeune facteur a eu à subir le comportement agressif d’un petit chef. Les anciens grévistes ont alors décidé de se donner rendez-vous plusieurs jours de suite, un quart d’heure avant la prise de service, et ils furent donc 30 ou 40 à aller ensemble dire bonjour à leur jeune collègue en difficulté, sans même adresser la parole au petit chef qui du coup n’en menait pas large…
L’autre caractéristique de cette petite vague de grèves, c’est le lien établi entre les groupes de grévistes : manifestations communes devant le Siège, déclarations communes remises à la direction, conférences téléphonées, blog commun de recensement des grèves… Des actions interprofessionnelles ont aussi été menées avec les intermittents et précaires, les cheminots, en Corse avec les marins de la SNCM. Les postiers en grève se sont tournés vers leurs collègues et vers les autres secteurs. Les barrières habituelles entre départements ou entre syndicats ont été franchies ; sur une échelle certes petite, mais c’est une expérience précieuse.
Zoom sur la grève dans les Hauts-de-Seine
La grève dans les Hauts-de-Seine est la plus longue de la série. Pourquoi une telle durée ? Tout d’abord, le bureau ayant pris l’initiative, celui de Rueil-Malmaison, avait réussi à repousser tous les projets de restructuration depuis 1999, par une série de grèves reconductibles en 2005, 2007 et 2009. C’est le seul bureau de France métropolitaine à ne pas avoir subi de suppressions de tournées. Il s’agit évidemment d’un symbole, que la direction de La Poste s’est acharnée à tenter de détruire.
Le point de départ n’avait pourtant rien à voir avec la défense par les facteurs de leurs propres tournées. C’est suite au non renouvellement du contrat précaire d’une de leurs collègues que 87 % des facteurs se sont mis en grève reconductible le 29 janvier dernier. Mais ce sont en fait quatre contrats précaires qui n’avaient pas été renouvelés entre fin 2013 et début 2014. Ces quatre ex-postiers se sont impliqués dans la grève, participant aux actions, votant en AG à l’égal des autres grévistes, faisant de cette grève une lutte commune entre chômeurs/précaires et salariés dotés d’un emploi. La grève s’est ainsi déclenchée sur une question épineuse pour la direction de La Poste comme pour le patronat en général, celle de la précarité.
La direction s’est obstinée à refuser de négocier et à réprimer – comme les grévistes des autres régions en ont également fait l’expérience. L’isolement des grévistes du 92 pendant une longue phase de leur lutte a aussi contribué à prolonger le conflit. Isolement géographique entre fin janvier et avril, mais également syndical et politique : les équipes dirigeantes des différentes forces syndicales et politiques ont, chacune à leur manière, montré à la direction de La Poste qu’une défaite des postiers du 92 ne les auraient pas vraiment dérangé. Les grévistes ont même été désavoués publiquement par les élus de SUD au Comité technique national…
Ce qui a néanmoins permis d’arracher l’embauche des précaires, comme de repousser les plans de suppressions d’emplois et d’améliorer les conditions de travail des facteurs remplaçants, c’est le fait d’avoir persisté dans une politique de regroupement. D’abord des bureaux : c’est désormais une tradition bien établie dans le 92, quand un bureau part en grève, il s’adresse aux autres : plusieurs bureaux se sont donc agglomérés, chacun sur ses propres revendications. Ensuite des métiers : suite à des liens développés au préalable, les guichetières du bureau de Rueil Jaurès ont fait grève deux samedi de suite aux côtés des facteurs, obtenant l’annulation de la restructuration qui visait leur centre ; quant aux facteurs, ils ont fait cause commune avec la plate-forme colis (PFC) de Gennevilliers, qui a été en grève reconductible pendant dix jours, dont quatre en majoritaire. La PFC a repris le travail sans avoir obtenu gain de cause, mais c’est la première fois depuis la séparation des métiers à La Poste qu’une telle grève reconductible commune de plusieurs métiers est menée.
Mais regroupement également entre départements : les grévistes du 92 ont déployé beaucoup d’énergie pour s’adresser aux autres postiers quel que soit leur département. Ils se sont déplacés en masse à de multiples reprises dans les bureaux parisiens, et même jusqu’à Tours pour aller soutenir un militant visé par la répression. Cette auto-activité aurait été impossible sans les AG quotidiennes et l’élection d’un comité de grève.
L’un des éléments décisifs pour sortir de l’isolement et arracher le protocole de fin de conflit a été sans conteste la connexion établie avec les intermittents et précaires. Les grévistes du 92 avaient lancé un appel aux autres secteurs mobilisés à manifester ensemble le 12 avril et c’est à cette occasion que le lien s’est établi. Actions « coups de poing » communes, prises de parole communes dans des bureaux de poste… et même occupation par les intermittents et précaires du siège national courrier de La Poste début juillet, qui a contribué de manière décisive à débloquer les négociations. A la faveur de ces actions et discussions, de cette expérience commune de lutte, un enrichissement mutuel s’est opéré bien au-delà des seuls militants habituels. Des dizaines de grévistes ont pu vérifier par eux-mêmes que la « convergence des luttes » est bien plus qu’un slogan.
Et maintenant ?
La direction de La Poste s’était donnée comme objectif d’écraser les grévistes du 92 et d’éradiquer l’équipe syndicale ayant mené le mouvement. Elle a clairement échoué… pour l’instant. Avec quinze procédures disciplinaires, dont le licenciement sec d’un représentant SUD à Bois-Colombes, quatre représentants qui risquent très sérieusement le licenciement ou la révocation, deux nouvelles procédures de licenciement lancées récemment dans le 91 et dans le Cher, le problème de la répression et de comment y résister devient essentiel.
La question du regroupement des équipes militantes ayant mené et menant encore à l’heure actuelle ces conflits est posée, pour faire face à la répression et plus généralement pour sortir de l’émiettement « historique » des luttes postales. Ce que l’on peut d’ores et déjà tirer de cette dernière phase, c’est qu’une frange de postiers est disposée à lutter et à se regrouper, y compris avec d’autres secteurs. Elle est minoritaire, mais représente un point d’appui fondamental pour la suite.
Ornella Chesnutt
Revue L'Anticapitaliste n° 58 (octobre 2014)