« Nous avons réalisé un miracle avec le dialogue national ». Ce n’est pas Wided Chammaoui la patronne des patrons qui le dit. C’est Jilani Hammami, porte-parole du Parti des Travailleurs, principale composante du Front Populaire, qui le dit pour expliquer les raisons d’attribution du prix Nobel de la paix au quartet. Cela révèle bien l’état d’esprit largement partagé parmi les dirigeants des organisations de gauche en Tunisie.
C’est un quartet – composé de l’UGTT (centrale syndicale hégémonique), l’UTICA (syndicat patronal), la LTDH (Ligue Tunisienne pour la Défense des Droits de l’Homme) et l’Ordre des Avocats – qui a reçu vendredi dernier le prix Nobel de la paix. Suite à l’assassinat de deux dirigeants de la gauche tunisienne et la montée réelle de la violence politique, ce quartet invraisemblable s’est formé en se donnant comme tâche d’assurer la « transition démocratique » en Tunisie dans un climat le plus pacifique possible. Il a notamment organisé le « dialogue national », en assurant des médiations entre organisations politiques et établi une feuille de route fixant notamment les délais de finalisation de la nouvelle constitution et d’organisation d’élections. La constitution a bien été finalisée, les élections ont eu lieu, et cela en ayant entre temps convaincu les islamistes de céder le pouvoir à un gouvernement de « technocrates » pour la période de transition. Sur ces terrains, on peut dire que le quartet a atteint ses objectifs affichés.
Mais la violence politique, c’est l’État lui-même qui l’a poursuivie : le gouvernement s’est appuyé sur la présence réelle de groupes terroristes pour faire passer tout un arsenal de lois liberticides qui au final portent essentiellement atteinte aux libertés politiques et syndicales et n’ont aucunement prouvé leur utilité dans la lutte contre le terrorisme. Ainsi, les procès et condamnations à la prison ferme se sont multiplié contre des militants ayant participé aux mobilisations de 2010-2011 ayant abouti au départ de Ben Ali. En parallèle, de nombreux tortionnaires sous l’ancien régime ont été blanchis par la justice, dans le cadre plus large du retour en grâce des dirigeants de l’ancien RCD qui ont progressivement repris du service dans l’appareil d’État. Les témoignages sur des actes de torture dans les postes de police et les prisons augmentent. La police se déchaîne de façon systématique sur les militants dans les manifestations syndicales et politiques de gauche. Enfin, la police et la justice s’en prennent bien plus aux jeunes non jeûneurs pendant le ramadhan, aux femmes et aux minorités sexuelles, qu’aux terroristes. Et en même temps, la menace terroriste sert évidemment d’alibi pour renvoyer les revendications sociales aux calendes grecques. Par contre, pour porter des coups aux droits des travailleurs, les temps et l’énergie ne manquent pas : sous le gouvernement du « technocrate » Jomaa puis avec l’actuel gouvernement Nidaa-Nahdha, un certain nombre d’accords internationaux ont été signés et conditions du FMI acceptées, dont un nouveau plan d’ajustement structurel comprenant suppressions de postes dans la fonction publique, augmentation de l’âge de départ à la retraite et privation d’entreprises publiques. Et pour avoir obéi aux règles du jeu impérialiste, l’État Tunisien n’a pas attendu le comité Nobel pour avoir sa récompense : les organisations garantes de l’ordre capitaliste ont de nouveau ouvert le robinet des emprunts. Tant pis pour les générations futures qui devront les rembourser au prix fort et tant pis pour la dégradation des droits économiques et sociaux, condition préalable à ces emprunts.
Le prix Nobel est donc venu ensuite récompenser une normalisation ayant empêché un mouvement d’émancipation d’aller jusqu’au bout de ses possibilités. Rien d’étonnant, c’est ce même prix qui a récompensé un Arafat qui a trahi la résistance populaire et l’aspiration du peuple palestinien à l’émancipation. La cause palestinienne ne s’en porte franchement pas mieux, depuis !
De la part du patronat, rien de toute cette entreprise n’est surprenant. Mais les avocats et la LTDH s’y sont aussi associés, alors qu’avant 2011, ils s’étaient sincèrement engagés contre le pouvoir de Ben Ali. Ils semblent aujourd’hui tétanisés par l’idée de perdre les quelques miettes de libertés formelles acquises depuis la révolution. Ils ressentent donc le besoin d’une pacification de la société, quitte à ce que cela se fasse aux dépens des travailleurs, quitte à ce que cela se fasse par le retour d’un Etat fort qui réprime les mobilisations sociales. De ce point vue, ils sont assez bien représentatifs de l’état d’esprit de la petite bourgeoisie qui ne souhaite pas que le peuple entre avec ses mains sales et ses revendications matérielles dans l’arène politique. Le prolétariat déstabiliserait trop l’ordre précaire qui s’établit! Ils étaient donc naturellement prêts à une alliance avec la bourgeoisie et ses représentants contre les classes populaires, espérant gagner en rechange le maintien d’une démocratie formelle. Triste illusion, quand on voit les atteintes aux droits des femmes et des minorités sexuelles par exemple ! Pire encore est l’association de l’UGTT avec le patronat dans cette entreprise de pacification. Toutes les oppressions, toutes les violences inacceptables contre les militants politiques de gauche et syndicaux, l’UGTT ne les a donc condamnées que très mollement, quand elle les a condamnées. Elle a laissé les travailleurs en lutte orphelins d’une organisation qui défende leurs intérêts contre ceux du patronat, au nom de « l’intérêt national » et de « l’unité nationale ». Sami Tahri, secrétaire général adjoint et porte-parole de l’UGTT déclarait suite à l’attribution du prix Nobel au quartet : « Ce Nobel, ça va aider tout le monde à dépasser son intérêt personnel pour enfin contribuer à l'intérêt national. » L’intérêt des travailleurs et la lutte des classes attendront…
On comprend bien que l’UGTT n’a pas été « nobélisée » pour avoir unifié les luttes des travailleurs qui se battent pour leur dignité. Bien au contraire ! Elle l’a été pour avoir contribué à faire régner une paix sociale contre l’intérêt des travailleurs. Enfin, la déclaration de Jilani Hammami montre que la gauche politique en est elle aussi au même point, de plus en plus engluée dans des logiques institutionnelles, déconnectée des revendications et des préoccupations des travailleurs, plutôt soucieuse de son image auprès des puissants de ce monde que de légitimité auprès des classes populaires.
Wafa Guiga