Kobané, les guerres du Proche-Orient et la résistance des peuples

Les conquêtes militaires et les actes barbares de Daech (l’« État islamique »), la campagne de bombardements aériens entreprise par les États-Unis, la résistance héroïque – et à ce jour victorieuse – des forces kurdes liées au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), d’abord près des monts Sinjar puis dans la ville de Kobané, ont placé les événements en Irak et en Syrie au centre de l’attention mondiale…

Les affrontements qui secouent cette région du monde impliquent cependant beaucoup plus que ces trois acteurs-là, aussi importants soient-ils. La révolution qui reste vivante et a plusieurs visages – social, démocratique et national – fait face à une contre-révolution elle aussi multiforme, englobant les régimes en place comme les grandes puissances impérialistes, le laïque Al-Sissi comme les réactionnaires fanatiques religieux de Daech... ou d’Israël. A quoi s’ajoutent les conflits d’intérêts opposant entre eux des États et cliques bourgeoises, sans oublier l’intervention d’un autre impérialisme, la Russie sans laquelle le régime de Bachar el-Assad n’aurait pas pu survivre face à l’insurrection populaire.

Non pas une, mais des guerres

Le chaos qui règne en Irak et en Syrie, deux pays dont les structures étatiques ont volé en éclats, et qui menace de s’étendre ailleurs (à commencer maintenant par le Liban), résulte essentiellement de deux facteurs. Les conséquences catastrophiques des interventions impérialistes, en premier lieu les guerres américaines en Irak, se sont combinées à la poussée mais aussi l’impasse actuelle des révolutions arabes. Et cela se produit dans une région à la fois stratégique de par ses puits de pétrole et particulièrement fragile, aux frontières largement artificielles dessinées par la décolonisation, aux régimes reposant sur des minorités confessionnelles mis en place avec le soutien des impérialistes, aux puissances régionales (Iran, Arabie saoudite, Turquie) montantes et concurrentes…

La résultante est que l’on assiste non pas à une guerre mais à un entrecroisement de conflits : la révolution syrienne face à la barbarie du régime d’Assad, soutenu par l’Iran et la Russie ; la révolte sunnite contre le régime confessionnel et revanchard installé par les États-Unis en Irak ; le combat des Kurdes pour leur autodétermination nationale, faisant face notamment (mais non exclusivement) à l’État turc ; la guerre que Daech mène désormais contre tous, mais qui vise principalement les deux forces progressistes organisées que sont les révolutionnaires syriens laïques et les résistants kurdes ; et, depuis les mois d’août en Irak et de septembre en Syrie, l’intervention armée des États-Unis et de leur coalition qui tentent avec les plus grandes difficultés de stabiliser la situation, en vue de restaurer à plus long terme un ordre qui préserve leurs intérêts.

Les contradictions de l’intervention US

La nouvelle intervention militaire des États-Unis (et de leurs alliés, dont la France en position très subordonnée avec ses seuls trois Rafale) change la donne. Jusqu’à aujourd’hui, l’administration Obama maintient que son action n’ira pas au-delà de « frappes » aériennes destinées à affaiblir les forces de Daech (surarmées en matériel principalement… américain, saisi dans les bases d’une armée irakienne déliquescente) et appuyer ceux qui lui résistent sur le terrain. Mais dans les cercles dirigeants US, de nombreuses voix signalent déjà que cela ne suffira probablement pas et que l’engagement de troupes au sol deviendra tôt ou tard inévitable. Peu de temps après le retrait américain d’Irak, se met ainsi en place un nouvel engrenage qui pourrait bien propager le feu au lieu de l’éteindre, en entraînant la première puissance mondiale dans une autre guerre de longue durée.

De fait, les contradictions de l’impérialisme US sont profondes et multiples. Traumatisé par ses défaites militaires en Afghanistan et en Irak, il ne s’est engagé que contraint et forcé, à reculons. Son principal allié dans la région, l’État turc (deuxième force militaire conventionnelle de l’OTAN), défend ses intérêts propres lorsqu’il refuse d’intervenir à sa frontière sud et maintient un blocus de Kobané, en bloquant l’arrivée des renforts kurdes de Turquie : tout se passe comme si Erdogan considérait l’État islamique comme un moindre mal face à la menace que représentent pour lui le PKK et son organisation sœur en Syrie, le PYD (Parti de l’union démocratique) qui dirige la résistance de Kobané. A l’inverse, on assiste en ce moment à un début d’alliance militaire entre le nationalisme kurde radical et les USA – qui, certes, ne font dans ce cadre que le minimum [1]. Si cette configuration improbable ne peut pas s’expliquer sans prendre en compte les complications extrêmes de la situation politique et militaire, elle n’est pas moins lourde de dangers pour le mouvement national et la gauche kurdes.

Remettre Assad en selle ?

De même, le grand ennemi d’hier pour les États-Unis (et aujourd’hui toujours pour la Turquie), Bachar el-Assad, semble redevenir maintenant presque fréquentable. C’est pourtant lui qui avait donné le premier grand coup de pouce à ce qui devint ensuite Daech, en libérant de ses prisons des centaines de militants et cadres islamistes radicaux après le début de l’insurrection populaire de 2011, dans le but de diviser, discréditer et affaiblir ce mouvement de masse démocratique. Aujourd’hui, le régime syrien profite de la focalisation mondiale sur Kobané pour multiplier les bombardements sur les villes et quartiers tenus par les forces de l’Armée syrienne libre (ASL), en continuant à y tuer impunément des milliers de personnes.

Contrairement à certaines de leurs déclarations, Obama et Hollande n’ont absolument rien fait pour aider l’ASL. Il y a peu, après la prise par Daech de la ville de Deir Ezzor, l’US Air Force a bombardé, est-il dit par erreur… les obsèques de trois officiers de l’ASL assassinés par les djihadistes, tuant 16 des participants dont des femmes et des enfants. Selon le New York Times du 14 octobre 2014, citant un rapport de la CIA, la création par les Etats-Unis d’un camp d’entraînement pour des forces syriennes en Jordanie reste toujours à l’état de projet et l’une des conditions mises par Washington à une telle initiative est que les unités qui y seraient formées aillent ensuite combattre… exclusivement Daech – donc agissent comme de simples supplétifs des plans américains. Le 22 juin, à l’occasion d’une rencontre au Caire avec le dictateur égyptien Al-Sissi, John Kerry (le « secrétaire d’État » US, équivalent de notre ministre des affaires étrangères) affirmait qu’il « déconseillait aux nations arabes d’envoyer une aide financière même à l’opposition modérée de groupes sunnites en Syrie » car un tel soutien « pourrait être utilisée pour aider l’insurrection qui se développe en Irak ».

Mais c’est Barack Obama lui-même qui a dévoilé, en juin dernier, les raisons profondes pour lesquelles les « démocraties » occidentales ont jusqu’à présent fait le choix d’abandonner la rébellion syrienne à son sort. Dans des déclarations faites en juin dernier lors de l’émission télévisée CBS This Morning, rapportées sur le blog du militant anticapitaliste australien Michael Karadjis [2], il signalait que bien que son gouvernement avait – supposément – « passé beaucoup de temps à tenter de travailler avec une opposition modérée en Syrie », des envois d’armes ne serviraient à rien car « quand vous avez des paysans, des dentistes et des gens comme ça, qui n’ont jamais combattu avant de se dresser face à un opposant aussi impitoyable qu’Assad, l’idée qu’ils seraient soudain en condition de renverser non seulement Assad mais des djihadistes très entraînés, si seulement nous leur envoyions quelques armes, relève de la fantaisie. »

On peut traduire : pas question de soutenir – autrement qu’en paroles – une révolution populaire, faite par des gens ordinaires et donc aussi incontrôlée qu’incontrôlable !

La question kurde et le PKK

La détermination et le courage des combattants et combattantes du PYD et du PKK, d’abord dans la zone des monts Sinjar en Irak, où ils ont sauvé d’un massacre presque certain des dizaines de milliers de yézidis et de chrétiens [3], puis dans la défense de Kobané, assiégée par des forces djihadistes largement supérieures et bloquée de l’autre côté de la frontière par les chars turcs, ont forcé l’admiration du monde entier. Malgré un armement rudimentaire, ils se sont montrés les seuls capables de stopper Daech sur le terrain. Ce faisant, ils ont gagné à leur cause l’opinion publique internationale et rendu intenable, pour les Etats-Unis qui au même moment bombardaient en Irak et ailleurs en Syrie, le fait de continuer à ne rien faire. Autre chose étant les appels du PYD et du PKK à une collaboration militaire renforcée, voire à une alliance durable avec Washington et l’Occident pour défaire Daech, une démarche qui pourrait in fine affaiblir plutôt que renforcer le mouvement national kurde.

Il reste que leur résistance militaire et leur percée sur la scène politique ont replacé comme jamais la question kurde au centre de l’attention. Trahis par les puissances occidentales lors de la conférence de Lausanne de 1923, les Kurdes avaient alors été divisés entre quatre États (ou à l’époque, protectorats impérialistes britannique et français), Turquie, Syrie, Irak et Iran. Les Kurdes sont avec les Palestiniens le grand peuple sacrifié du Moyen-Orient. Depuis des dizaines d’années, ils ne cessent de réclamer leur autodétermination et de combattre les régimes en place – non sans que ces derniers aient utilisé, les uns contre les autres, les lignes de division nationales et politiques existant entre les différentes guérillas.

Leur mouvement le plus puissant est le PKK, basé en Turquie où il a dans les années 1990 mené une longue guerre contre l’État central, qui prétendait nier l’existence même d’un peuple kurde. Le PKK a « essaimé » en Syrie avec le PYD ainsi qu’en Iran avec le PJAK (Parti pour une vie libre au Kurdistan). Fondé comme un courant nationaliste se réclamant du « marxisme-léninisme », longtemps adepte des méthodes verticalistes et expéditives qui sont le propre de la quasi totalité des mouvements de guérilla, le PKK a connu ces dernières années d’importantes évolutions. Il a retiré de son programme la fondation d’un Etat-nation réunissant les différentes composantes du peuple kurde, un objectif dont la précondition était la destruction des structures étatiques dans lesquelles ce peuple est aujourd’hui enfermé. Il lui a substitué des conceptions inspirées du théoricien anarcho-écologique états-unien Murray Bookchin (disparu en 2006), appelées « confédéralisme démocratique » ou « municipalisme libertaire », qui mettent l’accent non plus sur un projet étatique mais sur une construction par en bas à travers un processus de fédération d’administrations locales. Ce serait cette conception que le PYD appliquerait aujourd’hui dans les trois cantons du Rojava (nord kurde de la Syrie, dont Kobané) où il exerce son administration.

La conversion idéologique du PKK et l’expérience du Rojava font l’objet d’interprétations diverses : très enthousiastes de la part de secteurs internationaux du mouvement anarchiste et de l’écologie politique ; plus mesurées en provenance d’organisations kurdes minoritaires (en général de gauche) qui affirment faire toujours l’objet au Rojava de pratiques répressives, comme de l’opposition et de la gauche syriennes qui reprochent au PYD sa réticence et son retard à collaborer avec elles contre le régime de Bachar el-Assad.

Il serait peu responsable de brandir et propager à distance, sans une connaissance suffisamment approfondie, des opinions tranchées. Autant il faut écouter et respecter le PKK et ses organisations sœurs, autant les anticapitalistes révolutionnaires ont fait dans l’Histoire, parfois à leurs dépens, l’expérience de « modèles » qui, en fin de compte, s’avéraient ne pas être ce que certains en espéraient. Quoi qu’il en soit, l’administration PYD-PKK présente de toute évidence des aspects éminemment progressistes, ne serait-ce que sur le plan (décisif dans cette région du monde) de l’émancipation des femmes et d’une coexistence démocratique entre tous les groupes ethniques, toutes les croyances ou non-croyances religieuses.

A bas Daech, à bas l’impérialisme…

L’expérience du Rojava et la résistance de Kobané, mais aussi celle qui se poursuit à Alep, Homs ou Damas (nos camarades du Courant de la gauche révolutionnaire en Syrie signalent que la majorité des coordinations révolutionnaires locales, qui tentent à nouveau de se fédérer, restent sur des bases démocratiques et laïques), montrent qu’il n’y a pas dans cette région que la barbarie, mais aussi des peuples qui continuent à lutter, même dans les conditions les plus difficiles.

« A bas Daech, à bas l’impérialisme – Kobané, solidarité » scandait le cortège du NPA dans la manifestation parisienne du 18 octobre dernier, organisée par les organisations kurdes de France. Le soutien aux peuples en lutte est en effet indissociable de la dénonciation de l’intervention et des visées impérialistes. Il passe, à travers les méthodes traditionnelles de la solidarité militante du mouvement ouvrier, par l’exigence que le PKK soit retiré des listes d’organisations « terroristes » établies par l’Union européenne et les États-Unis, par celle adressée spécifiquement au gouvernement français de l’ouverture de nos frontières à tous les réfugiés, ainsi que par le soutien – sans propager d’illusions envers les gouvernements impérialistes – à la demande pressante des combattants syriens et kurdes de disposer d’armes efficaces pour lutter contre Assad et contre Daech.

Jean-Philippe Divès
Revue L'Anticapitaliste n° 59 (novembre 2014)

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[1] Le 23 octobre, dans le cadre d’une conférence de presse tenue à l’occasion de sa rencontre avec le président lituanien, Erdogan répondait ainsi à une question à propos de l’aide militaire US aux défenseurs de Kobané : « La Turquie considère-t-elle cet acte de façon positive ? Non. Les Américains l’ont fait malgré la Turquie. Le PYD et le PKK sont la même chose. Je l’ai dit à Obama au cours de notre conversation téléphonique. Aujourd’hui même le PKK combat là-bas dans les rangs du PYD. Donc l’aide que vous donnez au PYD va à une organisation terroriste. » Au même moment, il semblerait que sous la pression de Washington, Ankara ait finalement accepté de laisser passer des renforts, non du PKK mais envoyés par le PDK (au pouvoir dans le territoire kurde autonome d’Irak), un allié de longue date des Etats-Unis.
[2] Voir ici
[3] Alors que les « peshmergas » kurdes irakiens du gouvernement autonome (néolibéral, corrompu et pro-impérialiste) de Massoud Barzani avaient détalé sans demander leur reste.