Comme toute l’histoire du mouvement ouvrier et des luttes d’émancipation, la Révolution russe est riche d’enseignements. Mais pour nous, elle n’est pas qu’un épisode parmi d’autres. Par le nombre de travailleuses et de travailleurs qui y prirent part, par leur degré de conscience et l’évolution rapide de celui-ci, par l’ampleur et la profondeur des bouleversements qu’elle tenta d’engager, elle représente l’expérience la plus fondamentale de l’histoire du prolétariat.
Alors que certains anticapitalistes prétendent « repenser la révolution » qui ne serait « plus d’actualité aujourd’hui »[1] , ou dissertent sur le « souffle d’Octobre [qui se serait] épuisé, avant même d’avoir été étouffé par le stalinisme »[2], nous voulons pour notre part rappeler la portée de la Révolution russe jusqu’à nos jours, et son actualité.
La barbarie du monde capitaliste, qui se traduisit par la boucherie de 1914-1918 et qui fut à l’origine de la révolution prolétarienne en Russie, est souvent présentée comme une histoire lointaine et révolue. Mais aux fusils à baïonnette ont succédé des M16 ; les obus encore rudimentaires qui dévastaient les tranchées ont cédé la place à des missiles « intelligents » et à des drones chargés d’explosifs. En un siècle, le monde a beaucoup changé, mais il ne va pas vraiment mieux. Quand les populations ne sont pas victimes des guerres impérialistes ou du terrorisme qui y trouve son terreau, elles subissent la violence sociale – sous toutes ses formes – que génère un système dans lequel les huit personnes les plus riches possèdent autant que la moitié de l’humanité. Pour notre camp, il n’y a aucun avenir sans révolution socialiste.
Les masses en action
1917 nous montre ce qu’est une révolution. Trotsky expliquait qu’« aux tournants décisifs, quand un vieux régime devient intolérable pour les masses, celles-ci brisent les palissades qui les séparent de l’arène politique, renversent leurs représentants traditionnels, et, en intervenant ainsi, créent une position de départ pour un nouveau régime. […] L’histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d’une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées ».
La grève générale qui allait aboutir à la Révolution de février fut simultanément une grève politique contre l’autocratie tsariste et une grève économique. Après l’abdication de Nicolas II, quand les travailleurs retournèrent sur leurs lieux de travail, leur colère prit logiquement pour cible les « petits tsars » qui y régnaient : leur première action fut l’épuration de l’administration des usines et des chantiers, souvent au même moment ou avant la formation de comités d’usine. Les travailleurs de la plus grande chaudronnerie du chantier naval de la Baltique motivaient en ces termes le renvoi de leur gérant, Volkov : « Il est le principal coupable de l’oppression et de l’humiliation dont nous avons souffert au cours des dernières années... La voix des camarades dont il s’est moqué, nous appelle à la revanche. Depuis le premier jour de sa domination où il a revêtu les gants de la violence, il a montré son âme vile. En 1915, beaucoup de nos camarades souffrirent dans leur intégrité et, à cause de lui, furent renvoyés de la façon la plus éhontée... Ils [Volkov et son supérieur] avaient oublié 1905. En 1909, il commença son programme honteux de réduction des salaires au niveau insupportable de huit-neuf kopecks, sans tenir compte des conditions de travail... Nous avons tous vécu cet enfer là tous les jours jusqu’aux derniers moments de sa domination arbitraire ».
Une telle épuration est un exemple éclatant de cette « irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées ». Dans un premier temps, elle se produisit spontanément – par l’évacuation de force des chefs… notamment avec des brouettes ! –, puis ce mouvement prit un tour plus ordonné à mesure que l’organisation des travailleurs s’accentuait et que les premières formes partielles de contrôle ouvrier se mettaient en place.
Chacune et chacun d’entre nous ont en mémoire un petit ou un grand chef qu’ils mettraient volontiers à la porte, mais il suffit d’imaginer une pareille scène dans son entreprise ou son service pour saisir son caractère improbable dans la situation actuelle – en dehors d’un clip de campagne de Philippe Poutou –, et pour mesurer ce qu’un tel mouvement, dans des centaines d’entreprises, avait d’extraordinaire et révélait ce qui avait débuté en février 1917. Il y a deux ans, l’affaire de la chemise arrachée du DRH d’Air France nous a rappelé, et a rappelé à la classe dirigeante, qu’une colère longuement accumulée peut exploser sans crier gare. Le contexte était certes très différent de celui de 1917, et les cris effarés des bourgeois ont vite été suivis d’une répression patronale et judiciaire. La spontanéité des travailleurs d’Air France n’était d’ailleurs pas du goût des journalistes et intellectuels médiatiques qui, en ce moment, vantent la spontanéité de la Révolution de Février pour mieux dénoncer la préparation minutieuse de celle d’Octobre, dédaigneusement assimilée à un putsch. En toute logique, ceux qui redoutent de perdre davantage qu’une chemise n’ont pas pardonné la prise du pouvoir par les travailleurs il y a 100 ans, et comme leurs semblables d’alors, ils seront toujours prêts à tout pour nous empêcher de prendre le contrôle de nos propres existences.
Une accumulation du capital… militant
L’explosion de Février 1917, précédée de nombreuses étincelles, était devenue inéluctable. Un mois plus tôt, un rapport de l’Okhrana – la police politique tsariste – sur la situation à Petrograd relevait ce qui suit : « L’état d’esprit dans la capitale est extrêmement alarmant. Les rumeurs les plus folles circulent dans la société, autant sur les intentions du gouvernement, que sur les intentions des groupes et couches de la population hostiles au pouvoir. Tout le monde s’attend à ce qu’il se produise quelque chose d’exceptionnel d’un côté comme de l’autre. L’idée de grève générale rallie tous les jours de nouveaux partisans et devient aussi populaire qu’elle l’était en 1905 ».
Le processus révolutionnaire de l’année 1917, qui débuta le 23 février par la mobilisation des ouvrières, fut le produit d’une situation et de ses développements sur plusieurs années. Après la période de reflux consécutive de l’échec de la Révolution de 1905, les mouvements de contestation de l’ordre tsariste avaient repris entre 1910 et 1914. En 1912, par exemple, la répression sauvage de mineurs avait provoqué une révolte en avril, puis une grève de 400 000 ouvriers en mai. Les grèves, souvent à caractère politique, s’étaient multipliées en 1913 et 1914. Et si la guerre avait d’abord stoppé net l’essor révolutionnaire, quelques années après, elle en était devenue un puissant accélérateur.
On a coutume d’expliquer que ce ne sont pas les révolutionnaires qui déclenchent les révolutions et que nous ne pouvons commander l’irruption des masses sur la scène politique. Pour autant, cela ne saurait justifier l’attentisme, car la politique des révolutionnaires dans chaque situation et à chaque étape de la lutte des classes, les bilans et les conséquences pratiques qu’ils en tirent, sont cruciaux. En Russie, l’année 1917 montra l’importance de l’expérience accumulée durant la quinzaine d’années de flux et de reflux qui l’avait précédée : c’est en effet sur la base d’épreuves pratiques que peut se modifier la conscience de pans entiers des classes laborieuses, et que se forge également un parti. Durant cette période, le Parti bolchevik avait regroupé et formé des militants ouvriers, reconnus dans leurs ateliers et leurs usines : quelques milliers de révolutionnaires entourés de dizaines de milliers de sympathisants. Le fait de lier l’élaboration programmatique à l’intervention pratique permit une jonction entre ces travailleurs et des intellectuels et dirigeants centraux capables d’être à l’écoute de la classe ouvrière, d’analyser une situation complexe et de penser une stratégie pour y répondre.
En outre, cette accumulation d’expérience fut primordiale dans la conduite même du processus révolutionnaire. Pour élaborer leur stratégie, les bolcheviks avaient étudié en détail l’échec de la Commune de Paris. Et sans cette grande école politique qu’avait été la Révolution de 1905 pour de larges masses de travailleuses et de travailleurs, comme pour les révolutionnaires eux-mêmes, le mois d’octobre 1917 n’aurait probablement pas marqué l’Histoire. C’est d’ailleurs pourquoi Lénine parlait de 1905 comme d’une « répétition générale ». Le souvenir puissant des soviets nés pendant cette première révolution fut essentiel. Ces conseils de travailleurs issus de l’effervescence révolutionnaire avaient constitué une réponse politique à la nécessité de regrouper les ouvriers en lutte, d’exprimer leurs aspirations et d’acquérir suffisamment d’autorité pour prendre des initiatives au cours de leur combat. Mais ce ne fut que douze ans plus tard que cette expérience et les débats qu’elle avait suscités dans le mouvement ouvrier jouèrent un rôle de premier plan.
Le potentiel révolutionnaire intact de la classe ouvrière
L’importance des soviets résidait dans le fait qu’ils étaient la forme suprême de l’auto-organisation et du front unique : ils constituaient l’organe de l’indépendance des classes populaires et l’embryon de leur pouvoir, un organe dont, de fait, l’existence et le développement contestèrent de plus en plus la légitimité du gouvernement bourgeois. C’est à cette lumière qu’il faut comprendre certains évènements contemporains, comme les processus révolutionnaires du monde arabe. En 2011, les travailleurs ont joué un rôle important, si ce n’est décisif, dans la chute de Moubarak en Egypte, à travers notamment la grève du canal de Suez. Mais la classe ouvrière égyptienne ne s’est pas érigée en force indépendante, ce qui explique que cette victoire lui ait été confisquée.
En 1917, la classe ouvrière a prouvé qu’elle pouvait non seulement renverser un tsar et un gouvernement bourgeois, mais aussi prendre et exercer elle-même le pouvoir. Notre classe est la seule force capable d’aller jusqu’au bout, de défendre ses propres intérêts tout en se donnant pour tâche de libérer toute la société. C’est parce qu’Octobre en est la démonstration que ses leçons sont indispensables en 2017.
Il n’est pas rare d’entendre dire que la classe ouvrière d’aujourd’hui – dépeinte comme étant plus faible, plus hétérogène, plus divisée – ne pourrait plus jouer ce rôle. Bien sûr, il n’existe plus en France de concentrations ouvrières semblables à celles qui existaient en Russie à la veille de la révolution. Par exemple, s’il y avait en Lorraine 130 000 ouvriers sidérurgistes en 1960, ils ne sont plus que quelques milliers aujourd’hui, mais durant la même période, le nombre de salariés de la santé, de l’action sociale, du transport, de la logistique, du commerce, des télécommunications ou de l’administration a crû de façon très nette, dans cette région comme ailleurs. Et si dans les vieux pays capitalistes, la part des ouvriers d’usine a sensiblement baissé, à l’échelle internationale le constat est complètement inverse, avec le redéploiement mondial de l’industrie et l’émergence de bastions ouvriers gigantesques, notamment en Asie. La fragmentation de notre classe ne remet nullement en cause la puissance du prolétariat, mais elle exige de proposer une politique favorisant le regroupement des forces et la reconstruction de la conscience de classe.
Le reflux de la vague révolutionnaire en Europe avait condamné la Révolution russe à l’isolement, mais par la suite, le prolétariat n’a jamais cessé de se relever et de lutter, montrant en de maintes occasions l’énergie qu’il recèle : dans les années 1930 en Espagne, en mai-juin 1936 en France, en Hongrie en 1956, en 1968 dans le monde entier… Même le délitement progressif du mouvement ouvrier, dont sont responsables les directions réformistes, n’a pas pu empêcher les résistances dans une période récente, comme en témoigne la grève générale de plusieurs dizaines de millions de travailleurs brésiliens en avril dernier.
Nous avons une confiance totale dans les capacités de notre classe sociale à se révolter et à trouver le chemin de luttes qui pourront ouvrir des perspectives. Cette confiance ne relève pas d’un excès d’optimisme ou d’un devoir moral. Elle s’appuie sur toute l’histoire des luttes ouvrières, mais également sur les contradictions de la période actuelle. Car cette dernière est à la fois marquée par un rapport de force favorable à la bourgeoisie, par une instabilité politique chronique, et par des mobilisations de masse et des opportunités pour le monde du travail.
Demain comme autrefois, les révolutions n’attendront pas les révolutionnaires
Dans l’objectif d’élargir les brèches qui peuvent exister, nous voulons nous donner comme tâche d’organiser une intervention consciente dans la lutte des classes afin d’influer son cours. À notre modeste échelle, en dehors d’une situation exceptionnelle, cela peut paraître très ambitieux. Mais cette mission, que devrait s’assigner l’ensemble de l’extrême gauche, ne pourra qu’être celle du parti à construire.
Trotsky expliquait qu’Octobre avait démontré la nécessité absolue d’un parti communiste et révolutionnaire. Car toute révolution exige une organisation structurée pour définir et mettre en œuvre un programme, une stratégie, des tactiques correspondant aux diverses phases de la lutte et à l’évolution des rapports de force. C’est un besoin que nous ressentons déjà dans chaque mobilisation sociale, même défensive ; alors comment la Révolution d’Octobre aurait-elle pu triompher sans l’existence d’un parti capable de donner une expression politique consciente, organisée, à la force spontanée et à l’audace des travailleurs ? Cela illustre l’importance de la construction préalable de ce parti de militants formés et préparés aux évènements, forgés dans la lutte et capables, grâce à l’expérience acquise, de jouer un rôle décisif au moment fatidique. C’est parce qu’ils n’avaient pas attendu une situation révolutionnaire pour créer cet instrument que les bolcheviks ont pu en quelques mois convaincre la majorité des travailleurs, en s’appuyant sur le développement de la situation.
Un parti de ce type – intellectuel collectif, parti stratège et état-major de la révolution – ne surgira pas tout seul, de la même façon qu’aucune maison ne sort de terre sans maçons. Le parti révolutionnaire de demain, comme le Parti bolchevik en 1917, sera l’émanation de femmes et d’hommes dévoués à la lutte de classe, qui font le choix de consacrer leur temps et leur énergie à la perspective de la révolution socialiste. Non pas par esprit de sacrifice, mais par un libre choix, celui de s’associer dans un but commun : renverser la bourgeoisie et son monde capitaliste pour bâtir une société sans exploitation ni oppressions d’aucune sorte.
L’Iskra, le premier journal du courant bolchevik, avait pour devise « De l’étincelle jaillira la flamme ». En 1902, face à la toute-puissance du régime tsariste, cela pouvait paraître bien présomptueux de la part d’une poignée de militants. Et pourtant, la promesse fut tenue. Abordons aujourd’hui les tâches qui sont devant nous avec humilité, mais avec la certitude que nous avons un rôle à jouer, des luttes d’aujourd’hui au pouvoir des travailleurs de demain.
Gaël Klement
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[1] « Il y a d’avantage de
raisons d’être anticapitaliste qu’hier », entretien avec Jaime Pastor,
dirigeant d’Anticapitalistas (section espagnole du Secrétariat unifié de la IVème
internationale), site web Le Vent Se Lève, 21 août 2017.
[2] Extrait
de la présentation de la journée de débats organisée le 18 novembre par la
Société Louise Michel, Contretemps,
Marxisme Analyse Débat, Pour l’émancipation et le site web Daniel Bensaïd.