Entretien avec Xavier Chiarelli et Sébastien Bouvier. Xavier, aujourd’hui postier dans les Hauts-de-Seine, était étudiant à Nanterre et membre de la direction des JCR en 2006. Sébastien était étudiant à Metz, où il a rejoint les JCR pendant le mouvement contre la précarité ; il est actuellement technicien dans le domaine de la construction dans les Vosges. Ils ont répondu à nos questions sur leur expérience du mouvement « anti-CPE ».
Anticapitalisme & Révolution – Le mouvement a-t-il été spontané, comme on l’entend parfois ?
Xavier Chiarelli – La grève étudiante n’a pas du tout été évidente. Je me souviens de notre toute première AG à Nanterre : nous étions 50. Lors des premières manifs, nous étions moins nombreux qu’en AG… et encore une fois, les premières AG étaient petites ! A Nanterre, notre groupe local rassemblait à ce moment-là une quinzaine d’étudiants et quelques lycéens qui ont multiplié pendant plusieurs semaines les diffusions de tracts, interventions en amphis et fait un travail de conviction à partir d’un argumentaire rédigé par les JCR. Je me souviens du jour – difficile de dire la date précise – où à la sortie de l’amphithéâtre, nous étions déjà plus qu’à l’intérieur, à la gare encore plus et encore bien plus au départ de la manif.
A&R – Sébastien, pourquoi as-tu rejoint les JCR au début du mouvement contre le CPE ? La nécessité d’être organisé pour y être efficace te paraissait évidente ?
Sébastien Bouvier – J’ai rencontré pour la première fois les militants des JCR au printemps 2005, au moment de la campagne contre la Constitution européenne. Après avoir été sympathisant pendant une petite année, c’est pendant le mouvement contre le CPE que j’ai vraiment pris conscience de l’utilité d’une organisation d’extrême gauche. Malgré leurs effectifs modestes, les JCR m’ont semblé avoir un impact important dans la lutte, ce qui m’a convaincu de les rejoindre.
A&R – Quels étaient le fonctionnement et l’apparition des JCR dans le mouvement ?
SB – Les réunions de cercle des JCR avaient lieu régulièrement, chaque semaine. Mais pendant la grève, nous avons fait le point au moins une fois par jour. Nous avons beaucoup discuté, en amont, des positions à défendre lors des assemblées générales, de la répartition des tâches, etc. Pendant le mouvement, l’apparition politique des JCR est passée par des collages d’affiches, par des distributions de tracts – en plus de ceux du comité de grève, où nous avions un rôle prépondérant – et par la vente de notre journal RED dont la parution, habituellement mensuelle, était devenue hebdomadaire, avec moins de pages [n° 64, n° 65, n° 66, n° 67, n° 69] . Le journal était un outil précieux, qui contenait des informations sur ce qui se passait dans les autres facs, les appels de la coordination, et des articles sur les questions qui se posaient dans le mouvement ; comme nous étions la seule organisation à avoir cette démarche, notre journal était assez attrayant pour de nombreux jeunes.
A&R – Le bilan des précédentes luttes de la jeunesse a-t-il aidé à définir quelle était la meilleure orientation pour construire et structurer le mouvement ?
XC – En effet. Le blocage est venu de loin : il avait été expérimenté en 2004 dans un lycée de Cergy où nous avions un militant. Nous avons cherché à généraliser cette expérience dans le mouvement lycéen de 2005, où cette tactique, en partie à notre initiative, a été utilisée par de nombreux lycéens. Et les étudiants l’ont reprise au moment du CPE. La question des coordinations était le fruit à la fois d’une bagarre politique que nous avons menée en référence au programme « trotskyste » (le rôle stratégique de l’auto-organisation), mais aussi d’un bilan du mouvement étudiant de 2003 où les coordinations étudiantes avaient été trop tardives et espacées pour influer sur le cours du mouvement.
A&R – Le « blocage » est très vite devenu le symbole du mouvement, provoquant souvent des débats animés. Quel rôle a-t-il joué, et comment voyait-on cette question ?
SB – Le blocage a été le signe d’une intensification du mouvement. Il a permis de lui donner plus d’ampleur, de le massifier. Il ne s’agissait pas d’une fin en soi : c’était un outil à utiliser au bon moment, car avec le blocage d’une fac, il y avait le risque que les étudiants ne se rendent plus sur le campus et restent chez eux. C’est d’ailleurs pour cette raison que des présidents d’universités ont pris l’habitude de fermer leurs établissements pour briser les mouvements étudiants. Il y a eu un aspect graduel : nous avons d’abord bloqué ou occupé certains bâtiments avant de bloquer toute la fac. Au bout d’un moment, les AG ne pouvaient même plus se réunir dans un amphi du fait de l’affluence et devaient se tenir dehors.
XC – Nous avons défendu la nécessité du blocage, sans pour autant le mettre en place avant d’avoir convaincu plusieurs centaines d’étudiants de la nécessité de la grève. A Nanterre aussi, nous avons fait ça par étapes, d’abord par des barrages filtrants, qui ont été l’un des outils pour élargir la mobilisation. Puis quand nous avons été plusieurs centaines en AG, nous avons bloqué la partie « Sciences humaines » de la fac (la plus à gauche), et enfin toute la fac. Une AG a alors eu lieu, réunissant 1500 personnes, avec un vote majoritaire du blocage gagné au cours du débat.
A&R – Le lien avec les travailleurs était central : peux-tu nous donner des exemples de ce que vous avez fait à Nanterre dans ce domaine ?
XC – En tant que militants de LO, de la Fraction et des JCR, nous avions des liens avec des militants ouvriers, qui nous ont permis de facilement organiser des interventions de groupes étudiants dans des AG de salariés, comme à La Poste ou à PSA Poissy. Nous avons aussi débarqué à 400 étudiants au centre de tri de Nanterre, qui était à deux pas de la fac ! Ce type d’interventions a encouragé le départ en grève reconductible de plusieurs bureaux de poste dans le département… Je me souviens aussi que les appels adoptés en coordination nationale étaient utilisés par nos camarades d’entreprises pour discuter avec leurs collègues de la nécessité de la grève : les liens passaient aussi par ce biais, plus indirect, mais important aussi.
A&R – L’adoption de la loi a constitué un tournant dans la mobilisation. Comment sommes-nous intervenus à ce moment-là ?
XC – Nous avons expliqué tout simplement que « ce qu’un parlement a fait, la rue peut le défaire ». Mais pour le coup, il n’y a pas eu besoin de beaucoup insister : cela correspondait à un sentiment très répandu. Même au moment de la promulgation de la loi, les étudiants et lycéens mobilisés ont répondu de manière très spontanée. A Paris, un rassemblement avait été organisé par les organisations de jeunesse, place de la Bastille. Quand la nouvelle de la promulgation de la loi a été donnée, des groupes de jeunes se sont mis spontanément à partir en manif. La direction des JCR a donc a pris l’initiative d’organiser avec l’aide d’autres militants et d’étudiants mobilisés le départ en manif « sauvage », laquelle a duré une bonne partie de la soirée et est même arrivée à proximité des grilles de l’Assemblée !
A&R – Le mouvement a représenté un fort moment de politisation pour de nombreux jeunes. On a coutume de dire que c’est dans le cours de la lutte que les idées changent. Sébastien, est-ce que c’est quelque chose que tu as pu observer ? Est-ce que tes propres idées ont aussi évolué ?
SB – Autour de nous, je me souviens d’avoir vu des jeunes se politiser du fait des discussions qu’ils avaient quotidiennement et de l’expérience de la mobilisation : par exemple, la question du sexisme et de l’homophobie à propos de certains slogans, ou celle de la légitimité démocratique du mouvement après l’adoption de la loi. En ce qui me concerne, si l’expérience du mouvement contre le CPE n’a pas répondu à tous mes questionnements, un élément en particulier m’a fait évoluer : quand j’ai constaté quel niveau de confrontation avec l’État il fallait atteindre pour obtenir le retrait d’une attaque – autrement dit, pour une simple question défensive –, j’ai réalisé, pas encore de façon très théorique mais simplement sur le plan pratique, qu’il était impossible de parvenir à une société communiste par une voie réformiste.
A&R – La victoire contre le CPE a eu un impact international. Les militants des JCR se sont rendus dans plusieurs pays (Écosse, Angleterre, Norvège, Pologne, Allemagne, Suisse, Espagne, Grèce, etc.) pour parler de la mobilisation. Tu t’es toi-même rendu au Maroc. Peux-tu nous raconter ?
SB – J’ai été accueilli par des militants marocains du Secrétariat unifié de la IVème Internationale. Lors de réunions, j’ai expliqué le déroulement du mouvement en France, en répondant aux questions de l’assistance. Je me souviens d’une réunion de quartier en assez petit comité, à laquelle ont surtout participé des travailleurs et des militants. Elle a été suivie d’un meeting à l’université d’Agadir. J’étais étonné de voir partout des banderoles et des affiches, davantage encore que dans la fac de Metz en plein blocage. Les jeunes Marocains avaient une bonne connaissance du mouvement contre le CPE, pour lequel ils témoignaient beaucoup d’intérêt : après mon intervention, leurs questions m’ont révélé qu’ils en savaient bien plus sur la situation française que moi sur la situation marocaine. J’ai eu aussi l’occasion de rencontrer des ouvriers agricoles en grève et de participer à l’une de leurs manifestations ; j’y ai fait une courte intervention, pour évoquer le mouvement en France et leur apporter notre soutien.
A&R – Xavier, as-tu tiré du mouvement de 2006 une leçon qui a toujours une importance particulière dans ton activité militante et ta réflexion politique ?
XC – C’est une leçon toute simple : ensemble, la jeunesse et la classe ouvrière peuvent tout. Je me souviens du sentiment de puissance que procurait la vue du cortège lycéens-étudiants-salariés des Hauts-de-Seine lors d’une manifestation comme celle du 7 mars 2006. Rien ne vaut la vue de plusieurs milliers de jeunes et de travailleurs, qui prennent possession ensemble de la rue, pour te convaincre de la force potentielle de notre classe sociale...
Propos recueillis par Gaël Klement