La restauration de l’empire colonial français

Le 8 mai 1945 à Sétif
La « Libération » n’en a pas été une pour les peuples des colonies françaises, qui se sont pourtant souvent trouvés en première ligne dans le combat contre l’Allemagne nazie. Après la guerre, la bourgeoisie française voulait remettre la main sur les colonies. A n’importe quel prix.

Du côté des peuples coloniaux, la guerre avait changé bien des choses. Pour la deuxième fois (après 1914-1918), la métropole avait eu le plus grand besoin des troupes « indigènes » pour son combat dans la reconquête de son pays. Les populations avaient souffert et, à un moment où tout le monde parlait de liberté retrouvée, elles voulaient leur part de celle-ci. La France, une grande puissance pourtant à la tête d’un immense empire colonial, avait par ailleurs fait la démonstration en 1940 de sa faiblesse, puisque défaite presque sans combat par l’Allemagne nazie.

Mais l’impérialisme français tenait à ses colonies et était déterminé à les conserver, coûte que coûte. Et ça a coûté très cher ! La restauration de l’empire colonial ne se fit pas sans peine, ni massacres intensifs et prolongés. Les épisodes les plus connus sont les guerres d’Indochine et d’Algérie, mais il y eut de nombreux autres conflits souvent méconnus et cachés en France.

L’ambition de De Gaulle était de restaurer l’Etat, la police, l’armée, et... l’empire colonial français.


La reconquête de la métropole grâce aux colonies

C’est apparu pour tous comme une évidence : c’est grâce à ses colonies que l’impérialisme français avait pu figurer à la fin de la guerre parmi les grandes puissances. C’est en effet par l’Afrique centrale que De Gaulle avait commencé la reconquête et ce, dès 1940, grâce au Cameroun et au Tchad. Le Cameroun était en effet la porte d’entrée vers les autres colonies, où une poignée de gaullistes étaient prêts à soutenir De Gaulle, qui y envoya Leclerc, le futur « libérateur » de Paris.

Ancienne colonie allemande, la majeure partie du Cameroun était tombée dans l’escarcelle de la France en 1916. Certains colons, au début de la Deuxième Guerre mondiale, s’inquiétaient de voir le pays retomber dans les mains des Allemands et firent appel à De Gaulle, qui comprit très vite l’importance que cela avait pour lui. Il en fit un symbole et la première étape de la reconquête. Douala, grand port et principale ville du Cameroun, fut la première ville libérée, en même temps que Fort Lamy, capitale du Tchad, où le gouverneur, Felix Eboué, avait aussi rejoint De Gaulle. Le général débarqua à Douala en octobre 1940. C’est donc à partir du Cameroun et du Tchad que les troupes gaullistes partirent à l’assaut des positions africaines de l’Allemagne nazie. Et c’est là que naquit l’épopée de la 2ème DB de Leclerc.

L’empire colonial après guerre

Grand comme 25 fois la métropole, l’empire colonial français était considérable. Il a fourni une très grosse partie des troupes des forces françaises : en 1944, celles-ci étaient composées dans leur grande majorité de troupes coloniales. Les sacrifices infligés aux populations ont été très durs : travail forcé, réquisition de produits destinés au ravitaillement des troupes, diverses contributions en argent, en travail ou en nature. Alors, à la fin de la guerre, les populations des colonies aspiraient à un changement de leur sort. Elles avaient contribué à la victoire de la métropole, avaient payé un lourd tribut à la guerre et estimaient devoir bénéficier de droits identiques, d’où le succès et le développement de nombreuses organisations nationalistes.

Mais pour l’impérialisme français, il fallait recadrer les choses. Au début de l’année 1944, une conférence fut organisée à Brazzaville au Congo, capitale de l’Afrique équatoriale française, où De Gaulle traça sa vision pour l’après-guerre. S’il annonça des réformes sociales comme la suppression du travail forcé, des libertés syndicales, etc., il précisa qu’il était hors de question d’accorder l’autonomie et qu’il n’y avait pas d’évolution possible hors du bloc français de l’Empire, « la constitution de self-governments dans les colonies est à écarter. »

Ces promesses pourtant très vagues étaient cependant ressenties comme inacceptables par les colons. Des « Etats généraux de la colonisation française d’Afrique noire » se réunirent en 1945 à Douala au Cameroun, puis à Paris en 1946, pour s’opposer à l’instauration d’un collège électoral unique dans les colonies et réclamer le maintien d’un minimum de journées de travail obligatoires pour les Africains.

Il n’était donc pas question pour l’impérialisme français de laisser si peu que ce soit s’échapper les colonies de son empire, ni d’accorder même les maigres avancées demandées au départ par les premiers nationalistes, plutôt modérés. Ce fut donc l’usage de la force tout de suite partout où cela bougeait, partout où des revendications étaient exprimées, et surtout partout où des forces nationalistes pouvaient servir d’exemple dans les autres colonies. Ce fut le cas du combat acharné livré au Cameroun par exemple, qui allait durer dix longues années.

Les premiers massacres : Thiaroye au Sénégal, décembre 1944...

Il ne faudra pas attendre longtemps après la victoire des Alliés pour constater comment la France était décidée à traiter les habitants de ses colonies. Au Sénégal, un épisode sanglant se déroula dès le 1er décembre 1944. Un certain nombre de soldats issus de l’Afrique occidentale française (AOF), connus sous le nom de « tirailleurs sénégalais », mais provenant de nombreux pays africains, furent rapatriés à Dakar en 1944. Ces soldats, ex-prisonniers de l’armée allemande, devaient être démobilisés à la caserne de Thiaroye, banlieue sud de la capitale sénégalaise et y recevoir leur prime de démobilisation. Les autorités refusèrent de changer leur argent au taux légal, leur proposant un taux de change très défavorable, en clair les escroquant, en invoquant le fait qu’ils n’avaient pas besoin d’argent dans leurs cases !

Le 30 novembre, las de tant d’humiliations, les soldats africains se mutinaient et retenaient le général français avant de le libérer au bout d’un jour. Le lendemain, les chars débarquaient dans le camp, massacrant les soldats africains désarmés. Bilan officiel : 25 morts et une quarantaine de blessés, chiffres largement sous-estimés, car la trace de 300 soldats a été perdue. Les survivants furent condamnés à la prison pour « insubordination ». Ils ne touchèrent jamais leur retraite de militaire.

Le général Dagnan, responsable du camp, expliqua en des termes très clairs les motivations de la répression : « La répartition dans l’ensemble de nos territoires africains de cet afflux d’éléments animés vis-à-vis de la mère patrie de sentiments plus que douteux déterminera très vite un grave malaise parmi nos populations jusqu’alors parfaitement loyales et fidèles. Tous ces indigènes revenant de France donneront de notre pays l’image d’un pays vaincu à la remorque de puissants alliés et dont la puissance n’est plus à redouter. Partout où à proximité des villes ils resteront groupés ils formeront très vite le noyau agissant de tous les groupements hostiles à la souveraineté française. »

… Sétif, Guelma, mai 1945

Dès l’été 1943, les services de renseignement français constatèrent un fort mécontentement parmi la population algérienne, à cause notamment d’une situation alimentaire catastrophique. C’est donc dans un contexte tendu que se déroulèrent les commémorations de la victoire contre les nazis. Le 1er mai 1945 se déroulèrent dans tout le pays des manifestations pacifiques, où pour la première fois fut brandi un drapeau algérien. Des affrontements avec la police eurent lieu à Alger et à Oran. Le 8 mai 1945, tandis que partout en France se fêtait la victoire, en Algérie, un massacre allait être perpétré par l’armée.

Les manifestations étaient pourtant pacifiques, appelées pour fêter la victoire et rappeler à la France les revendications nationalistes de la population algérienne. Chez les Européens, la peur montait. L’égalité avec les Algériens était une idée qu’ils ne supportent pas. A Sétif, les policiers voulurent se saisir du drapeau du PPA (parti du peuple algérien, nationaliste). Un jeune fut tué, l’armée tira sur la foule. A Guelma, des arrestations combinées à l’action de milices de colons déclenchèrent la colère, qui se répercuta sur les colons des environs. Au total, 102 européens furent tués et autant blessés. Entre 5000 et 10 000 Algériens payèrent de leur vie la répression qui s’ensuivit.

L’infanterie, la marine et l’aviation intervinrent pour bombarder les villages et massacrer la population. D’anciens FFI, FTP, intégrés à l’armée, furent envoyés en Algérie où on leur expliqua qu’il fallait poursuivre « leur action patriotique de nettoyage ». Ces massacres ont été le prélude de la guerre d’indépendance de l’Algérie, qui débuta le 1er novembre 1954.

Indochine : la reconquête

La péninsule indochinoise était occupée par les Japonais. Lorsque le Japon capitula, les nationalistes du Vietminh (front créé en 1941 par le parti communiste indochinois), qui combattaient les Japonais depuis près de quatre ans, prirent le contrôle du pays et constituèrent un gouvernement.

La France, ne pouvant tolérer l’indépendance d’une de ses colonies, envoya le corps expéditionnaire en utilisant des mensonges comme le fait de porter secours aux troupes françaises contre les vichystes qui restaient. Comme en Algérie, les soldats furent envoyés au nom de la lutte contre le fascisme. Le 6 mars 1946, un accord fut signé avec Ho Chi Minh, reconnaissant la république du Vietnam comme un État libre. Mais il ne fut pas respecté. On connaît la suite : une guerre épouvantable, jusqu’à la défaite de l’armée française à Dien Bien Phu.

Le Cameroun : une histoire méconnue et peu enseignée

« La raison principale de la hargne française s’appelle l’UPC (Union des populations du Cameroun) », écrivent les auteurs de « Kamerun, une guerre cachée aux origines de la Françafrique », un ouvrage magistral sur ces événements largement méconnus. L’UPC et son leader Ruben Um Nyobé, qui affirmait que l’heure n’était plus de s’opposer à l’hitlérisme comme en 1939, mais au colonialisme tout court, ont attiré la violence de l’impérialisme français.

D’autant que les Camerounais avaient suivi la répression au Sénégal au camp de Thiaroye, et pu apprécier aussi comment les soldats camerounais étaient traités : après avoir été parqués dans des camps de transit au sud de la France, ils furent dépouillés de leur uniforme et de leurs chaussures avant d’être renvoyés chez eux, humiliés.

Leur mécontentement faisait peur à l’armée. Au Cameroun aussi, la manifestation du 8 mai 1945 avait été l’occasion d’affirmer la montée du nationalisme, avec ce cercueil sur lequel était inscrit : « enterrons le nazisme, le racisme, le colonialisme ». Des cercles d’études marxistes se forment alors à l’initiative de communistes de métropole, pour former les habitants à la revendication sociale. Des syndicats se créent. Une grève est déclenchée par des cheminots en septembre 1945, pour une augmentation de salaire. Fin septembre, une manifestation dégénère, des coups de feu sont tirés.

Les colons blancs, extrêmement minoritaires, particulièrement arrogants et remplis de haine envers les indigènes, décident de lancer une opération punitive, bien qu’aucun blanc n’ait été tué ni blessé. Ils en ont surtout contre les syndicalistes, et pourchassent les métropolitains. Le gouverneur arme les colons et les civils européens, comme à Sétif ou Guelma, prennent une grande part à la répression. Les avions mitraillent et les gendarmes ont l’ordre de tirer à vue sur tout indigène pendant le couvre-feu, de 19 heures à 6 heures. Une centaine de morts est décomptée pendant les affrontements de septembre 1945.

L’UPC est formée en 1948. Ses actions sont d’abord pacifiques mais ne reçoivent comme réponse que la répression. Une première révolte éclate en 1955. Pendant plus de 15 ans, de 1955 à 1971, la France va ensuite mener au Cameroun une guerre coloniale qui fera des dizaines de milliers de victimes, une guerre totalement effacée des livres d’histoire officiels. En utilisant toutes les armes à sa disposition : bombardements des populations, escadrons de la mort, torture généralisée.

Madagascar, une révolte écrasée dans le sang

Là encore, dans cette île, possession de la France, la répression a été violente contre les aspirations des populations à se défaire de la tutelle française. Le pays avait suivi ce qui se passait au Vietnam, et les députés nationalistes du Mouvement démocratique de rénovation malgache (MDRM) avaient même déposé un projet de loi déclarant Madagascar « un État libre ayant son gouvernement, son armée, ses finances au sein de l’Union française », dès que l’accord signé avec Ho Chi Minh avait été connu. Leur demande fut traitée par le mépris. L’agitation grandit, des grèves se déclenchèrent, et une insurrection éclata le 29 mars 1947. Un camp militaire français fut pris d’assaut, des fermes de colons détruites. Les insurgés s’étaient rendus maîtres d’une bonne partie de l’île.

La riposte fut d’une violence rare : l’état de siège fut proclamé. L’infanterie, les paras et l’aviation intervinrent. C’est là que des prisonniers furent chargés en avion et lâchés vivants au dessus des villages dissidents. Des méthodes que l’armée française se chargera de transmettre dans les années 1970 aux pires dictatures d’Amérique latine, notamment en Argentine1. L’armée exerça une répression aveugle. 18 000 soldats débarquèrent, et le nombre montera jusqu’à 30 000. Les derniers « rebelles », en proie à la faim, finirent par se rendre au bout de 21 mois.

Socialistes et communistes complices

Le parti socialiste faisait partie du gouvernement provisoire dès 1943. Le parti communiste était entré en avril 1944 au Comité français de libération nationale, puis au gouvernement provisoire. Il écrivait fin 1944 : « le gouvernement maintiendra jalousement l’intégrité des territoires sous pavillon français et l’intégrité des richesses françaises en capital ».

Les réformes politiques envisagées par le PCF se résumaient dans ces mots : « association véritable et assimilation progressive des populations d’outre-mer ». Et le PCF commença par condamner l’aspiration des peuples opprimés à se séparer de la France. Les lecteurs de L’Humanité apprirent ainsi qu’à Sétif, « des attentats fascistes ont eu lieu le jour de la victoire, le 8 mai 1945 ». En janvier 1946, ce fut Charles Tillon, ministre communiste de l’Armement qui fit voter à l’unanimité des députés le budget militaire, destiné à réprimer les colonies.

Au lendemain de la Libération, socialistes et communistes réussirent à mettre la classe ouvrière française à la remorque des dirigeants pour rétablir l’empire colonial. Seuls des trotskystes apportèrent leur soutien aux peuples des colonies (notamment en organisant les travailleurs indochinois envoyés en métropole). Les peuples coloniaux se battirent bien seuls contre la bourgeoisie française, car les partis censés défendre l’internationalisme s’étaient rangés comme un seul homme derrière leur bourgeoisie.

Régine Vinon
dans la revue L'Anticapitaliste n° 65 (mai 2015)

Pour aller plus loin

Films :
  • Camp de Thiaroye (1988) de Sembene Ousmane, primé à Venise, sorti en France en 1998 seulement.
  • Công Binh, la longue nuit indochinoise de Lam Lê, sorti en 2013.
Livres :
  • Les bouts de bois de Dieu de Sembene Ousmane (sur la grève en 1947 du chemin de fer au Sénégal-Mali).
  • Remember Ruben, de Mongo Beti (Cameroun).
  • Kamerun, une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971, de Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa.