La crise capitaliste et l’impact de la « révolution numérique »

Il y a parmi les marxistes révolutionnaires des différences d’interprétation quant aux ressorts fondamentaux de la crise économique qui perdure depuis 2008, mais dans un cadre d’analyse et sur la base de constats qui sont communs. Ainsi, l’existence d’une suraccumulation de capitaux et celle d’une crise de réalisation de la plus-value ne font guère débat. Mais quel est l’impact des transformations technologiques en cours, et celles-ci ont-elles une autonomie relative au regard des causes profondes des crises capitalistes identifiées de longue date par le marxisme ?

Le monde connaît depuis la seconde moitié du 20ème siècle une troisième révolution industrielle, marquée par les développements de l’informatique et de la robotique. Par rapport aux deux grandes vagues qui l’avaient précédée (initiées respectivement par l’invention de la machine à vapeur, puis par la découverte de l’électricité couplée à l’utilisation du pétrole et du gaz), les perspectives de la révolution numérique en cours semblent aussi infinies qu’imprévisibles. Selon les auteurs américains et chercheurs du MIT, Erik Brynjolfsson et Andrew McAffee, les réalisations des nouvelles technologies numériques (les « NTIC ») ne se situent encore qu’au tout début d’une progression qui est et restera exponentielle[1].

Une nouvelle phase de la numérisation de l’économie s’est engagée au début du 21ème siècle. Les avancées de l’intelligence artificielle (machine intelligence) accélèrent ainsi l’utilisation industrielle de robots qui se substituent aux travailleurs, tout en ouvrant la voie à des produits tels que les véhicules automobiles sans chauffeur. Mais à la différence de l’étape précédente, les emplois industriels ne sont plus les seuls à être touchés. Jusqu’à présent, leur réduction avait été partiellement compensée par un développement dans les services. C’est cette situation qui est en train de changer, notamment du fait des développements du big data (mégadonnées) et sur cette base de l’informatique décisionnelle.

Des effets dévastateurs sur l’emploi

Dans un rapport d’octobre 2014, le cabinet de conseil Roland Berger estime que les conséquences sur la structure de l’économie et des emplois en France vont être considérables[2]. Selon lui, au cours des prochaines années, « 42 % des métiers présentent une probabilité d’automatisation forte du fait de la numérisation de l’économie. Pour la première fois, les métiers automatisables ne sont pas uniquement les métiers manuels. Des tâches intellectuelles de plus en plus nombreuses sont prises en charge par les outils numériques. »

Au total, « trois millions d’emplois pourraient être détruits » dans les vingt années à venir. Le cabinet note qu’« une telle évolution déstabiliserait en profondeur les classes moyennes françaises, car de nombreux emplois de services seraient touchés. »[3] Parmi eux, ceux des banques et des assurances, mais aussi de la santé et de l’enseignement (les diagnostics et prescriptions médicales, tout comme les cours, ayant vocation à être de plus en plus informatisés).

La très libérale revue The Economist a consacré récemment l’un de ses dossier mensuels aux conséquences de ce nouvel envol de la troisième révolution industriellel[4]. Le moins que l’on puisse dire est que ses auteurs se montrent préoccupés. Ils signalent que les révolutions industrielles précédentes ont certes détruit des emplois, mais qu’il s’agissait de « destructions créatrices » : de nouveaux emplois dans de nouvelles branches productives remplaçaient ceux devenus obsolètes, tout en les dépassant le plus souvent en nombre et en qualité. Mais aujourd’hui, ce qui semblait une « loi » du progrès technique ne fonctionne plus.

Aux éleveurs de chevaux et fabricants de coches, aux cochers et palefreniers avaient succédé les millions d’ouvriers employés dans la production en chaîne d’automobiles ainsi que dans leur entretien et réparation. De même, l’électrification des chemins de fer avait pu faire disparaître le « chauffeur » chargé de gérer le feu et l’eau pour la production de la vapeur, mais grâce à l’électrification, le réseau et avec lui les emplois s’étaient considérablement développés. Or ce n’est plus le cas à l’époque de la révolution numérique. Les emplois détruits ne sont pas remplacés quantitativement, et encore moins qualitativement.

Les transformations technologiques en cours entraînent en effet la disparition croissante d’emplois « moyennement » qualifiés, au profit de deux pôles : d’un côté, une minorité réduite de décideurs et de techniciens hautement qualifiés – et très bien payés – ; de l’autre, une masse d’employés de plus en plus déqualifiés.

Les emplois peu qualifiés et mal payés se développent dans le secteur industriel comme dans « l’industrie des services » . Le salaire moyen d’un employé de la multinationale états-unienne Walmart, premier distributeur et employeur au monde, est ainsi de 8,81 dollar de l’heure, inférieur d’un tiers au niveau de pauvreté officiellement défini aux USA[5]. Mais ce même processus se reflète aussi dans le développement des « services à la personne », ainsi que de « l’auto-entrepreneuriat » à travers lequel d’anciens salariés poursuivent les mêmes activités mais dans la précarité, avec une situation de dépendance accrue et des droits sociaux (maladie, retraite) inférieurs qu’ils doivent financer eux-mêmes. La tendance pour toute une fraction du salariat semble bien être un retour à des conditions d’emploi du 19ème siècle.

The Economist s’inquiète des conséquences économiques de ces différenciations sociales croissantes qui minent la « classe moyenne » et par conséquent son pouvoir d’achat, mais aussi de ses effets politiques, potentiellement déstabilisateurs : « tout cela met sérieusement à l’épreuve les gouvernements, assaillis de nouvelles demandes d’intervention, de régulation et de soutien. S’ils trouvent les bonnes réponses, ils seront en mesure de canaliser les changements technologiques dans une voie qui bénéficiera globalement à la société. S’ils y échouent, ils pourraient se trouver exposés, à la fois, à la colère de travailleurs sous-employés et au ressentiment de contribuables riches. »

Certes, la revue de référence de la City de Londres évite soigneusement de relever que l’envol de ces nouvelles technologies a été concomitant à la contre-offensive néolibérale de Reagan-Thatcher et aux reculs profonds qu’ils ont imposés au mouvement ouvrier – tant il est vrai qu’aucune technologie n’implique par elle-même une précarisation des emplois…

Un sérieux problème de productivité

Il n’empêche : plus grave encore du point de vue du système, la révolution numérique n’a pas conduit, jusqu’à présent, à un accroissement global (non dans telle ou telle branche considérée séparément) de la productivité. Toujours selon The Economist, les gains de productivité de l’économie états-unienne ont été en moyenne de 2,7 % par an entre 1939 et 2000, contre 1,5 % entre 1891 et 1939, mais ils n’ont plus été que de 0,9 % entre 2000 et 2013. Dans l’industrie, ce taux annuel se serait même réduit à 0,5 % depuis les années 1980.

Les opinions divergent quant à la portée de ces chiffres. Pour certains (comme Erik Brynjolfsson et Andrew McAffee, déjà cités), ce phénomène est réel mais n’aurait rien d’alarmant à long terme. Il se serait en effet déjà produit lors des deux révolutions industrielles précédentes : ce n’est qu’au bout d’une certaine période que les transformations technologiques produisent tous leurs effets en termes de gains de productivité et de croissance.

Pour d’autres, la situation actuelle présenterait en revanche des difficultés spécifiques[6]. La séparation croissante entre un faible nombre d’emplois hautement productifs et une masse d’employés déqualifiés, peu productifs et mal payés, conséquence non prévue ni vraiment désirée de la révolution numérique, aurait pour conséquence de freiner les gains de productivité au niveau de l’ensemble de l’économie : « le monde a plus qu’assez de force de travail. Entre 1980 et 2010, selon le McKinsey Global Institute, l’emploi total non agricole a progressé de 1,1 milliard de personnes, dont 900 millions dans les pays en développement. L’intégration à l’économie globale de vastes marchés émergents est venue y ajouter une masse de travail relativement peu qualifié, avec laquelle beaucoup de travailleurs des pays riches ont dû entrer en compétition. Cela a permis aux entreprises de maintenir des niveaux de salaires bas, ce qui a eu un contre-effet surprenant : quand la force de travail est bon marché et abondante, investir dans des technologies qui économisent du travail et augmentent la productivité semble de peu d’intérêt. En créant une surabondance de travail, les nouvelles technologies ont enfermé les économies des pays riches dans un cercle d’autolimitation de la croissance économique » (The Economist, 04/10/2014).

Quelques questions

Tels sont donc les débats (en tout cas certains d’entre eux) qui animent les partisans un peu conscients et avisés, dotés de quelque capacité de projection à long terme, de « l’économie de marché ». Il peut paraître surprenant que les économistes marxistes se soient jusqu’à présent si peu penchés sur ces questions-là. D’un point de vue non économiste, on se contentera ici de formuler très empiriquement trois questions ou hypothèses.

La première a un caractère qui pourrait sembler trivial… Mais n’y a-t-il pas une différence évidente entre ce qui a été la capacité d’entraînement du chemin de fer, de l’électricité, du téléphone et de l’automobile (sans jugement de valeur sur le produit), et celle qu’ont aujourd’hui l’informatique et la robotique ? Les premiers avaient stimulé le développement de nombreux autres secteurs, plus généralement de l’économie au niveau global. Les secondes sont loin de jouer un tel rôle.

En deuxième lieu : tout cela n’a-t-il pas à voir avec les processus de la mondialisation ? Celle-ci a entraîné non seulement l’entrée et la mise en concurrence sur le marché du travail de centaines de millions de travailleurs, mais aussi l’irruption sur le marché mondial capitaliste des économies chinoise, russe et d’autres pays (des BRICS et au-delà). Le processus général de suraccumulation en a été renforcé d’autant. La mondialisation, couplée à l’émergence de nouvelles puissances économiques planétaires, ne signifie-t-elle pas que le capitalisme a atteint ses limites – mondiales – ? Ce serait un facteur supplémentaire contribuant à expliquer pourquoi la révolution numérique n’alimente aucune dynamique expansive.

Enfin, si la tendance à l’échelle mondiale est effectivement celle d’une dichotomie croissante entre un nombre restreint d’emplois salariés très qualifiés et une grande masse d’emplois dont la productivité est beaucoup plus faible, et cela dans une situation où, dans les entreprises, la part du capital investi (machines, technologies…) ne cesse de croître par rapport à celle du travail humain, peut-être verrions-nous simplement s’exercer une loi de base analysée de longue date par le marxisme : seul le travail humain créant de la plus-value, la baisse relative de sa valeur ne peut agir que dans le sens d’une stagnation ou diminution du taux de profit, donc d’une perpétuation du marasme général.

Dans tous les cas les évolutions en cours constituent un démenti absolu à la thèse, toujours assez répandue, selon laquelle les nouvelles technologies généreraient pour le capitalisme un nouveau départ harmonieux…

Jean-Philippe Divès
dans la revue L'Anticapitaliste n° 63 (mars 2015)

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[1] Race Against the Machine, Digital Frontier Press (Richmond, Etats-Unis), 2011.
[2] Roland Berger Strategy Consultants, « Les classes moyennes face à la transformation digitale. Comment anticiper ? Comment accompagner ? »
[3] Roland Berger (un cabinet d’origine allemande) comme The Economist emploient le terme de « classe moyenne » dans son acception anglo-saxonne (certes de plus en plus répandue y compris en France) : il s’agit en fait des travailleurs disposant d’un emploi stable et à peu près correctement rémunéré.
[4] The Economist, dossier « The third great wave » (La troisième grande vague), numéro du 4 octobre 2014.
[5] Rappelons que la campagne syndicale en cours aux États-Unis revendique un salaire horaire de 15 dollars, considéré comme le minimum afin de vivre un peu décemment.
[6] D’autres encore, tel Robert Gordon, professeur à la Northwestern University (Chicago), considèrent que contrairement aux découvertes et innovations des révolutions industrielles précédentes, les NTIC n’ont pas d’impact majeur sur l’économie.