2010-2015 : insuffisance des luttes... et montée des illusions
Les années 2010-2012 ont constitué le pic de la mobilisation en Grèce. Cependant, dans une situation où la bourgeoisie ne veut même pas lâcher des miettes, le rapport de force a été insuffisant pour inverser la vapeur austéritaire. Le sentiment que la mobilisation ne marchait pas – en fait, à cause de la stratégie d’éparpillement des luttes des directions syndicales – et les effets de la crise ont contribué à un affaiblissement des luttes. La déprime a renforcé à la fois le repli nationaliste, avec la montée électorale du parti néo-nazi Aube Dorée, et les illusions électorales.
Face à l’usure des partis traditionnels, Syriza est arrivée seconde aux élections législatives de 2012. Ce succès électoral s’explique par le fait que le programme de Syriza a repris une partie des revendications mises en avant par les mouvements sociaux : arrêt du paiement des intérêts de la dette, fin des privatisations, retour du salaire minimum à son niveau d’avant la crise. Ce programme est toutefois resté très flou sur la nécessité ou pas de la rupture non seulement d’avec l’euro mais aussi d’avec la bourgeoisie grecque. Syriza s’est bien gardée de dire qu’un programme anti-austérité ambitieux, pour avoir une chance de se réaliser, aurait besoin d’un concours actif de la population : rien sur la question du contrôle des salariés/ées et de la population sur les institutions et les entreprises. L’application d’un tel programme aurait de toute façon provoqué une réplique immédiate des bourgeoisies européennes, notamment allemande et française. Mais assumer un programme anti-austérité, c’est se préparer à une telle éventualité et à un affrontement déterminé avec la bourgeoisie grecque et les institutions européennes, ce que Tsipras ne souhaitait pas.
Entre 2012 et 2015, les mesures anti-austérité ont été de plus en plus modestes dans les programmes électoraux successifs de Syriza. En décembre 2014, le président proposé par la majorité Nouvelle Démocratie-PASOK (droite – ND – et social-démocratie) étant pour la troisième fois en incapacité d’obtenir la confiance, des élections ont été organisées le 25 janvier 2015. Syriza est arrivée première, avec un bonus de 50 députés en tant que premier parti, mais il a manqué à Tsipras quelques élus pour pouvoir constituer un gouvernement. Il a donc décidé de s’allier à la droite souverainiste et a passé un accord de gouvernement avec les Grecs Indépendants (ANEL) – une scission de ND, soi-disant opposée à l’austérité – et a même confié le ministère de la Défense à leur chef Pannos Kammenos. L’ANEL se pose comme protectrice de l’armée, qu’elle ne veut pas voir léser par les plans d’austérité, et de l’Eglise orthodoxe, pourtant l’une des premières richesses du pays. Face aux critiques, Tsipras a répondu qu’il dirigeait un gouvernement « d’union nationale », pas un gouvernement « de gauche ».
2015 : l’épreuve du pouvoir
En juillet, après déjà plusieurs mesures d’austérité, la Grèce était en arriéré de paiement vis-à-vis du FMI, et des dettes auprès du Fonds européen de stabilité financière allaient arriver à échéance. Tsipras a quitté la table des négociations, avant d’organiser un référendum sur les propositions de la Troïka qui a recueilli 63 % de « non ». Pourtant, dès le lendemain, il a accepté un plan d’austérité pire que tous les précédents, le faisant voter au parlement avec les 4/5 de son groupe parlementaire et les partis bourgeois Potami, ND et PASOK ! Le soir du vote au parlement, le 17 juillet, Tsipras a lâché les chiens : la police anti-émeute a dispersé les milliers de manifestants présents, arrêté et réprimé. Pourtant, le vote « non » était largement majoritaire, et qui plus est un vote de classe. Tous les quartiers populaires du pays ont voté majoritairement « non ». Pourquoi Tsipras ne s’est-il pas servi de cette force pour négocier davantage ? Oui, il y a eu trahison de la part de Tsipras, par rapport au programme pour lequel il a été élu et qui promettait de s’opposer à l’austérité : il en est devenu en fait le premier défenseur. Mais c’est la démarche initiale qui était une impasse : l’idée selon laquelle c’est principalement dans les institutions existantes qu’il serait possible de créer un rapport de force avec la bourgeoisie.
Quand une vingtaine des députés de Syriza ont refusé de voter le troisième mémorandum, Tsipras a tout d’abord débarqué les ministres de cette opposition – dont son chef, Panagiottis Lafazanis, ancien ministre du Redressement productif et partie prenante des mesures d’austérité précédentes –, lesquels ont fini par quitter Syriza pour constituer une nouvelle organisation, Unité Populaire (UP). Leur analyse de la trahison de Tsipras repose surtout sur une critique de son refus de rompre avec l’euro... en passant sous silence son refus de rompre avec la bourgeoisie grecque. Pour UP, il y aurait une solution hors de l’austérité, mais qui esquiverait la rupture d’avec le capitalisme : ce serait une rupture d’avec l’euro, un retour à la drachme avec dévaluation qui permettrait d’attirer les investisseurs grâce à une monnaie faible. D’une part, les conséquences sur les travailleurs seraient très néfastes : un vrai massacre des salaires par l’inflation, assumé par l’économiste d’UP Costas Lapavitsas comme une « mesure temporaire » permettant de faire rentrer des devises pour les « réinjecter plus tard dans l’économie et stimuler l’investissement privé ». D’autre part, la bourgeoisie grecque est pour l’instant structurellement liée à l’euro et à l’Union européenne, et elle n’a pas du tout envie de rompre avec celle-ci pour une solution « capitaliste nationale ». Par ailleurs, UP a également en commun avec Syriza l’idée qu’un tel programme pourrait passer par la voie institutionnelle, en faisant l’économie d’un affrontement d’ensemble.
Les dernières élections législatives du 20 septembre ont permis à Syriza de renforcer sa présence au parlement en ne manquant la majorité que de quelques sièges (145 sur 300), et le gouvernement Syriza-ANEL a été reconduit. L’importante abstention n’a pas autant gêné Tsipras que certains le prévoyaient. Après un début en fanfare – les sondages la créditaient initialement de 9 % –, UP n’a pas dépassé les 3 % nécessaires pour entrer au parlement. Cet échec va certainement signifier une crise pour une formation avant tout tournée politiquement vers les échéances institutionnelles, malgré la capacité qu’elle a eu à attirer une fraction modeste mais réelle de militants jeunes et syndicalistes déçus par Syriza. L’extrême gauche révolutionnaire (Antarsya EEK) a également obtenu des résultats faibles (0,85 %), malgré une campagne militante sur le terrain, dynamique et volontariste. Alors qu’en juillet, 63 % des électeurs ont voté « non » à l’austérité, le parlement est constitué à 87,5 % de forces politiques ayant approuvé le troisième mémorandum. Il est probable qu’une bonne partie de ceux qui ont voté « non » en juillet ne sont pas allés voter en septembre. Mais ce résultat illustre surtout le fait que la logique du « moindre mal » s’installe...
Face à cette situation, l’extrême gauche grecque, bien que peu nombreuse, n’est en rien marginale. Elle dispose de plusieurs milliers de militants, qui animent des sections syndicales ouvrières combatives et beaucoup de sections syndicales étudiantes parmi les plus radicales. Elle met en avant un programme de rupture réelle d’avec le capitalisme : l’annulation de la dette, et face au chantage des bourgeoisies allemande et française sur l’euro, la défense d’une sortie de la zone euro qui ne ferait pas payer les pots cassés aux travailleurs, l’expropriation et la socialisation des banques et des grands moyens de production sous contrôle des travailleurs et de la population, une réforme fiscale radicale, un strict contrôle des changes, l’augmentation des salaires, etc. Ces mesures, elle les défend sans perdre de vue l’idée que la seule manière d’imposer un programme de rupture et de revendications vitales pour les classes populaires, c’est l’auto-organisation : dans les quartiers et sur les lieux de travail, la population devra s’organiser pour tordre le bras aux gouvernements capitalistes de droite et de gauche, et se doter pour cela de nouveaux outils.
Stan Miller