Churchill, Harry Truman (qui venait de succéder à Roosevelt à la tête des Etats-Unis) et Staline pendant la conférence de Potsdam, en juillet-août 1945. |
La barbarie extrême du nazisme et le bellicisme assumé des fascismes pourraient faire oublier à quel point la Deuxième Guerre mondiale fut (entre autres aspects), autant que la Première, une guerre « impérialiste », menée par les gouvernements des grandes puissances moins pour des principes, démocratie contre fascisme, que pour des intérêts. En 1939, des impérialismes frustrés et donc agressifs s’attaquèrent à des impérialismes pacifiques car repus, pour imposer un nouveau partage du monde. Qui eut bien lieu, mais ce ne fut pas celui dont rêvaient Mussolini, Hitler et l’état-major japonais.
Dans ses Mémoires de Guerre (Triomphe et Tragédie) Churchill évoque ainsi ses pensées du début de l’année 1944 : « le triomphe de la Grande Alliance n’était plus qu’une question de temps, il était naturel que les ambitions russes allassent croissant. Le communisme dressait la tête derrière le front soviétique, tout grondant du tonnerre des canons. » Tout au long de la guerre, les « Alliés » n’oublièrent bien sûr jamais leurs propres intérêts et leurs rivalités internes, avec pour préoccupation majeure : qui dominerait le monde d’après ?
Ces préoccupations influèrent directement sur les opérations militaires. Ainsi, lorsque l’URSS fut sauvagement attaquée par Hitler en juin 1941, les Anglais et les Américains décidèrent assez vite de lui apporter un soutien matériel massif. Mais ils tardèrent à mettre sur pied l’ouverture du « second front » en Europe occidentale, que réclamait Staline pour soulager ses propres troupes. Il fallut attendre juin 1944 et trois longues années pendant lesquelles les soviétiques supportèrent le poids le plus lourd de la guerre.
Il y avait à ce retard des raisons militaires, les armées anglo-américaines ne se sentant pas encore prêtes à affronter la puissante machine de guerre allemande dans une bataille décisive. Mais aussi des raisons plus politiques et plus honteuses. Churchill réussit à convaincre Roosevelt de se concentrer d’abord sur le contrôle de l’Afrique du nord et du Moyen-Orient, puis proposa de débarquer… en Grèce. Ce fut un calcul en deux temps : d’abord il avait songé qu’après tout il n’était pas si terrible que l’allié soviétique perde des forces dans son combat contre l’Allemagne, puis, une fois qu’il fut patent que l’Armée rouge écraserait la Wehrmacht et mettrait la main tôt ou tard sur l’Europe centrale et les Balkans, il lui parut de plus en plus urgent de débarquer en Méditerranée pour remonter vers le nord, prendre Vienne et Prague avant l’ami Joseph…
Le débarquement anglo-américain de 1943 se fit finalement en Italie, un compromis qui ne satisfaisait pas complètement Churchill. De toute évidence, « l’esprit de Munich » n’était pas tout à fait mort : en 1938, les Anglais et les Français y avaient cédé aux revendications de Hitler sur la Tchécoslovaquie, dans l’espoir, aussi, de détourner ses ambitions (et la guerre) sur l’URSS. Staline avait répondu non moins cyniquement par le pacte germano-soviétique de 1939. En 1944, lorsque ses troupes entrèrent en Pologne, il se montra à nouveau ni plus ni moins cynique que Churchill. Alors que la résistance nationaliste pro-britannique voulait faire une démonstration de force en libérant Varsovie elle-même, l’Armée rouge s’arrêta au bord de la Vistule et laissa les Allemands massacrer l’insurrection et la débarrasser d’un partenaire gênant pour l’avenir.
Sous le sourire des « amis » lors des conférences de Yalta et de Potsdam se cachaient ces manœuvres sanglantes par lesquelles les Alliés tentaient de modifier les rapports de force entre eux. Car c’est sur la base de ces rapports de force que se ferait le partage de l’Europe. Churchill a encore le mérite de la franchise quand il raconte dans ses Mémoires ses tractations avec Staline, à Moscou, en octobre 1944. « Je déclarai : réglons nos affaires des Balkans. Vos armées se trouvent en Roumanie et en Bulgarie. Nous avons des intérêts (…) dans ces pays. Évitons de nous heurter pour des questions qui n’en valent pas la peine. En ce qui concerne la Grande-Bretagne et la Russie, que diriez-vous d’une prédominance de 90 % en Roumanie pour vous, d’une prédominance de 90 % en Grèce pour nous, et de l’égalité 50/50 en Yougoslavie ? »[1]
La rivalité des impérialismes occidentaux
Il y eut aussi combat, plus feutré, entre les puissances occidentales. Dans les Mémoires de guerre de De Gaulle, la plupart des pages sont consacrées non à la lutte militaire contre les nazis (l’armée « française libre » étant peu de chose) mais aux conflits avec les Anglais et les Américains. La grande œuvre de De Gaulle fut de préserver la possibilité pour l’État français d’être reconnu comme un vainqueur du conflit et de pouvoir récupérer son empire colonial. Qui était moins menacé par les Allemands que par un Churchill, qui essaya par exemple de chiper la Syrie sous mandat français en soutenant des mouvements nationalistes locaux… que la « France libre » réprima sauvagement.
Un conflit virtuel opposait aussi les vieilles puissances coloniales aux Américains. Impérialistes implacables dans leur propre sphère d’influence, l’Amérique latine, ceux-ci se prétendaient pourtant les promoteurs de la liberté des nations et de la fin des colonies. Affaiblies, la France et la Grande-Bretagne ne pourraient maintenir à l’identique leur domination sur leurs colonies. Les États-Unis avaient tout intérêt à parrainer un impérialisme renouvelé, s’exerçant sur des États indépendants, dans un marché mondial ouvert.
Les Américains tâtèrent d’abord le terrain avec prudence. Ainsi au Moyen-Orient où, du Nil à l’Indus, les Britanniques contrôlaient un « Empire informel », ils se gardèrent d’interférer en Égypte (trop près du front) et en Palestine (trop compliqué). Mais ils s’imposèrent en nouvelle puissance dominante en Iran (par où des quantités gigantesques de chars et de corned-beef étaient acheminées vers l’URSS), puis en nouveau parrain de l’Arabie Saoudite. Aussitôt finie la conférence de Yalta, Roosevelt s’envola rencontrer le roi Ibn Seoud et nouer l’alliance militaro-pétrolière qui dure encore. Les Britanniques pestèrent mais durent se résigner et réfléchir à la façon dont leur propre impérialisme devrait changer pour survivre, à l’ombre de l’allié américain.
La rivalité entre l’URSS et ses alliés pouvait-elle être le germe d’une future troisième guerre mondiale ? C’est l’ultime chimère que firent miroiter au peuple allemand les dignitaires nazis, caressant l’espoir d’une paix séparée avec les occidentaux. Mais les trois puissances alliées menèrent cette guerre ensemble jusqu’au bout. De toute façon, le régime nazi savait ne pouvoir survivre à la défaite et il entraîna donc le peuple allemand dans l’abîme, en le contraignant à poursuivre la guerre jusqu’à l’anéantissement. Surtout, les Alliés s’entendirent non seulement sur le partage des sphères d’influence, mais aussi sur un plan politique : empêcher que la Deuxième Guerre mondiale, à l’image de la Première, ne provoque une vague révolutionnaire.
Il y avait après tout bien des raisons de la craindre (ou de l’espérer). Dans toute l’Europe, après avoir subi les horreurs de la crise capitaliste mondiale, les peuples avaient vécu celles de la guerre. Partout, des classes politiques discréditées, des bourgeoisies presque mortellement affaiblies, des appareils d’État effondrés et, en face, prestigieuses et armées, des « résistances » aspirant non seulement à la libération de leur pays et aux libertés démocratiques, mais à un nouvel ordre social. La possibilité de troubles révolutionnaires ne semblait pas moins grande qu’en 1917-1918.
La terreur aérienne
De Gaulle s’interrogeait ainsi dès la fin de l’année 1943 : « l’hiver approche. Tout annonce qu’il sera le dernier avant que les armes décident. Mais quel pouvoir va demain s’établir à Paris ? » Ce qu’il disait de la France, les Alliés le pensaient de toute l’Europe.
Dans les pays vaincus, il n’était pas question de laisser les populations prendre la moindre initiative politique, que ce soit une résistance nationale à l’occupation ou une révolte sociale. Quand les troupes soviétiques entrèrent en Allemagne, elles se livrèrent à des exactions terribles, pillages, massacres et viols. Cette manifestation d’un profond désir de vengeance, après toutes les horreurs que l’occupation allemande avait fait subir aux populations soviétiques, était aussi le fruit d’une volonté du gouvernement soviétique, qui leur laissa, au mieux, la bride sur le cou.
Les gouvernements anglais et américains, eux, organisèrent de terrifiantes campagnes de bombardements aériens, non seulement contre des objectifs militaires et économiques, mais contre la population civile des grandes villes du Japon et d’Allemagne. Il s’agissait de casser le moral des populations, peut-être de les retourner moralement contre leurs gouvernants aventuristes et désormais incapables de les protéger. Mais écraser les populations civiles sous les bombes (50 000 morts peut-être à Dresde et à Hiroshima, au Japon 700 000 morts en tout et 16 millions de sans-abri et de réfugiés), c’était aussi les plonger dans le chaos et une misère sordide, et les réduire à lutter pour leur survie ou pour retrouver leurs disparus.
Le « glacis soviétique »
Fort des conquêtes de l’Armée rouge, Staline obtint un immense « glacis » protecteur à l’ouest de l’Union soviétique. Il voulait y installer des régimes qui lui seraient inféodés, sans velléité d’indépendance nationale et de rapprochement avec des parrains occidentaux.
Dans ces pays les appareils d’État s’étaient effondrés, la vieille classe politique, discréditée, avait été laminée par les nazis, ou alliée à eux, avait fui. Le pouvoir soviétique assembla d’abord de vieux débris de l’ancienne classe dirigeante avec des membres fidèles des partis communistes dans des « gouvernements d’union nationale et antifasciste », ce qui était censé rassurer les occidentaux. Puis on entra de 1945 à 1948 dans un cycle d’épurations, pour finalement obtenir des gouvernements purement « communistes ». Qui furent eux-mêmes alors sauvagement épurés, puisque les velléités d’indépendance (le « nationalisme petit-bourgeois ») pouvaient malgré tout ressurgir au sein même des partis communistes.
Ces gouvernements prirent des mesures radicales de transformation de l’économie, comme la saisie des grands domaines fonciers et la nationalisation de secteurs entiers de l’industrie et des services. C’était d’une certaine façon une révolution sociale, mais par en haut, une « soviétisation » pourvu qu’il n’y ait pas plus de soviets que dans l’URSS stalinienne. Elle était devenue nécessaire même d’un point de vue… « bourgeois », car l’économie était dévastée, et dans la plupart de ces pays l’industrie était très faible, largement aux mains du capital étranger (notamment allemand), les propriétaires en fuite ou incapables d’investir. Mais en nationalisant aussi radicalement l’économie et en liquidant la grande propriété aristocratique dans les pays où elle dominait (la Hongrie, la Pologne), Staline liquidait aussi la base de l’ancienne classe politique dominante. Les « Démocraties populaires » demanderaient désormais les plus lourds sacrifices aux travailleurs, au nom du « socialisme ».
Les gouvernements occidentaux se plaindraient plus tard de la « tyrannie communiste » qui s’abattait sur l’Europe centrale. En attendant, les rapports de force étant ce qu’ils étaient, ils ne pouvaient songer à se donner les moyens d’éviter cela. Surtout, ils obtinrent en échange une immense faveur de Staline : mettre les partis communistes sous son contrôle au service de la sauvegarde de l’ordre capitaliste en Europe occidentale. Dès 1943, il donna un gage symbolique en dissolvant l’Internationale communiste et il invita tous ses partis à mener une politique « d’union nationale contre le fascisme », c’est-à-dire, en fait, d’alliance avec les partis bourgeois de chaque pays pour assurer qu’à l’issue de la guerre la Libération ne serait pas la révolution.
La Grande Alliance contre la révolution
L’un des premiers laboratoires de cette politique fut l’Italie. Quand les Anglo-américains y débarquèrent en juillet 1943, des pans entiers du régime fasciste se dépêchèrent de quitter le camp des futurs vaincus. Le grand conseil fasciste destitua Mussolini et nomma à la tête du pays le maréchal, lui-même fasciste, Badoglio. Le nouveau gouvernement passa du côté des Alliés dans la confusion la plus totale : les Anglo-américains fonçaient vers le nord et les Allemands vers le sud.
L’Italie entra alors dans une période d’effervescence. Des grèves éclatèrent, des groupes de partisans se formèrent dans les montagnes, presque toujours à l’initiative de militants communistes, la population s’attaqua aux symboles du fascisme, les statues, les flics, les chemises noires, voire les petits notables du coin, tous les profiteurs grands et petits de la dictature. Or, en Italie, Staline avait un problème particulier. Plus ou moins clandestins et dispersés depuis plus de vingt ans, les communistes n’avaient pas connu tous ses virages stratégiques, les fronts populaires puis le pacte avec Hitler puis l’union nationale antifasciste. Ni les purges internes qui accompagnaient chaque virage. Beaucoup pensaient prendre les armes pour renverser le gouvernement « ex-fasciste » Badoglio, faire payer patrons et grands propriétaires terriens, commanditaires et bénéficiaires de la dictature, prendre le contrôle des usines et partager les terres
Heureusement pour la bourgeoisie italienne, la reprise en main fut efficace. Ce fut le « Tournant de Salerne », en avril 1944 : Togliatti, secrétaire général historique du parti, stalinien endurci, rentra d’URSS pour expliquer aux militants communistes souvent médusés que le parti devait se rallier au gouvernement. Quelques jours plus tard, le PCI entra dans un gouvernement d’union nationale dont Togliatti deviendrait le vice-président à la fin de la guerre.[2]
Le même scénario d’une entente contre-révolutionnaire entre le camp stalinien et ses alliés occidentaux se reproduisit en France et en Grèce. Ce dossier consacre des articles plus détaillés à ces deux cas. En 1945, Staline et les partis communistes rendirent un immense service historique à la bourgeoisie, qui serait bientôt occulté par les débuts de la guerre froide.
C’est ainsi que si l’année 1945 vit la chute des dictatures les plus barbares de l’histoire, la guerre accoucha d’un nouveau monde dominé par l’impérialisme à l’ouest et la tyrannie stalinienne à l’est. Les vainqueurs s’étaient entendus pour barrer la route à toute révolution, et commettraient encore bien des crimes pour conserver leurs « sphères d’influence ». Pourtant, le monde ne pouvait pas ne pas changer après un tel conflit. En occident, il y eut des conquêtes sociales spectaculaires, des concessions sans lesquelles l’ordre établi n’aurait pu se maintenir. Dans les empires coloniaux ébranlés se levèrent de grandioses luttes de libération. Même si le capitalisme échappa à la révolution qu’il méritait.
Yann Cézard
dans la revue L'Anticapitaliste n° 65 (mai 2015)
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[1] Cet accord rendra possible le massacre de la résistance communiste grecque par les Britanniques. En Yougoslavie, en revanche, Tito refusera ce « partage » et s’affranchira de la tutelle et des occidentaux et de Staline.
[2] Bertolucci raconte à sa façon cette trahison du PCI à la fin de son film 1900.