Le hareng de Bismarck, ou le poison du nationalisme

En lisant Le hareng de Bismarck (le poison allemand) [1], on apprend peu sur l’Allemagne, rien sur l’Europe, beaucoup sur Jean-Luc Mélenchon. Disons-le tout net : en dénonçant le « poison allemand » il distille malheureusement le poison du nationalisme.

Mélenchon prévient dès l’« avertissement » : « ceci est un pamphlet. Pas un ouvrage savant. Le ton et le style sont ceux de la polémique. Mon but est de percer le blindage cotonneux des béatitudes et des langueurs de tant de commentateurs hypnotisés par l’Allemagne ». Il s’agirait donc d’une méthode, brutale, revendiquée comme telle, mais éminemment saine : choquer pour bousculer les bien-pensants et les forcer au débat. Pourquoi pas ? Mais que dire quand il écrit : « arrogante comme jamais, l’Allemagne est rendue aux brutalités, chantage et punitions pour ceux qui n’obéissent pas au doigt et à l’œil au nouvel ordre des choses qu’elle est parvenue à imposer. Une nouvelle saison cruelle de l’histoire vient de commencer en Europe » ?

On voit déjà la fine tactique : Mélenchon éructe, les mass médias s’indignent… et l’invitent. Et là, sur le plateau, Mélenchon explique les terribles mécanismes de domination actuellement en cours en Europe. Soit… Sur la forme, c’est déjà un usage pervers d’un système, le système médiatique, lui-même pervers.
Les provocations mélenchoniennes s’alimentent des indignations convenues des stars du journalisme (pour lesquelles critiquer le fonctionnement de l’Union européenne est de toute façon déjà une confirmation du fait que les extrêmes se rejoindraient) et réciproquement. Superbe débat… Mais le fond n’est pas plus innocent que la forme. Car ce n’est pas l’arrogance des gouvernements et de tous les gestionnaires privés ou publics du capital en Europe que dénonce Mélenchon. Ce n’est pas cette odieuse tyrannie du capital et des gouvernements à son service. C’est l’Allemagne. L’Union européenne serait « un potage nauséabond cuisiné en Allemagne » où « mijotent dans la même marmite la cupidité, un futur borné par le vieillissement, la volonté de puissance ».

D’ailleurs cela vient de loin : « un fil rouge court l’histoire en Europe depuis plus de 2000 ans. Il parcourt la France et l’Allemagne. Il se fixe le long de la frontière de l’Empire romain. Son limes a installé deux mondes de part et d’autre. En-deçà : la cité et le citoyen. Au-delà : la tribu et l’ethnie. » Et l’histoire l’a confirmé : « bien sûr la tradition révolutionnaire des Allemands a été un phare. Mais si en France vaille que vaille les Lumières gagnent toujours à la fin, elles ont toujours perdu en Allemagne. » A l’égard d’une telle malédiction historique, on pardonnera du coup volontiers à Mélenchon d’autres outrances, comme la comparaison de la malbouffe allemande, liée à la froide rationalité capitaliste de « l’Allemand », avec « les vins magnifiques de notre patrie » et l’art de vivre qui va avec (chapitre : « Qui a envie d’être allemand ? »).
« De quoi l’Allemagne est-elle le nom ? »

Mélenchon part certes de quelques vérités. Le « modèle allemand » ne peut pas en être un pour les classes populaires européennes. Le « plein emploi » y repose sur la chute des salaires, les millions de « mini-jobs » à 450 euros par mois. Ce « modèle » antisocial n’est pas exportable (ce qui est embêtant pour un modèle), puisqu’il combine faiblesse de la demande intérieure et puissance exportatrice : les excédents commerciaux allemands ont pour contrepartie les déficits des autres pays, qui s’ils suivaient la « voie allemande » la ruineraient ipso facto. Il n’est pas durable, puisqu’il asphyxie la consommation populaire et les investissements publics.

Alors « de quoi l’Allemagne est-elle le nom ? » se demande Mélenchon. Les possédants de toute l’Europe citent l’Allemagne en exemple pour réclamer la baisse du coût du travail. « L’Allemagne » (après bien d’autres pays) est le nom du programme commun de toute la bourgeoisie européenne, de la sainte alliance des banques, des syndicats patronaux et des gouvernements qui gèrent ses affaires.

Cependant, à partir de ce constat de l’impasse des politiques austéritaires, on aurait aimé que Mélenchon nous dise s’il en déduit toujours qu’une relance par la consommation suffirait à sortir les classes populaires de l’ornière. S’il envisage désormais de véritables mesures de contrôle sur le capital, contrairement au programme « L’Humain d’abord » qu’il portait en 2012. Et quelles conclusions tire-t-il de « l’expérience » Syriza ?

Mais il n’oriente pas sa pensée dans cette direction. Pour lui, l’Allemagne, bien plus qu’un « nom », c'est le capitalisme d’aujourd’hui, financiarisé, productiviste, antisocial, antidémocratique. On saura donc tout sur les banques allemandes qui ont pillé la Grèce (rien sur les françaises), sur l’agro-alimentaire allemand qui empoisonne (rien sur le cochon breton), sur le militarisme allemand (rien sur les expéditions néocoloniales de la France). L’Allemagne est l’unique centre de commandement de ce capitalisme prédateur imposé à l’Europe. Et son bénéficiaire ? « Sa majesté le Retraité allemand » !

Accabler l’Allemagne, blanchir la France

Notre « patrie républicaine » comme il dit… C’est une distinction incroyable entre la France et l’Allemagne, leurs capitalismes et leurs institutions, on est tenté de dire leurs essences, qui est au cœur de sa vision de l’UE. « L’Europe est allemande ». C’est l’Allemagne qui assassine le peuple grec et impose sa politique à toute l’Europe. « Je vois un consternant contraste entre l’arrogance injurieuse des dirigeants allemands actuels et la peur panique de leurs homologues français (…) Les moutons français bêlent pitoyablement dans leur enclos quand claque le fouet des faces de pierre qui gouvernent outre-Rhin. » A Berlin les maîtres. A Paris… les collabos.

Mélenchon voudrait donner un piètre alibi « matérialiste » à ces fantômes de la Deuxième Guerre mondiale qui viennent le hanter : le vieillissement de la population allemande (à l’inverse de la démographie française dynamique) contraint l’Allemagne à garantir à ses vieillards de solides dividendes pour alimenter leurs fonds de pension, garantis par un euro fort et stable, tandis que ses entreprises industrielles doivent exploiter la main-d’œuvre sous payée d’Europe de l’est pour continuer de fonctionner. Le capitalisme financier français n’existe donc pas ? Les industries françaises ne délocalisent pas ? Les banques françaises ne parasitent pas les économies du sud du continent ? Les grands groupes de distribution français ne sont-ils pas dominants en Pologne ou en Grèce ? La politique « merkélienne » du gouvernement français serait-elle donc une trahison des intérêts « français » ?

Il est vrai que l’Union européenne n’a rien d’un club fraternel. C’est une zone de libre-échange faite pour permettre aux grands groupes capitalistes de prospérer, mettre en concurrence les travailleurs les uns avec les autres, au profit… du profit. C’est une zone hiérarchisée, où les groupes et les pays les plus puissants imposent leur loi. La crise des dettes publiques a été un révélateur de cette hiérarchie des Etats. Le peuple grec, entre autres, en sait quelque chose. Encore faut-il rappeler que la bourgeoisie grecque, comme la bourgeoisie de toute l’Europe, se trouve assez heureuse de placer ses fortunes dans le grand pot de la finance européenne et mondiale, et adhère aux programmes d’austérité « dictés à Berlin ». Que le gouvernement français a lui aussi, volontairement et implacablement, contribué à les dicter. Pour l’intérêt de ses propres groupes capitalistes.

Il est vrai que le gouvernement allemand fait preuve de plus de détermination dans cette voie que le gouvernement français, parce qu’il est plus puissant et parce que la France a des intérêts probablement moins homogènes dans cette affaire d’intransigeance financière et monétaire à l’échelle de l’Europe, comme si elle se situait dans une situation ambiguë, entre Europe du nord et Europe du sud. Cela n’autorise pas Mélenchon à prétendre que « la Troïka parle allemand » à Athènes, « en oubliant » au passage de dire que le FMI parle… français, par la grâce de madame Lagarde.

Un astre errant

Si cette nouvelle production de Mélenchon ne constitue certes pas une rupture avec son passé riche en saillies chauvines, la systématicité du nationalisme ici professé est inédite. Nous n’avons plus affaire exactement au candidat à la présidentielle 2012. Mais à « autre chose ».

C’est d’une certaine façon le reflet de la crise du Front de gauche. Ecartelé entre des stratégies contradictoires, prisonnier d’une perspective purement institutionnelle, il est aujourd’hui dans une impasse. Mélenchon lui-même n’a de cesse depuis 2012 de faire de la cavalerie politique, promettant sans cesse un nouveau Graal électoral. Aujourd’hui, par défaut, il s’émancipe donc de plus en plus et du Front de gauche et de son propre parti.

Tel un satellite arraché à son orbite, il se met à errer, loin des contraintes d’une coalition et même d’un collectif politique. Il rêve d’un Podemos à la française mais se donne des airs gaulliens. « Il ne sait plus quoi inventer » pour exister. Mais tout se passe comme s’il était repris par la gravité de son propre passé, celui d’un admirateur de Mitterrand, le serviteur de la « raison d’Etat ». C’est la trajectoire d’un Chevènement. Accusant l’Allemagne de reprendre, sous l’uniforme de l’Europe et de l’OTAN, sa « marche vers l’est », il apporte en creux son soutien à Poutine et Dassault.

D’où la confusion roublarde de sa conclusion : « rompre avec le poison allemand est une exigence nationale, populaire, sociale et philosophique pour le camp du progrès humain (…) La confrontation politique avec les gouvernements allemands est une des conditions de la libération des peuples. La confrontation dont je parle ici n’opposera pas le peuple français au peuple allemand. Elle confrontera les deux peuples à l’oligarchie. Mais c’est aux français de lancer l’action, car ce sont eux qui sont aujourd’hui dominés. »

Yann Cézard
dans la revue L'Anticapitaliste n° 67 (juillet-août 2015)

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[1] Plon, 2015, 150 pages, 10 euros. Pourquoi ce titre sinon pour évoquer une vilaine odeur (de guerre) ? Réponse page 11 du livre. Le raconter nous aurait peut-être empêché de discuter du fond…