Iran : un mouvement de classe contre la République islamique


Les manifestations qui ont éclaté le 28 décembre à Mashhad, deuxième ville d'Iran, se sont étendues en moins d'une semaine à près de quatre-vingts villes et toutes le provinces. La répression a fait officiellement vingt-sept morts dans les rues et douze en prison. Sur les 4 972 personnes arrêtées, 493 sont toujours en détention (1). 

À la faveur de manifestations pro-régime entre le 30 décembre et le 6 janvier, la presse officielle, le Guide suprême Ali Khameneï et le commandant Corps des gardiens de la Révolution, le général Jafari, ont proclamé « la fin de la sédition » dès le 3 janvier (2). Mais les causes du mouvement, elles, sont toujours présentes et la rupture des classes populaires avec le régime semble durable. 

Une paupérisation insupportable 

En mai dernier, Rohani a été réélu avec 57 % des suffrages et près de 75 % de participation. Cela n'indique pas une adhésion populaire massive. Il a certes pu faire illusion auprès de la jeunesse et des femmes, en promettant par exemple de nommer des femmes ministres. Mais l'homme qui a signé les accords sur le nucléaire était surtout censé être un moindre mal face aux conservateurs en relançant l'économie et se centrant sur l'Iran. 

Or, sans compter les sommes dépensées pour les interventions militaires en Syrie ou au Yémen, le budget de 367 milliards de tomans (environ 8,5 milliards d'euros) présenté au Parlement le 19 décembre prévoyait une part de 55 % pour des institutions échappant à tout contrôle public : fondations religieuses, centres de recherche des Gardiens de la révolution, écoles coraniques du haut clergé... Des « écoles-sangsues » qui ont été parmi les premières cibles de la colère des manifestants (3). 

Le même budget prévoyait pour la période de mars 2018 à février 2019 une augmentation de 50 % du prix du gasoil et la suspension d'aides financières pour 34 millions de personnes. Une annonce brutale et insupportable, alors que plus de 50 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, que l'inflation est de près de 12 % par an, que le pouvoir d’achat a chuté de 72 % entre 2005 et 2013. 

Beaucoup d'Iraniens et d'Iraniennes ne peuvent déjà pas s'acheter de viande et consomment à la place des œufs, denrée dont le coût a augmenté de près de 50 % en un an (4). Le taux de chômage officiel était de 12,6 % en juillet 2017, en hausse de 1,4 % par rapport à l’année précédente, soit environ 3,2 millions de travailleurs et travailleuses privés d'emploi. Alors que la moitié de la population a moins de 30 ans, ce taux atteint 30 % chez les jeunes, y compris diplômés. Beaucoup doivent cumuler des emplois précaires ou non déclarés, le peu de postes disponibles étant souvent accaparés par les enfants des familles proches du régime. Pour les classes populaires, la situation se dégrade. L'âge d'entrée dans la toxicomanie et dans la prostitution est passé cette année à 13 ans. 

Une économie en crise, mais pas pour tout le monde 

Les entreprises occidentales qui s'implantent en Iran doivent le faire sous la forme de joint-ventures, un système en place à l'époque du shah : elles possèdent 50 % des filiales ou usines, l'autre moitié appartient à des investisseurs locaux. Les dirigeants se taillent ainsi la part du lion. 

Le corps des Gardiens de la Révolution, groupe paramilitaire proche des conservateurs (Ahmadinejad en était issu), qui assure l'ordre dans le pays et intervient à l'étranger (en Syrie, en Irak, au Liban et au Yémen notamment) est aussi la plus grande holding iranienne. Il contrôle environ 40 % de l'économie, notamment le secteur industriel et bénéficie pleinement des privatisations. Le haut clergé, plus proche des « modérés » et « réformateurs » (Rohani en est issu), détient via les fondations 30 % de l'économie, notamment le secteur de l'import-export (5). On comprend mieux ainsi les largesses du budget ! 

Un système de redistribution clientéliste existait depuis les années 1990. Mais les sanctions internationales imposées par les grandes puissances ont plombé les exportations, notamment de pétrole et de gaz, les bases de l'économie rentière iranienne. Et si l'accord sur le nucléaire a suscité des espoirs de reprise économique, les travailleurs et les travailleuses n'en voient pas la couleur. 

En revanche, l'étalement de richesses de la bourgeoisie se fait de plus en plus ostensible dans les grandes villes où fleurissent les magasins de luxe. Porsche réalise en Iran l'un de ses plus gros chiffres d'affaires ! Enfin, la concurrence entre les deux secteurs de la bourgeoisie a permis qu'éclatent publiquement des affaires de corruption qui discréditent l'ensemble du régime. 

Une lutte de classe contre le régime 

Les luttes ouvrières pour les salaires ou contre les licenciements sont nombreuses, en dépit de l'impitoyable chasse aux syndicalistes menée par le régime. Les manifestations ont ainsi convergé avec des mobilisations pour le paiement des salaires dans la ville pétrolière d'Ispahan. Leur non versement est une pratique courante. Des travailleurs peuvent ainsi ne toucher que des acomptes mensuels, parfois moins de 10 % de leur déjà maigre paie... 

D'autres luttes ont aussi eu lieu précédemment suite à la faillite d'institutions financières dans lesquelles des familles populaires avaient placé l'intégralité de leurs économies. Dans la région de Mashhad, deux à trois millions de familles dépositaires, soit dix à douze millions de personnes, les « dépouillés », ont tout perdu (6). 

Une autre cause d'indignation a été la gestion catastrophique du tremblement de terre qui a fait 620 morts le 12 novembre à Kermanshah, à l’ouest du Kurdistan « iranien ». Ne pouvant compter sur le gouvernement, la population a elle-même récolté et envoyé de l'aide aux victimes. Beaucoup s'indignent que l'Iran s'investisse autant dans sa politique extérieure régionale et fasse si peu pour sa propre population. 

Au troisième jour des manifestations ont été scandés des slogans comme : « Lâche la Syrie, l’Iran est par ici », « Alors que les gens mendient, les mollahs agissent comme des dieux » ou « Notre pays est un foyer de voleurs, il est le plus corrompu du monde. » 

Alors qu'en 2009, contre la réélection frauduleuse d'Ahmadinejad, les classes moyennes et la jeunesse étudiante avaient fourni le gros des troupes, ce sont ici les classes populaires qui se sont le plus mobilisées, notamment les femmes, premières victimes de la pauvreté et de la précarité, qui doivent bien souvent gérer le budget du foyer. 

Le blocage des messageries comme Telegram a lourdement freiné l'organisation de rendez-vous dans les métropoles comme Téhéran ou Ispahan, mais il ne l'a pas empêché dans les villes périphérique. Diplômés paupérisés, chômeurs, précaires, marchands ambulants, travailleurs saisonniers, enfants d'ouvriers... les exclus du système se sont unis, au-delà des faux clivages politiques, « conservateurs-réformateurs » ou « radicaux-modérés ». Il s'agit du premier mouvement d'une telle ampleur totalement indépendant de toutes les factions du régime et aussi directement lié à la lutte des classes. 

Les manifestations ont finalement pris un caractère politique aux cris de : « Mort à Rohani » et « Mort au dictateur », en désignant le Guide suprême, dont des portraits ont été brûlés, ainsi que celui du père de la République islamique, Khomeiny. C'est le régime lui-même qui a été remis en cause par les mots d'ordre « Mollahs, quittez l’Iran » ou « Liberté, indépendance, une république d’Iran », détournement d'un slogan central de la révolution de 1979 qui demandait alors la république islamique. 

Des perspectives imprécises mais réelles 

Durant les premiers jours, Rohani a proposé de négocier. Le mouvement a contraint le parlement à annuler l'augmentation des prix de l'essence, de l'électricité, du gaz et de l'eau et à prévoir une augmentation de 18 % pour les plus bas salaires et une hausse des aides sociales allant jusqu'à 75 % pour les ménages aux revenus les plus bas, alors que la Banque centrale d'Iran prend des mesures pour enrayer l'inflation. 

Mais l'envoi massif de policiers, les passages à tabac, l'utilisation de canons à eau et de gaz lacrymogènes ont tôt fait de remplacer les velléités de dialogue. En une semaine, la répression a fait des ravages. Comme en 2009, deux chefs d'accusation sont utilisés : l’atteinte à la sûreté de l'État et la « guerre contre Dieu » (mohareb), passible de la peine de mort (7). 

En l'absence d'une grève générale, les manifestations avaient lieu le soir, après le travail. Il a été plus facile pour le gouvernement de les prévenir en envoyant la police occuper les lieux de rassemblement et de mettre fin au mouvement. 

Mais depuis la fin du mois de février, des grèves de centaines d'ouvriers ont lieu, notamment dans les usines de l'Iran National Steel Industrial Group d'Ahvaz (sud-ouest) et de l'équipementier industriel HEPCO d'Arak (ouest), privatisée à la fin des années 2000, pour le paiement des salaires, les retraites et contre la corruption. À Fardis, près de Téhéran, un marchand ambulant a tenté de s'immoler par le feu (8). La vidéo circule depuis sur Internet et via Telegram. 

Plus médiatisé en occident, le mouvement My Stealthy Freedom (« ma liberté furtive ») qui consiste à ce que des femmes ôtent leur voile en public a commencé le 27 décembre, à l'appel de la journaliste exilée aux États-Unis Masih Alinejad. S'il touche davantage les grandes villes et sans doute des franges moins populaires, il n'aurait sans doute pas pris une telle ampleur sans le contexte de remise en cause radicale du régime. Plus de trente-cinq femmes ont été arrêtées à Téhéran depuis décembre, subissant les coups et la torture avant d'être déférées devant le tribunal de la conduite morale (Ershad) pour « incitation à la corruption et à la prostitution », passible de dix ans de prison (9). Cet acharnement montre bien la fébrilité du régime. 

Afin de redorer son image, Rohani attend beaucoup de nouveaux accords avec les gouvernements occidentaux. Si Macron a ajourné son voyage en janvier, Jean-Yves Le Drian s'est rendu en Iran le 5 mars pour discuter de « mieux encadrer son programme balistique », tout en gagnent de nouveaux accords juteux pour les entreprises françaises. Le gouvernement iranien a beau, dans sa rhétorique anti-impérialiste, accuser les manifestants d'être manipulés par l'Arabie saoudite, les États-Unis ou Israël (on se demande bien comment cela serait possible !), il n'en reste pas moins un allié incontournable des Occidentaux contre Daech. Et ceux-ci ont beau s'émouvoir de la répression, ils ne sauraient se priver d'un tel marché émergent. 

Certes, en préconisant un retour aux sanctions Trump renoue avec une tradition états-unienne qui consiste à écraser jusqu'au bout tout pays ayant un jour rompu avec la domination de Washington (10). Sans entend-il renforcer le mécontentement des classes populaires pour affaiblir le régime. Outre son cynisme, une telle politique aurait en réalité pour effet de ressouder le peuple avec son gouvernement face à un ennemi commun : c'est justement l'unique base de légitimité de la République islamique d'Iran depuis 1979. 

Mais pour les militants et militantes internationalistes, la mobilisation iranienne est porteuse d'espoirs. Dès le mois de janvier, un mouvement a éclaté en Tunisie contre le budget d'austérité et le coût de la vie, un peu comme le soulèvement iranien de 2009 avait précédé d'un an et demi la vague révolutionnaire dans le monde arabe de 2010-2011. 

Le régime de la République islamique d'Iran n'est pas directement menacée de renversement : il n'y a pas d'organisation, de parti, de syndicat, de groupe un tant soit peu capable de donner une direction et une perspective à la mobilisation. Mais les luttes pour la justice sociale ne sont sans doute pas près de s'arrêter. Elles ne peuvent qu'ébranler les fondements mêmes du régime. 

Jean-Baptiste Pelé

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1. « Iran. Un tournant politique radical », Houshang Sepehr, À l'encontre, 27 février 2018 – http://alencontre.org/moyenorient/iran/iran-un-tournant-politique-radical.html 
2. « Iran. Manifestations dans diverses villes contre la hausse des prix, avec une dimension politisée initiale », À l'encontre, 30 décembre 2017 – http://alencontre.org/moyenorient/iran/iran-manifestations-dans-diverses-villes-contre-la-hausse-des-prix-avec-une-dimension-politisee-initiale.html 
3. « Iran : naissance d’une "troisième force" », Jean-Pierre Perrin, Mediapart, 4 janvier 2018 – https://www.mediapart.fr/journal/international/030118/iran-naissance-d-une-troisieme-force 
4. « En Iran, les manifestations expriment avant tout une contestation économique », Romain Jeanticou / Fariba Adelkhah, Télérama, 4 janvier 2018 – http://www.telerama.fr/monde/en-iran,-les-manifestations-expriment-avant-tout-une-contestation-economique,n5426955.php 
5. « Fuite en avant du régime iranien », Houshang Sepehr, Inprecor, septembre-octobre 2006 – http://www.inprecor.fr/article-Iran%20-Fuite%20en%20avant%20du%20r%C3%A9gime%20iranien?id=139 
6. Sur les luttes ouvrières en Iran, consulter le site www.iran-echo.com 
7. « En Iran, le régime souffle l’effroi », Célian Macé, Libération, 3 janvier 2018 – http://www.liberation.fr/planete/2018/01/03/en-iran-le-regime-souffle-l-effroi_1620217 et « En Iran, "la police frappait les femmes et les hommes avec des bâtons" », Pierre Alonso et Célian Macé, Libération, 3 janvier 2018 – http://www.liberation.fr/planete/2018/01/03/en-iran-la-police-frappait-les-femmes-et-les-hommes-avec-des-batons_1620208 
8. En Iran, la grogne sociale ne tarit pas, Siavosh Ghazi, TV5, 8 mars 2018 – https://information.tv5monde.com/en-continu/en-iran-la-grogne-sociale-ne-tarit-pas-224857 
9. « Iran. De nombreuses femmes ont été maltraitées et risquent une longue peine d'emprisonnement pour avoir protesté pacifiquement contre le port obligatoire du voile », Amnesty International, 26 février 2018 – https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2018/02/iran-dozens-of-women-ill-treated-and-at-risk-of-long-jail-terms-for-peacefully-protesting-compulsory-veiling/ 
10. Voir La poudrière du Moyen-Orient, Noam Chomsky, Gilbert Achcar, Fayard, 2007, pp. 200-206 et pp. 330-336