USA : "Dans un contexte de crise, la répression leur est nécessaire"

> Entretien. Secrétaire national de Socialist Action, section sympathisante de la IVème Internationale, Jeff Mackler est coordinateur national de la campagne pour la libération de Mumia Abu Jamal. Hier Mumia Abu Jamal et Move, aujourd’hui Baltimore ou Ferguson...

Que penses-tu des cas de brutalité policière qui ont récemment fait l’actualité par rapport à ceux que tu as connus par le passé ?

Baltimore et Ferguson, c’est le déroulé normal de ce qui arrive aux États-Unis depuis des dizaines d’années. La brutalité policière n’est pas l’exception mais la norme. Pas un seul jour ne se passe sans l’assassinat ou l’arrestation injustifiée d’un homme afro-américain. La police tabasse les prévenus et rajoute des motifs d’inculpation. Finalement, les prévenus acceptent un « marché » qui leur évite la prison à vie, mais les condamne à des peines de plusieurs années pour des infractions mineures, comme la simple consommation de marijuana. 99 % des affaires ne vont pas au tribunal. Les prévenus, souvent afro-américains, latinos ou natifs américains, n’ont aucune chance. Ils n’ont pas d’avocat si ce n’est des avocats commis d’office débordés et qui leur conseillent d’accepter les marchés avec la police.

Aux États-Unis, on construit davantage de prisons que d’universités. 7,3 millions de personnes sont actuellement sous l’autorité du ministère de la Justice dont 3,5 millions en prison, privée ou publique. Les prisons privées sélectionnent les prisonniers les plus « sains » physiquement issus des prisons publiques, et les font travailler pour toutes les grandes compagnies américaines – Amazon, l’automobile – à des salaires en moyenne de 50 cents de l’heure. La Géorgie et le Texas font même travailler gratuitement les prisonniers, la majorité d’entre eux étant des gens de couleur. La prison est devenu un business juteux. Ainsi, dans le Sud, les juges condamnent à de longues peines de prisons des Noirs pour des offenses mineures, envoyant de la main-d’œuvre quasi-gratuite aux prisons privées, qui les récompensent financièrement, comme l’ont montré de récents scandales. L’État paie les prisons privées 30 000 à 50 000 dollars par an et par prisonnier. Et localement, les chefs de police créent leurs propres prisons pour se faire plus d’argent.


Alors qu’est-ce qui a changé ?

Ce qui est différent, c’est l’intensité : davantage de prisonniers et une militarisation accrue des polices locales, des États et fédérale. Dans un contexte de crise, la répression leur est nécessaire. À Ferguson, s’il y a eu un scandale c’est parce que les policiers ont été assez stupides pour mettre des uniformes de combat de l’armée.

Il y a aussi un renforcement et une coordination plus importante de l’appareil répressif. À la fin du mouvement Occupy, dans tous les États-Unis, à la même heure, les policiers ont évacué tous les campements, et ont dit aux occupants que chacun de leurs nouveaux campements serait évacué en moins de cinq heures, ce qui a fini de décourager les militants.

Il y a aussi une intensification de la surveillance. Plus d’1,2 million d’employés de l’État ont accès aux fichiers de surveillance des citoyens. Nous sommes face à la classe dirigeante la plus intelligente de la planète, et parce qu’ils n’ont pas de solution à la crise, ils vont avoir besoin d’une forte répression pour faire avaler la pilule.

Même si le mouvement ouvrier est faible et en aucun cas une menace actuellement pour la classe dirigeante, le gouvernement réprime en sachant que la menace peut venir du mouvement ouvrier, en anticipation des luttes à venir.

Que s’est-t-il passé il y a tout juste 30 ans à Philadelphie ?

Le 13 mai 1985, la police de Phila­delphie a encerclé le quartier général de MOVE et a lâché par hélicoptère une bombe incendiaire de 250 kilos qui a brûlé tout le bloc d’habitation et tué 11 membres de MOVE, dont 5 enfants... 

Tué dans cette attaque, John Africa, le fondateur de MOVE, était connu dans la communauté noire pour avoir défendu dans les tribunaux des personnes noires alors qu’il n’avait pas de diplôme de droit et avait réussi à révéler les coups montés de la police. MOVE était une organisation multiraciale, ­spirituelle, dont le principe fondateur était le caractère sacré de toute vie. Une de leurs premières actions fut de manifester devant le zoo pour la défense des droits des animaux. Ils avaient une vision humaniste de la vie et rejetaient le style de vie de l’Amérique raciste. Ils portaient des dreadlocks quand personne n’en portait, ils vivaient dans des semi-communautés, et rejetaient le système scolaire public, enseignant eux-mêmes à leurs enfants.

La police de Philadelphie les voyait comme une menace et les a pris pour cible. Quelques années plus tôt, en 1978, la police avait déjà attaqué une maison communautaire de MOVE et tiré des milliers de cartouches, certaines d’entre elles tuant même un agent de police. Aucune preuve n’a été trouvée, mais la police et la justice ont mis en prison pour 30 ans les neuf membres du MOVE présents lors de cette attaque pour la mort du policier. Jeune journaliste, Mumia Abu Jamal les avait alors défendus. Les neuf membres sont toujours emprisonnés malgré la fin de leur peine officielle, car ils refusent de dire qu’ils regrettent un crime qu’ils n’ont pas commis...

Et Mumia Abu Jamal ?

Le chef de la police de Philadelphie de l’époque, le raciste Rizzo, persécuteur de la communauté noire, avait juré de faire payer à Mumia le fait d’avoir rendu public le cas des neuf membres de MOVE. La police de Philadelphie était tellement corrompue qu’elle a même fini par attirer l’attention du FBI et du ministère de la Justice. Des dizaines d’officiers de la police de Philadelphie ont été condamnés pour trafic de drogue, pour des affaires de corruption, de prostitution, etc.

Mumia était un des principaux opposants à la police de Philadelphie. Le 9 décembre 1981, Mumia conduisait son taxi (il avait été viré de son boulot de journaliste car trop indépendant) et cherchait des clients quand il a vu un officier de police tabassant son frère avec un gourdin. Alors qu’il sortait de son taxi, l’officier de police Daniel Faulkner lui a tiré dessus. Mumia fut retrouvé inconscient, et Faulkner mort par balle. Des témoins ont vu des personnes quittant la scène du crime. Qui a tué Faulkner ? Pour la police, c’est Mumia qui l’aurait exécuté en lui tirant cinq fois dessus. Aucune des preuves n’indiquait sa culpabilité, ni balistiques ni scientifiques... Les témoins ont subi des pressions de la police. La police n’a même pas fait d’examen de la main de Mumia pour savoir s’il avait tiré avec une arme...
Mumia a insisté pour se défendre seul à son procès en 1982, et il a été condamné à mort. Son avocat commis d’office n’avait de toute façon préparé aucune défense. Des années après, en 1992, Leonard Weinglass, un avocat connu du mouvement social, s’est emparé de l’affaire, et une large campagne pour sa libération s’est mise en place. En 2008, sa condamnation à mort a été changée en peine de prison à vie.

Aujourd’hui, la police continue d’harceler Mumia et essaie de le tuer en prison en ne lui fournissant pas les traitements médicaux nécessaire à ses maladies, en particulier pour son diabète.

Où en est aujourd’hui aux USA la lutte contre les violences policières ?

Il y a beaucoup de groupes locaux qui s’opposent aux brutalités policières, mais ils n’ont pas de base programmatique, pas de coordination réelle, personne n’appelle à l’action politique indépendante. Ce sont de jeunes activistes, radicaux et volontaires, dont la principale tactique est l’action médiatisée tel le blocage d’une autoroute, mais il n’y a pas vraiment de mouvement de masse où ils pourraient faire leurs expériences à une grande échelle. Tout reste donc à construire...

Propos recueillis par Stan Miller
pour l'hebdo L'Anticapitaliste n° 291 (21/05/15)