Que peut-on attendre de cette présidentielle ? A priori rien ou
plutôt le pire, de toute évidence. A cette heure, le scénario le plus
probable reste celui d’une confrontation de second tour entre Marine Le
Pen et François Fillon. A moins que le « Penelopegate » et un puissant
rejet populaire du programme du nouveau Madame Thatcher ne débouchent
sur une surprise Macron ?
C’est
évidemment complètement inédit. Certes il y eut le précédent de 2002.
Mais quoi qu’on pense des tendances lourdes qui rendirent cela possible,
la « lepénisation des esprits », la colère populaire contre les
socialistes, ce fut tout de même une sorte d’accident politique. Si les
dirigeants d’alors de la « gauche plurielle » (Jospin, Hue, Chevènement,
Taubira, Mamère…) avaient jugé possible un tel scénario, ils auraient
soldé leurs comptes autrement et un candidat unique (et socialiste) de
cette gauche plurielle, qui avait gouverné ensemble pendant cinq ans et
se préparait à continuer de le faire, n’aurait pas été éliminé par Le
Pen. Cette fois, c’est bien sûr différent. Plus personne n’arrive à
imaginer Le Pen absente du second tour… ni même le candidat socialiste
présent.
C’est le résultat de cinq ans de présidence Hollande.
Cinq ans passés à gouverner brutalement, avec un cynisme
invraisemblable, contre ses propres électeurs et contre les classes
populaires. Cinq années terribles qui ont ouvert le chemin à la montée
et à l’enracinement de l’extrême droite raciste et, à droite, au
programme le plus violemment antisocial et ultralibéral depuis… le début
de la Ve République peut-être.
Pourtant, ni le
programme de la « préférence nationale » de Le Pen, ni le programme
catho-thatchérien de Fillon ne sont vraiment majoritaires dans la
société française. Crédité de 25 % des voix dans la plupart des sondages
(en cette fin janvier), Fillon est le favori de l’élection. Or 25 %,
c’est loin d’être un raz-de-marée. Ce sont pourtant de véritables pleins
pouvoirs que le candidat des Républicains pourrait obtenir dans trois
mois.
Car le quinquennat socialiste a laissé un tel champ de
ruines politique dans les classes populaires que l’occasion paraît
historique, pour la droite et le Medef, d’imposer au pays une
« révolution conservatrice » dont ils n’osaient pas rêver jusque-là.
Le Parti socialiste s’effondre. Comme l’a dit malicieusement Mélenchon, « il perd même les élections qu’il organise lui-même ».
Ses primaires n’ont attiré qu’un dernier carré d’électeurs fidèles, et
même ceux-là ont utilisé majoritairement leur bulletin de vote pour
coller une grosse gifle à Valls (qui aura finalement piqué la « place
du mort » à Hollande). Valls voulait une « clarification », il l’a, mais pas celle qu’il espérait. Elle pourrait bien aboutir à l’explosion du parti lui-même.
C’est
dans cette configuration politique inédite, où Mélenchon et Macron
« bouffent » le Parti socialiste par les deux bouts et où, surtout,
l’électorat populaire est profondément désorienté et écœuré, que les
institutions profondément anti-démocratiques de la Ve république pourraient donc assurer à la droite une victoire écrasante au final.
Un système profondément anti-démocratique
Car c’est le charme de la Ve
République de transformer un grand parti bourgeois et gouvernemental,
quand même minoritaire, en maître tout-puissant de l’Etat. Ses
institutions ont été crées pour cela : le scrutin majoritaire à deux
tours, l’absence de proportionnelle, les pouvoirs immenses du président,
le 49.3 pour museler le parlement, le système des parrainages pour
éliminer les « petits candidats », liste non exhaustive ! Ces cinq
dernières années, elles ont permis à Hollande et Valls de gouverner,
contre leur propre électorat et même leur propre majorité parlementaire,
dans un isolement de plus en plus complet, entourés de leurs
courtisans. Demain, si la droite gagne, elles lui donneraient peut-être
les pleins pouvoirs, en représentant le quart de l’électorat (et bien
moins encore de la société, du coup).
Forte de ces 25 % qui lui
sont promis (Chirac se contenta lui-même de 20 % au premier tour de la
présidentielle 2002, pour garder son trône à l’Élysée), la droite s’est
sentie tellement sûre d’écraser la « gauche », globalement rétrécie et
fatalement éclatée, au premier tour, puis Le Pen au second, que le cœur
de son électorat s’est vraiment fait plaisir lors de sa primaire : les
vieux riches se sont massivement mobilisés pour plébisciter le plus
« sérieux », c’est-à-dire le plus violent, le plus forcené, des
candidats. Ces primaires de droite furent tout le contraire de celles du
PS en 2011 : alors, apeurée à l’idée que Sarkozy puisse repasser, toute
une partie de l’électorat de gauche se précipita pour voter pour le
presque plus à droite (après Valls), le rond, synthétique et centriste
Hollande, au nom d’un délire hypertrophié du « vote utile ». Les vieux
riches de droite, eux, dans leur infinie arrogance, se sont dit « tout
est possible ! »
Le vote communautaire… catholique de droite
Cette
primaire de droite vit même paraître au grand jour un curieux
phénomène : le vote communautaire. Pas celui qui erre dans les fantasmes
des plumitifs racistes, non, pas celui des musulmans, car un vote
massif et concentré sur un parti et un seul des musulmans français, il
n’y en a pas, justement. Mais un puissant vote communautaire des
catholiques de droite. Les habitués de la Manif pour tous, aiguillés par
l’association Sens commun, soutien officiel de François Fillon, sont
allés voter par paroisses entières pour le châtelain de la Sarthe. Une
force de frappe considérable, qui rappelle celle des « évangélistes »
dans les primaires du parti républicain américain.
Ainsi, dans la
France de 2017, il semble que l’on puisse s’emparer de l’Etat à la
manière des holdings capitalistes, qui à partir d’un capital somme toute
modeste peuvent contrôler une entreprise qui contrôle une plus grande
et ainsi de suite… La mobilisation bourgeoisie catholique (et
thatchérienne, car la charité chrétienne semble s’accommoder de la
chasse aux pauvres chez ces gens-là) aura été un levier décisif pour
donner à Fillon la primaire qui lui donnera, peut-être, la présidence.
Voilà ce que Fillon appelle « la confiance des Français »…
Mais à propos de Ve
République deux nuances s’imposent. D’abord, elle est une caricature
mais non une exception dans l’univers des « démocraties » modernes, qui
mériteraient plutôt d’être appelées « Etats oligarchiques de droit »
pour reprendre une expression, qui a le mérite d’être précise, du
philosophe Jacques Rancière. Des appareils de pouvoir au service des
classes dominantes, dont le personnel politique professionnel et la
haute bureaucratie sont liés par mille liens à la bourgeoisie et aux
grandes entreprises, et qui sont placés par leur fonctionnement hors de
tout contrôle véritable par les classes populaires. Leur bonne marche
repose sur un refoulement permanent de l’activité politique de
celles-ci, y compris l’abstention populaire. S’il y a une évolution,
c’est que ces Etats deviennent de plus en plus oligarchiques, de moins
en moins de droit.
Un cirque électoral usé, un système qui craque
Ensuite, toute efficace qu’elle puisse être pour remplir sa sale besogne antidémocratique, la Ve
République est à bout de souffle. Le bipartisme PS/droite, encore
dominant en 2012, a laissé la place à un tripartisme incluant le FN dans
les urnes, et maintenant le bloc socialiste éclate. Les primaires ont
d’ailleurs été importées des Etats-Unis pour renforcer le monopole des
deux grands partis de gouvernement, en singeant des « alternatives »
bien corsetées, en donnant aux électeurs un pré-choix entre des
« personnalités » d’une même « famille », avec la complicité du système
médiatique qui nous sature de ces riches « débats ». Ce cirque
politico-médiatique a bien marché pour Hollande en 2011, pour Fillon en
2016… et déraillé pour le PS en janvier 2017. Quand le « bétail
électoral » se rebiffe…
Manifestement le système se craquelle.
Et la droite a peut-être crié victoire trop tôt. Il a suffi de deux mois
pour que le favori Fillon soit soudain fragilisé. D’abord, la
population a découvert son programme ! Puis avec le « Penelopegate »,
elle a découvert le bonhomme qui le porte : un insupportable grand
bourgeois qui, lorsqu’il ose tweeter en septembre 2012 qu’« il y a
une injustice sociale entre ceux qui travaillent dur pour peu et ceux
qui ne travaillent pas et reçoivent de l’argent public », sait de quoi il parle… Et voilà la situation politique qui semble de nouveau, un peu, ouverte.
Pour
l’instant, cela semble malheureusement surtout profiter à des
aventuriers réactionnaires comme Marine Le Pen ou, dans un tout autre
registre, Emmanuel Macron. Mélenchon espère certes lui aussi en
profiter. Mais pour faire quoi d’une percée électorale, au-delà du
plaisir de punir à nouveau le PS dans les urnes en passant devant lui ?
Et après ? Face au futur gouvernement à droite toute qui semble
aujourd’hui sur les rails ? Plutôt que de nourrir trop d’illusions sur
ce qui peut sortir de ce cirque électoral toujours plus pathétique,
toujours plus rejeté, mieux vaut le dire et redire dès maintenant : la
légitimité du prochain gouvernement, pour nous et des millions de gens,
sera nulle.
L’avenir n’est pas écrit
De
toute façon, le scénario électoral déprimant qui se profile aujourd’hui
ne doit pas nous faire oublier que les rapports de forces électoraux,
déformés en plus par des institutions anti-démocratiques, ne résument
pas les rapports de forces politiques dans la société. Répétons-le : le
programme ultralibéral de Fillon est minoritaire. La preuve, le candidat
du sang et des larmes a déjà dû en ravaler un point important (confier
les seules pathologies lourdes à la Sécu), avant de faire diversion en
lançant deux ou trois ignominies sécuritaires et anti-immigrés.
La
droite et le Medef voient bien ce paradoxe d’une éventuelle victoire
électorale, qui donnerait tout pouvoir à un parti dont le programme
sortirait pourtant tout cabossé des élections. Ils veulent donc frapper
fort et vite pour imposer leur « réforme du pays » au pas de
charge : des ordonnances, pendant l’été. Ils veulent profiter de la
sidération post-électorale, avant que la population ne se réveille.
Avant d’éventuelles mobilisations sociales. Car ils les redoutent, ces
mobilisations, ils les anticipent, malgré leur mépris affiché pour « la
rue », les « minorités violentes », les « syndicats qui ne représentent
plus grand monde ». Ils n’ignorent pas qu’ils pourraient tomber sur des
réactions massives et déterminées, dans la grève et dans la rue, face à
leur programme.
Notre beau mouvement contre la loi Travail sonne comme un avertissement pour eux. Et un encouragement pour nous.
Puisque
Marine Le Pen trouve en Trump un modèle, puisque Fillon rêve de jouer à
la révolution conservatrice de Reagan, regardons-nous aussi de l’autre
côté de l’Atlantique. Des millions de personnes ont manifesté pour
gâcher la fête d’investiture de Trump. Révoltés, souvent déçus aussi par
huit ans de pouvoir démocrate, se sentant peut-être au pied du mur
aussi, des millions se lèvent là-bas, une nouvelle vague d’organisation,
de militantisme et de luttes, s’annonce peut-être.
C’est cela le
véritable espoir pour que le racisme et la purge antisociale qui
menacent de triompher dans les urnes en mai 2017 soient renvoyés dans
leurs poubelles. C’est dans cet esprit que le NPA présente la
candidature de Philippe Poutou, non pour jouer à la « perspective
électorale » (c’est là un de nos désaccords, pas le moindre, avec
Jean-Luc Mélenchon), mais pour défendre un programme de luttes.
Yann Cézard
dans la revue L'Anticapitaliste n° 84 (février 2017)