Quelle politique vis-à-vis de « Nuit debout » ?

Le journaliste François Ruffin expliquait début avril : « Les occupants de la place de la République appartiennent grosso modo à la même classe que moi […] : la petite bourgeoisie intellectuelle, à précarité variable ». Pourtant, « Nuit debout » a démarré en marge de la mobilisation du monde du travail et de la jeunesse, témoignant du sentiment d’une partie de celles et ceux qui luttaient, frustrés de devoir se séparer avec comme seule perspective une date de manifestation éloignée.

C’est parce que le phénomène « Nuit debout » a contribué à alimenter le climat de contestation, que des travailleurs et des syndicalistes s’en sont saisi, notamment dans les grandes villes, comme l’attestent les initiatives « Hôpital debout », « Eboueurs debout », « Postiers debout », etc. 

Mais « Nuit debout » est un phénomène doublement hétérogène. Différent d’une ville à l’autre, d’abord : à Metz par exemple, lorsque la revendication du retrait de la loi Travail a été soumise au vote, ce n’est qu’une courte majorité qui l’a emporté, et la secte des Raëliens y est même présente… alors qu’à Rouen, « Nuit debout » a appelé aux côtés de la coordination lycéenne au blocage des lycées et s’est liée assez naturellement aux différentes luttes sociales. La diversité des « Nuit debout » n’est pas sans lien avec la nature des réseaux militants qui préexistaient dans chaque région.

De plus, au sein même des « Nuits debout » de chaque ville, des sensibilités très différentes s’expriment. À celle de Paris, certaines commissions s’emploient à déterminer quel dispositif institutionnel permettrait de vivre mieux (changer le monde à coups de Constituante…), ou élaborent des procédures (pas toujours) démocratiques, complexes, qui reviennent à prendre une semaine pour valider tel ou tel tract… Mais d’autres commissions – « grève générale » ou « convergence des luttes » – se préoccupent de savoir comment construire et lier les luttes les unes aux autres.

La déclinaison d’un phénomène international 

L’émergence de la déclinaison française du mouvement international d’« occupation des places » est la manifestation d’un état d’esprit général : on sait qu’on en a marre, sans forcément savoir ce qu’on veut à la place ni précisément comment l’obtenir. C’est bien évidemment aussi le symptôme d’une difficulté pour le mouvement ouvrier d’incarner une contestation globale du capitalisme. Les attaques de la bourgeoisie, qui ont redoublé de violence avec la crise, ont favorisé l’apparition d’une compréhension confuse que le problème n’est pas seulement lié à la politique de tel ou tel politicien, mais qu’il a des racines profondes ; une compréhension qui ne dispose que d’outils inadéquats pour s’exprimer et chercher à influer sur le cours des choses, du côté des bureaucraties syndicales et même du côté de l’extrême gauche.

La loi Travail a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Le refus de laisser la rue au gouvernement après les interdictions de manifs sous l’état d’urgence, la volonté de débattre et même une disponibilité pour la lutte se sont d’emblée exprimés à travers « Nuit debout ».
Mais ce mouvement n’est pas un simple duplicata d’« Occupy Wall Street » ou des « Indignés » : si l’on compare « Nuit Debout » et le mouvement « 15M » espagnol, l’hostilité vis-à-vis du mouvement ouvrier organisé y est bien plus faible. Les syndicalistes, en particulier s’ils sont combatifs, sont les bienvenus à « Nuit debout ». Les interventions les plus applaudies sont celles qui parlent de grève reconductible et de grève générale. Et c’est sur la place de la République que Martinez, le secrétaire général de la CGT, a été obligé de justifier le fait qu’il n’appelait pas à la grève générale, arguant qu’au fond, la grève reconductible était effectivement nécessaire, mais que les travailleurs n’en voulaient pas et qu’il était trop difficile de les en convaincre.

Un secteur « pro-ouvrier » avec lequel se lier
 
Un secteur « pro-ouvrier » existe au sein de « Nuit debout » : des militantes et militants qui organisent des distributions de tracts à l’entrée des entreprises tôt le matin, à PSA, à La Poste… La manifestation « Nuit debout »-étudiants à la gare Saint-Lazare a constitué une aide réelle pour les militants cheminots qui travaillent à la grève reconductible : c’était une preuve tangible que les cheminots ne seront pas isolés s’ils partent en grève.

Sous la poussée des grosses journées de grève, et par le travail militant des commissions comme « grève générale » ou « convergence des luttes », « Nuit debout » a ouvert un espace pour la discussion sur la stratégie pour aller vers une généralisation de la grève. En effet, on peut imaginer différents scénarios-types pour une grève générale : un secteur plus dynamique peut entraîner les autres, une région ou une ville peut jouer le rôle de locomotive… ou une mosaïque de secteurs plus ou moins minoritaires peuvent s’agréger, s’appuyer les uns sur les autres pour créer un effet boule de neige.

Pour toutes les équipes militantes combatives, en particulier dans les entreprises, se lier avec ces groupes « pro-ouvriers » au sein de « Nuit debout » constitue une aide précieuse : ce n’est pas tous les jours que des volontaires se proposent pour distribuer des appels à la grève reconductible en direction des lieux de travail, ou pour mener des actions coup de poing afin d’aider les secteurs combatifs à construire la grève. Et ainsi, « Nuit debout » offre non seulement une caisse de résonance pour les secteurs en lutte, mais aussi la possibilité de construire un point de rencontre, de centralisation pour le fourmillement de luttes qui constituent la toile de fond de la situation actuelle.

Mener publiquement un débat stratégique 

En même temps que nous cherchons concrètement, partout où c’est possible, à ce que les places occupées soient des instruments utiles pour la mobilisation, nous devons débattre publiquement des questions politiques posées par le mouvement. Avec les préoccupations très diverses de ses participants, les sentiments et les idées confuses qui s’y expriment, les orientations divergentes qui se discutent, « Nuit debout » est le signe que de nombreuses personnes se politisent. Nous pouvons expliquer ouvertement notre point de vue anticapitaliste et défendre notre stratégie révolutionnaire, le rôle central de la classe ouvrière, la nécessité d’un parti, à partir des débats qui se posent et des expériences de la mobilisation. 

Javier Guessou