> Entretien. Dans les années 70, la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires (LRBW) a organisé à Detroit des travailleurs noirs de l’automobile qui luttaient pour le changement social. Professeur à New York, Marvin Surkin a écrit en 1975 avec Dan Georgakas un livre sur cette expérience, Pas d’accord pour crever. Une révolution urbaine, qui vient enfin d’être traduit en français.
Quelles sont les leçons de la LRBW pour les militants aujourd’hui ?
La leçon la plus importante, c’est que la race et la classe sont des choses importantes. À cause de la sociologie américaine, il n’est pas facile de parler de classe aux États-Unis aujourd’hui. Mais depuis le mouvement Occupy, les gens reparlent ouvertement des questions de classe. Mais si tu en parles, il faut voir comment s’adresser aux ouvriers issus des minorités, aux balayeurs, aux ouvriers d’industrie, articuler d’un côté le combat de ceux qui n’ont rien contre ceux qui ont tout, et le lien entre la classe et la race.
Ce qui c’est passé à Detroit est une expérience unique dans les 50 dernières années de comment la classe ouvrière a pu se dresser et mettre en avant son propre programme, comment articuler le combat contre l’État, l’entreprise et la bureaucratie syndicale. Cette expérience montre aussi que ce sont les plus opprimés qui donneront la direction du mouvement. Les ouvriers noirs à la chaîne, qui n’avaient aucun pouvoir dans le système, sont devenus la force dirigeante. Ils ont été en capacité de gagner des petits espaces de pouvoir : à travers les élections syndicales, à travers un journal, de manière réformiste comme révolutionnaire. Ce n’était pas juste une question de pouvoir noir mais un vrai mouvement anticapitaliste et pour le changement social.
Quand on lit des écrits sur le mouvement noir, le mouvement contre la guerre du Vietnam ou le mouvement féministe dans les années 60 et 70, on ne trouve rien sur Detroit. La majorité des trucs qu’on trouve sur Detroit insistent sur l’aspect « désert industriel » de la ville... Mais ce que la LRBW a réussi à faire, cela a été de regrouper des travailleurs à la chaîne – même leurs militants « intellectuels » ont aussi bossé à la chaîne – autour d’un besoin d’éducation, d’éducation révolutionnaire. Ils se servaient de Que faire ? de Lénine comme document de formation. Ils avaient incorporé l’idée de l’unité de la théorie et de la pratique. Ils n’avaient pas seulement une vision de ce qui n’allait pas dans la société, mais aussi une vision d’une autre société, que ce soit au travers des cercles de lecture ou de l’action militante concrète. En cela, ils étaient différents de beaucoup de mouvements des années 60. Aujourd’hui, quand les gens étudient les luttes syndicales, ils se penchent de nouveau sur le cas de Detroit et de la LRBW.
Ma recherche a commencé en 1968, et ce mouvement – caché jusqu’alors – est devenu connu. La LRBW n’était pas limitée à Detroit et avait des liens étroits avec d’autres organisations du mouvement des droits civiques ou avec des travailleurs blancs. Le livre est sorti en 1975. À l’époque, les Arabes américains n’existaient pas dans la sociologie. Le livre a donc mis en lumière l’oppression des Arabes. Ainsi, à l’époque, une manifestation de 3 000 travailleurs de l’automobile arabes américains eut lieu contre le fait que le syndicat des travailleurs de l’automobile (UAW) avait acheté des actions israéliennes. Le livre marquait la reconnaissance de la question de l’immigration comme étant une question importante. Tous les ouvriers étaient immigrés : des Noirs du Sud, des Blancs des Appalaches, et des Arabes de Palestine, de Syrie et du Liban. Cela montre l’importance de l’immigration interne et externe dans la construction de l’industrie automobile. À la même époque, dans le New Jersey, la question s’était aussi posée aussi. Les United Black Workers (UBW) se posaient la question de comment organiser ensemble à l’usine des travailleurs noirs qui venaient des ghettos du centre ville et les travailleurs latinos.
Pour Mike Hamlin, l’un des fondateurs de la LRBW, le bilan de l’organisation est d’avoir su augmenter le niveau de conscience de classe des jeunes travailleurs noirs et d’avoir su rompre toutes les entraves que la répression maccarthyste avait créées pour les idées révolutionnaires dans les années 50. Le titre du livre est lié à tout ça, à la relation de la LRBW avec la culture. Au début, la maison d’édition ne voulait pas du titre Pas d’accord pour crever ! (« Detroit I do mind dying »). Ils voulaient aussi que l’on vire le chapitre sur la culture. Mais le bouquin porte justement sur la politique culturelle, la culture politique ! Detroit, c’est la ville de Motown, de la politique, de la poésie. Ce que je voulais dire, c’est que pour construire le changement social, il faut atteindre les gens là où ils sont.
Quelles étaient à ton avis les différences fondamentales entre la LRBW et le Black Panther Party (BPP) ?
Chaque groupe organisait des sections différentes du prolétariat. La LRBW organisait le prolétariat d’usine, et le BPP le lumpen. La LRBW devait bien évidemment aussi gérer ses propres éléments lumpen. Le BPP avait un programme en dix points, les programmes de petit-déjeuner pour les enfants, mais se focalisait trop sur l’affrontement armé direct avec la police. Quand les Panthers sont arrivés à Detroit, les membres de la LRBW y sont rentrés pour prendre contrôle de la section locale et y implanter une idéologie ouvrière différente de l’idéologie du lumpen. Le film sur la LRBW Finally got the news a été fait avec de l’équipement piqué par la LRBW à un groupe dans l’esprit du BPP, Newsreel. La LRBW comprenait la question de la culture : ils avaient leur propre journal, leurs propres films... Le BPP était très à la mode, correspondant à l’idéologie flashy des années 70, mais du coup n’avait pas de politique culturelle propre. La LRBW comprenait la dualité réforme/révolution, et savait se servir du processus électoral et des institutions, comme quand ils ont pris le contrôle du journal de la fac, le South End.
À ton avis, quelles sont les faiblesses de la LRBW ?
La relation avec les femmes noires. Ainsi, Mike Hamlin et Ken Cockrel étaient tous deux mariés à des irlando-américaines blanches. Toutes les autres organisations avaient le même problème par rapport aux femmes, je ne dis pas ça pour les excuser mais pour donner le contexte. Le comité exécutif de la LRBW était 100 % masculin, et les dirigeants sortaient avec des blanches, les femmes noires étant reléguées au second plan.
La LRBW théorisait la centralité des Noirs dans la classe ouvrière. Qu’en penses-tu pour aujourd’hui ?
La production n’est pas la même, mais il faut toujours atteindre les travailleurs là où ils sont. Il y a une série de problèmes différents. Il faut redéfinir le sens de classe ouvrière, alors qu’année après année, le syndicat UAW a par exemple négocié plein de reculs tels que la division des travailleurs en catégories différentes sur le même poste. En plus des bastions, il faut essayer d’organiser ceux qui n’étaient pas organisés avant, avec par exemple la campagne pour les 15 dollars de l’heure dans les fast-foods, les employés de la santé, les employés administratifs des facs... Ma fille est permanente syndicale en Nouvelle-Angleterre, et son syndicat compte 3 500 membres, avec des camionneurs, des employés d’université, du secteur de la santé, etc.
Propos recueillis par Stan Miller
pour l'hebdo L'Anticapitaliste n° 306 (08/10/15)