Des élections présidentielles auront lieu le 12 octobre 2014 et contrairement aux autres dirigeants latino-américains considérés « de gauche », Evo Morales ne devrait pas avoir de difficulté à être réélu. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas en Bolivie de grandes contradictions, qui tôt ou tard éclateront.
Comme la majorité des gouvernements dits progressistes du continent latino-américain, Evo Morales est arrivé au pouvoir, en 2006, porté par une mobilisation de masse. Les luttes contre la privatisation de l’eau et du gaz avaient fait tomber plusieurs gouvernements. La situation du pays était alors calamiteuse.
Huit ans plus tard, la Bolivie affiche un taux de croissance de 5 %, l’inflation est tombée au niveau (très bas pour la région) de 6,5 %, le taux de chômage qui était de 11 % s’est réduit à 3 % selon le gouvernement et 5 % selon des experts indépendants. La balance commerciale et les comptes publics dégagent des excédents, tandis qu’avec l’aide de l’Argentine, de la France et de l’Iran, Morales se prépare à développer l’énergie nucléaire [1]. Sur le plan social, le bureau en Bolivie du Haut-commissariat de l’ONU pour les droits de l’Homme a relevé l’an dernier une série d’avancées en matière de santé, d’éducation et d’accès aux services de base, en soulignant que le gouvernement s’est ainsi gagné le soutien d’une grande partie de la population la plus pauvre [2].
Au plan politique, le parti de Morales, MAS-IPSP (Mouvement vers le socialisme – Instrument politique pour la souveraineté des peuples) occupe le centre de la scène. Le MAS dispose d’une majorité de plus des deux tiers à l’Assemblée législative plurinationale, contrôle la majorité des régions et la plupart des municipalités, exerce une influence déterminante dans les décisions de la Cour électorale et du pouvoir judiciaire. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce qu’à quelques semaines de l’élection, les sondages donnent 56 % à Morales contre 17 % à son suivant immédiat [3], ce qui lui assurerait un troisième mandat consécutif – à courir jusqu’en 2020 [4].
Mais si Morales apparaît ainsi comme le seul dirigeant « progressiste » du continent dont le gouvernement ne soit pas en crise, la situation est cependant plus complexe.
Les deux programmes d’Evo Morales
Le duo entre Morales et García Linera (le vice-président, qui joue un rôle politique important) est arrivé au pouvoir avec un mandat populaire mais aussi avec son propre projet. En tant que candidats du MAS-IPSP, il se présentaient dans le cadre d’un accord programmatique passé entre le « noyau fondateur » (composé des six fédérations du syndicat des producteurs de coca dirigé par Morales, de la CSTUCB, Centrale syndicale unitaire des travailleurs-paysans de Bolivie, de la Fédération nationale des femmes paysannes, de la CIDOB, Confédération des peuples indigènes de Bolivie et de la Confédération des retraités) et la COB (Centrale ouvrière bolivienne), les syndicats de l’éducation et de la santé, les fédérations et associations de voisins, les associations de mineurs « coopérativistes » et la CONAMAQ, Confédération des peuples quechuas. Les quatre points de ce programme étaient la nationalisation des hydrocarbures, une Assemblée constituante pour créer un État plurinational, une réforme agraire, le jugement et le châtiment des responsables de la répression de la mobilisation populaire.
Mais Morales et García Linera avaient également leur propre projet. Selon ce que ce dernier expliqua peu après leur victoire électorale, leur objectif était une « transformation radicale de la société et de l’État, mais pas dans une perspective socialiste » ; le socialisme était en effet quelque chose d’impensable en Bolivie car (toujours selon ses mots) « il y a un prolétariat minoritaire démographiquement et inexistant politiquement, et l’on ne construit pas le socialisme sans prolétariat ». A la place, il proposait un « capitalisme andino-amazonien », défini comme « la construction d’un État fort, qui régule l’expansion de l’économie industrielle, extraie ses excédents et les transfère vers les communautés pour développer des formes d’auto-organisation et de développement marchand spécifiquement andin et amazonien » [5]. Ceci s’accompagnait de l’adoption d’un modèle de développement capitaliste extractiviste, basé sur le développement des exportations de matières premières. L’exploitation des hydrocarbures et des mines a été intensifiée, et la culture industrielle du quinoa (une « proto-céréale » aux fortes qualités nutritionnelles) et du soja a été introduite.
Quant à la mise en application du mandat populaire, elle a rencontré nombre de problèmes. La réaction de l’oligarchie blanche des propriétaires terriens de l’Est, ainsi que des partis bourgeois traditionnels, à la mise en place de l’Assemblée constituante et de l’État plurinational, a pris la forme d’une menace de sécession. En lien avec les mouvements populaires, Morales a alors défait l’opposition la plus intransigeante. L’État plurinational a vu le jour, même si les droits désormais reconnus aux communautés originaires n’ont pas été mis en application, ce qui constitue une source permanente de conflits.
Extractivisme à tout-va, misère et inégalités
Pour mettre en œuvre sa politique agroindustrielle, Morales avait besoin des latifundistes de l’Est. L’essentiel des subventions et aides à l’agro-industrie est allé à la fraction de ces élites qui a accepté de négocier. La réforme agraire s’est limitée à la remise à des paysans sans terre de parcelles situées dans des zones marginales de l’Amazonie, et à celle de titres de propriété à des petits agriculteurs pour des terres qu’ils travaillaient déjà. Le résultat a été une aggravation des inégalités entre l’est, latifundiste et tourné vers l’agro-exportation, et l’ouest indigène où les divisions successives de petites parcelles contraignent les paysans à émigrer vers les villes ou à devenir ouvriers agricoles. Quant à l’introduction du quinoa et du soja, elle liquide les cultures traditionnelles en étendant les surfaces destinées aux cultures commerciales.
L’exode urbain a pour conséquence la croissance des villes au détriment de terres auparavant consacrées à la production agropastorale. Devant le manque de nouvelles terres à cultiver, les communautés paysannes occupent des terres indigènes, des zones forestières et d’autres zones protégées. Les conflits entre municipalités et régions pour l’exploitation de terres ou de gisements miniers montrent les conséquences sur le tissu social d’un modèle de développement extractiviste.
Quand bien même la constitution consacre le « bien vivre » en « harmonie avec la nature », l’extractivisme impose sa logique économique. Selon la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine), la part des matières premières dans le total des exportations boliviennes est passée de 89,4 % en 2005 à 93 % en 2013. Les 43 millions de mètres cube de gaz naturel exportés chaque jour représentent à l’année 5,6 milliards de dollars, soit 42 % des exportation du pays [6]. Dans le même temps, avec le remplacement des cultures traditionnelles par le quinoa et le soja, les importations d’aliments ont crû de 28 %.
Alors que la Bolivie dispose de 15 milliards de dollars de réserves de change et a un excédent commercial de 51 %, 40 % de sa population vit toujours avec moins de deux dollars par jour. Les accords salariaux ne vont jamais au-delà de l’inflation, et la Bolivie a le salaire minimum le plus bas d’Amérique latine – 200 dollars par mois, alors que le panier des biens et services de base est de 1000 dollars [7]. La décision toute récente de légaliser le travail des enfants de plus de 10 ans (car, a déclaré Morales, cela « les aide à acquérir une conscience sociale » !) a pour toile de fond le fait que l’exploitation des enfants, qui représentent un cinquième de la force de travail bolivienne, aide à maintenir des salaires de misère. Au cours des dernières années, les dépenses sociales n’ont augmenté que marginalement. Le décile le plus riche de la population perçoit 45,4 % des revenus, et le plus pauvre seulement 1 %. Le coefficient de Gini (mesurant les inégalités), qui était de 57,9 en 1999 (un des niveaux les plus élevés au monde), est passé à 58,1 en 2009 [8].
Les conflits sociaux sous le deuxième mandat de Morales
Pendant le deuxième mandat de Morales, l’approfondissement des politiques extractivistes et la recherche des équilibres macroéconomiques (budget, balances commerciale et des paiements) ont provoqué une augmentation de la conflictualité sociale.
Les rapports entre Morales et ses bases indigènes ont été pour le moins complexes. Le report de la législation sur l’autonomie des territoires indigènes – afin de les garder sous le contrôle de l’État central – a provoqué la rupture de la CIDOB (l’organisation des communautés guaranis) et de la CONAMAQ (communautés quechuas). Le conflit du « Territoire indigène du Parc national Isidoro Secure », déclenché lorsque le gouvernement a voulu construire une autoroute à travers ces terres, ne posait pas seulement un problème écologique mais aussi celui du respect des décisions des peuples originaires, pourtant sanctionné dans la Constitution.
La décision de maintenir à tout prix les comptes publics en excédent a provoqué de fortes tensions avec la COB. En décembre 2010, quand le gouvernement a voulu éliminer les subventions sur l’essence, la COB s’est jointe aux protestations urbaines – jusqu’à ce que la mesure soit, un mois plus tard, annulée. En avril-mai 2011, la COB lança une série de manifestations face au refus du gouvernement de répondre à ses revendications salariales. Les affrontements continuèrent jusqu’en janvier 2012, quand les demandes de la COB furent finalement acceptées.
En mai 2013, le gouvernement lança une réforme du système des retraites, qui affectait tout particulièrement les mineurs. La COB et les mineurs de Huanuni, la principale mine d’État, appelèrent alors à une grève générale qui dura deux semaines9. Les syndicats enseignants et même celui des policiers unirent leurs revendications à celles des mineurs et de la COB. Les travailleurs bloquèrent des routes et dynamitèrent des ponts. Le gouvernement les accusa de vouloir le faire tomber. La CIDOB et la CONAMAQ apportèrent leur soutien aux grévistes, en répliquant que le gouvernement voulait une confrontation avec le peuple bolivien. Dans tout le pays, les heurts entre les grévistes et les secteurs pro-gouvernement furent violents. La COB et les mineurs durent finalement accepter l’essentiel du plan gouvernemental : partir en retraite avec 70 % du salaire au lieu de 100 %, et pour les mineurs cotiser pendant 35 ans au lieu de 30 précédemment – l’âge de départ étant cependant abaissé de 65 à 58 ans.
Sur ce fond de tensions croissantes entre le pouvoir exécutif et la centrale ouvrière, la COB avait engagé en mai 2013 le processus de formation d’un Parti des travailleurs (PT), dans la perspective d’une confrontation avec Morales à l’occasion de l’élection de 2014. En décembre 2013, le gouvernement décida cependant, par décret, de doubler la prime de fin d’année versée aux salariés et ce « geste de paix » suffit à la direction de la COB pour dissoudre le PT et se mettre à soutenir la nouvelle candidature de Morales, liquidant ainsi la première possibilité de voir se former en Bolivie un parti de classe.
Et maintenant ?
Le premier mandat de Morales a été marqué par les heurts entre le gouvernement et la bourgeoisie latifundiste qui refusait de perdre ses privilèges, crise qui a été résorbée par une série de concessions du gouvernement. Au sein de la population, les interrogations se sont développées quant au fait que l’on vivait toujours aussi mal alors même que l’économie « fonctionnait ». Dans le même temps, le processus constitutionnel a rendu les gens plus conscients de leurs droits et, face aux dysfonctionnements et aux scandales, les demandes de « bon gouvernement » se multiplient aujourd’hui. Le prestige de Morales a souffert. Les moyens extra-légaux auxquels il a recours, ses alliances secrètes avec des groupes d’influence, les quotas mis en place pour des organisations sociales dans les administrations publiques, les « stimulants sélectifs » servant à obtenir un soutien politique en échange de moyens matériels commencent à être contestés. Ses tentatives de placer ses gens sur les listes de candidats ont rencontré la résistance des femmes du MAS et, pour la première fois, la parité et l’alternance homme-femme seront respectées sur toutes les listes de cette formation [10].
Le second mandat de Morales a été marqué par une série de conflits entre le gouvernement et les secteurs populaires qui exigent l’application des quatre points du programme fondateur du MAS. La société bolivienne se caractérise par un haut niveau d’organisation et de participation aux luttes. En 2008, trois Boliviens sur dix disaient avoir pris part à un blocage de route. De plus, il est commun que lorsqu’un secteur entre en lutte, d’autres se joignent à lui avec leurs propres revendications, parce qu’ils savent qu’ainsi les possibilités de gagner sont meilleures [11]. Souvent, cela fonctionne : confronté à des grèves de la faim, des blocages de route et des manifestations de masse, le gouvernement préfère autant que possible céder au dernier moment afin d’éviter des affrontements violents.
La contradiction entre les exigences populaires et le modèle économique de Morales ne pourra que s’aiguiser. Jusqu’à quand le peuple bolivien, acteur en 1953 de la seule révolution ouvrière et socialiste que l’Amérique latine ait connu, et dont les traditions d’auto-organisation et d’armement populaire restent vivaces, acceptera-t-il que le gouvernement applique un programme contraire à celui sur lequel il a été porté au pouvoir ? Jusqu’à quand le gouvernement parviendra-t-il à jouer certains secteurs des classes populaires contre d’autres ? Ce sont les grandes inconnues du troisième mandat à venir.
Virginia de la Siega
Revue L'Anticapitaliste n° 58 (octobre 2014),
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[1] « Evo avec plus d’énergie », Página 12, 29/06/2014 : www.pagina12.com.ar/diario/elmund...
[2] Idem.
[3] Página 7, 26/08/2014 : www.paginasiete.bo/nacional/2014/...
[4] Si la Constitution interdit qu’un président effectue plus de deux mandats successifs, le Tribunal constitutionnel a considéré que ceux-ci devaient être comptabilisés à compter de l’adoption de cette même nouvelle constitution.
[5] Garcia Linera, Alvaro, « Le capitalisme andino-amazonien », Le Monde Diplomatique (édition latino-américaine) : www.lemondediplomatique.cl/El-capitalismo-andino-amazonico.html
[6] Página 12, « Réserves boliviennes », 23/07/2014 : www.pagina12.com.ar/diario/econom...
[7] Clarín, 15/06/2014, « La Bolivie d’Evo, un miroir pour Cristina ?» : www.clarin.com/politica/Bolivia-E...
[8] Petras, James, « Bolivie sous Evo : radicalisme à l’extérieur, orthodoxie à la maison », Somos Sur : somossur.net/bolivia/politica/seg...
[9] Voir Tout est à Nous/L’Anticapitaliste, revue n° 44 de juin 2013.
[10] Fondation Unir, « Infographie du conflit : en juillet, les niveaux de violence ont diminué par rapport aux mois précédents »: http://unirbolivia.org/nuevo/infografia-...
[11] Komadina, Jorge, « Conflits et défis politiques et institutionnels du deuxième gouvernement d’Evo Morales » : www.gobernabilidad.org.bo/revista...