La construction d’un rapport de force et celle d’un parti ne sont pas séparables

Nous assistons depuis l’élection de Hollande à une véritable contre-révolution politique associée à une recrudescence considérable de l’exploitation économique, avec une classe dominante mobilisée en permanence comme jamais.

La condamnation à la prison ferme des 8 de Goodyear prolonge l’esprit des violentes attaques patronales, médiatiques et gouvernementales contre les salariés d’Air France. Et d’autres militants sont poursuivis ou en voie de l’être, à La Poste, à la clinique du Pont de Chaume et à ERDF pour les plus connus, ou tout simplement licenciés, sanctionnés parce qu’ils ont fait grève, comme chez ID Logistics à Lisses ou Sodhexo à Marseille.

La question sociale est omniprésente : c’est la question centrale aujourd’hui. On ne peut comprendre les dérives sécuritaires de l’état d’urgence sans cela. Pourtant bien des commentateurs de gauche ne comprennent pas, ne lient pas les deux, parce qu’il leur manque un constituant essentiel de la situation. Pourquoi une telle violence sociale, se demandent-ils, alors qu’il n’y a pas de riposte sociale, même pas une résistance, ou si peu ? D’habitude, cette violence de la classe dominante a lieu quand il y a danger pour elle, quand les classes « dangereuses » menacent l’ordre établi par leurs mobilisations importantes. Ce ne semble pas être le cas aujourd’hui.

Des mesures préventives ?

Évidemment, les violences patronales et gouvernementales sont bien en deçà du niveau de celui atteint par exemple en 1906 ou en 1948. Et pour cause. Condamner trop violemment des militants ouvriers, sans la menace visible de luttes ouvrières, pourrait avoir l’effet inverse à celui recherché : solidariser la population avec les salariés, à l’instar de ceux d’Air France après l’épisode des chemises déchirées. Rappelons-nous le rôle des mobilisations autour du « Libérez nos camarades » dans la genèse de 1968, ou encore, dans l’après-LIP, le rôle d’impulsion qu’a joué la défense des salariés condamnés à de la prison ferme à Besançon.

Il y a clairement une volonté de faire des exemples, et à travers des militants connus, de faire passer un message largement au-delà des personnes concernées : voilà ce qui attend ceux qui voudraient se battre, résister, faire grève.

On peut se dire : c’est préventif. Étant donné la violence des attaques sociales de ces dernières années et celles encore à venir, la bourgeoisie prend les devants politiques. Consciente des résistances qui pourraient émerger, elle essaie de fermer toutes les portes par lesquelles pourrait se développer une conscience politique populaire. Elle prend les dispositions législatives, prépare son appareil d’État – des policiers aux médias, en passant par les syndicats –, bref, elle prolonge le management par la peur avec une gouvernance par la peur.

Il y a sûrement de cela. Les jeunes générations n’ont pas seulement perdu l’espoir d’avoir une retraite plus tard. Il faut qu’elles perdent, dès maintenant, la garantie d’une protection chômage mais aussi santé, d’un CDI, de congés payés, d’un ou deux jours de repos le week-end, d’un salaire minimum garanti, d’horaires maximum de travail à ne pas dépasser et d’un Code du travail. L’ANI, le CICE, le Pacte de responsabilité, les lois Macron, Rebsamen, les rapports Combrexelle et Badinter se mettent en place maintenant. Les prud’hommes, la médecine du travail, l’inspection du travail, les conventions collectives, la représentation syndicale sont rognés, réduits, démolis. Et puis sont également en route la réforme territoriale, celle du collège, du chômage, des seuils sociaux, des inversions de priorité entre les accords d’entreprise et les lois... Une démolition totale, bref, une véritable contre-révolution. Mais pourquoi la répression, seulement cet hiver, chez Air France, Goodyear ? Pourquoi pas avant ? Qu’est-ce qui a changé entre 2012 et ce début 2016 ?

Bien sûr, il y a dans cette répression un message spécifique adressé à la CGT, parce que celle-ci, cet automne puis au début de l’hiver, a marqué quelques légères distances avec le jeu gouvernemental et patronal du « dialogue social » et a osé, après quelques hésitations, dénoncer l’état d’urgence. C’est un avertissement.

A l’évidence aussi, il y a la volonté de faire cesser un certain nombre de mobilisations sociales qui, continuant sous l’état d’urgence, dévalorisent celui-ci et peuvent avoir un effet de contagion. C’est une volonté de faire sentir implicitement au plus grand nombre que l’état d’urgence ne concerne pas que les terroristes et leurs actions, mais tout le monde et tous les militants, toutes les manifestations, toutes les grèves et même le droit de grève lui-même : c’est ce qui se passe en Grande-Bretagne ou en Allemagne. Bref, une volonté de criminaliser les syndicalistes combatifs, d’en faire des « terroristes » de l’intérieur.

Et puis il y a l’opportunité : les attentats du 13 novembre. Avec l’état d’urgence, sa prolongation, son inscription dans la Constitution, il y a la possibilité d’adapter le régime politique au management par la peur et aux lois Macron, Rebsamen, etc. Avec la déchéance de nationalité, on peut faire atteindre un niveau supérieur au climat raciste en le mêlant aux attentats terroristes. Après l’assignation à résidence d’écologistes supposés « radicalisés », ce sont des syndicalistes eux-aussi présumés « radicalisés » qui sont condamnés. Ce n’est pas sans rappeler le terme d’« Ayatollahs » par lequel le pouvoir PS avait désigné les grévistes de PSA Aulnay et Poissy en 1984 après le « tournant de la rigueur »… mais il s’agit aujourd’hui d’un tout autre niveau de rigueur.

Une présence/absence de luttes

Sous l’Apartheid sud-africain, la « présence/absence » des Noirs était latente, elle dérangeait en suscitant la crainte ou la haine refoulée, en même temps toujours présente et toujours absente. On ne pouvait la nommer, comme une révolution possible mais qui ne parviendrait jamais à son effectivité. Aujourd’hui, nous vivons une situation semblable : la tension sociale est omniprésente, mais en apparence sans ses acteurs ; sans, le croit-on, les luttes des ouvriers, car on les refoule d’autant plus que la tension sociale s’impose. Plus il y a de luttes, moins on les voit, car plus elles sont craintes et refoulées. C’est LA caractéristique du moment : la présence/absence des luttes.

J’ai recensé 1 371 grèves et luttes sur la période allant du 19 janvier au 3 février 2016, soit plus du double de la totalité du mois de septembre 2015 (1 274) et autant que pour tout le mois d’octobre (1 380). Et septembre ou octobre comptaient déjà plus du double de luttes qu’en juin. Les calculs des mois de novembre et décembre ont été perturbés par les attentats et leurs suites. Pour les journées de novembre précédant les attentats, la tendance était supérieure à celle d’octobre, mais inférieure à celle mesurée maintenant. A la mi-décembre, avant les congés de Noël, il y avait encore plus de luttes qu’en novembre, mais toutefois moins que pour ces deux semaines de janvier-février.

On assiste à une tendance à la hausse continue des conflits... qui n’a pas de raison de s’arrêter. Il n’y a pas eu autant de luttes depuis longtemps, et pourtant, on ne les voit pas. Parce qu’elles ne sont pas coordonnées et qu’elles paraissent sans effet devant l’ampleur des attaques et des reculs. Et ce double aspect – des grèves, mais invisibles – pose problème au pouvoir. Comment arrêter des grèves invisibles, sans risquer de les rendre visibles et peut-être de les unifier ?

Cela explique l’ampleur de la violence utilisée contre ceux d’Air France, Mickaël Wamen, Xavier Mathieu, Philippe Poutou et d’autres : ils font peur. Par-delà leurs personnes et leurs appartenances, ils expriment un même climat, ce que disent et veulent entendre des centaines de milliers de travailleurs en souffrance, exploités et opprimés, qui une fois leur découragement dépassé ont en eux ce dont la radicalité des agriculteurs ou des chauffeurs de taxis témoigne à sa façon. Ceux qui ont entendu Wamen le 4 février à Paris en savent quelque chose. Il ne ferait pas peur s’il était seul, s’il n’y avait pas un climat social qui pouvait s’emparer tout de suite, rapidement, de ce qu’il dit. Écoutez ce que dit le militant CGT aux salariés de la clinique du Pont de Chaume après leur grève ; rappelez-vous le rôle de Philippe Poutou avec les « bonnets rouges » ou au Salon de l’auto ; écoutez Xavier Mathieu après les condamnations à Air France ou chez Goodyear ; constatez comme certaines interventions d’Olivier Besancenot au moment d’Air France ont fait mouche ; lisez le communiqué de l’UD CGT du Gard après le 26 janvier, l’interview du secrétaire de l’UD CGT de l'Hérault autour des condamnations de Goodyear... et tellement d’autres.

Un rapport de forces à construire et un parti potentiel

Tous, en dépit de leurs différences, sont un seul et même parti potentiel, latent, qu’attend la situation ; l’impasse électorale que révèle le succès du FN aux élections régionales, et le chantage qui nous attend au second tour des présidentielles, ne peuvent que pousser les militants ouvriers à chercher d’autres voies qu’électorales, à construire un rapport de force par les luttes. C’est avec cette lecture qu’il faut comprendre les tensions à la CGT qui ont conduit au départ de Lepaon, la scission à la CFDT Commerce à cause du travail du dimanche… et même l’intérêt du Club des DRH « Entreprise & Personnel » en octobre pour mes statistiques de grèves ; mais encore plus, les vagues de luttes des classes populaires qui continuent à traverser la Tunisie ou l’Egypte, qui secouent de temps en temps différents pays d’Europe, les succès – indépendamment de leur politique réelle – des Syriza, Podemos, Jeremy Corbyn ou Bernie Sanders, et plus loin encore, les grondements qu’on entend sourdre dans la classe ouvrière asiatique : tout cela donne le sens de ce qui se passe aujourd’hui en France.

Le Club des DRH « Entreprise & Personnel » a conclu que le printemps 2016 pourrait être chaud, notamment autour des salaires – et chose étrange, bien des NAO semblent repoussées –, mais il a estimé aussi qu’il y avait peu de risques, jugeant que ni les organisations syndicales, ni les organisations d’extrême gauche ne sauraient mettre cette situation à profit. Ces gens-là n’ont pas pensé, par-delà les organisations, aux militants qui, de manière transversale, chacun de leur côté mais paradoxalement de plus en plus conjointement, tentent de construire ce rapport de force aux travers des luttes et de la succession des journées syndicales. Il nous reste à donner une expression consciente à ce phénomène.

Jacques Chastaing