Dans cet article, Lam Chi Leung, socialiste révolutionnaire hongkongais, présente un portrait détaillé de la lutte anti-extradition à Hong Kong depuis ses débuts en juin jusqu'à sa dernière grande échéance le 18 août. Un mouvement exemplaire qui en dit beaucoup sur la combativité que notre camp exprime à l'échelle internationale, avec des exemples similaires en Algérie, au Soudan ou à Porto Rico.
Au moment où j'écris ces lignes (dimanche 18 août), plus de 1,7
million de citoyennes et citoyens de Hong Kong sont redescendus dans
la rue. Face aux consignes données par la police, restreignant la
manifestation à l'enceinte d'un parc, les dirigeants du Front civil
des droits humains ont refusé d'obéir, sans parler des gens
ordinaires qui sont venus. Les organisateurs et la base comprennent
qu'il s'agira d'une manifestation pacifique. Il n'y aura pas
d'envahissement de bâtiments officiels ou d'attaque des barricades
policières, pour empêcher le gouvernement d'accuser les masses «
d'émeutes » et de pouvoir ainsi réprimer l'ensemble du mouvement.
Changement tactique
Comment en sommes-nous arrivés à un tel consensus ? C'est parce
que, durant les 45 derniers jours, la répression du gouvernement
contre les contestataires est devenue encore plus brutale. Il a
autorisé la police à lancer des gaz lacrymogènes, à tirer au
plomb et au flashball à bout portant, sans parler de l'usage
généreux de la matraque. En même temps, la police a lâché la
mafia sur les manifestantEs et les passantEs sur les quais et dans
les rames du métro. Certains de ces éléments ont même attaqué
des manifestantEs au couteau. La semaine dernière, des policiers se
sont déguisés en manifestants pour infiltrer le mouvement et
provoquer une violence aventuriste. La semaine dernière, des
policiers de Chine continentale et des journalistes d'État (nombre
d'entre eux portant les deux casquettes) sont allés à l'aéroport
où ils ont volontairement révélé leur identité aux manifestantEs
dans le but d'inciter à la violence et d'obtenir des images montrant
des officiels de Chine continentale agressés. L'escalade de la
violence et des tactiques de conspiration du gouvernement ont mené
les protestataires à la conclusion qu'un changement de tactique
était nécessaire, ce qui signifie arrêter les confrontations et
les actions d'encerclement et plutôt manifester pacifiquement. Ils
et elles espèrent ainsi attirer plus de monde dans le mouvement,
tout en privant le gouvernement d'un prétexte pour calomnier le
mouvement et augmenter la répression.
Les deux phases du mouvement
On pourrait diviser grossièrement en deux phases le
processus du mouvement anti-extradition qui a commencé le 9 juin.
La première phase irait du 9 juin au 20 juillet. Durant cette phase,
il y a principalement eu des manifestations pacifiques (avec à
l'apogée deux millions de personnes dans la rue le 16 juin), ainsi
que le siège du Conseil législatif et de bâtiments
gouvernementaux. Le résultat en a été une concession de la part de
la cheffe de l'exécutif, Carrie Lam : pas le retrait complet mais le
report du projet de loi d'extradition. Cette première phase se
caractérise par une posture défensive du gouvernement et le
courage, la créativité et la souplesse des masses. Par exemple,
alors que la police s'apprêtait à charger sur les manifestantEs
après l'encerclement massif du bâtiment du Conseil législatif, les
masses ont conduit rapidement une retraite ordonnée plutôt que de
se battre avec la police. Un autre exemple a eu lieu début juillet
quand le mouvement s'est étendu à d'autres districts de Hong Kong,
en dehors de l'île de Hong Kong elle-même, en y organisant
activement des manifestations.
La seconde phase va du 21 juillet à aujourd'hui. Durant cette phase,
le gouvernement a cautionné les attaques mafieuses contre les
manifestantEs, la police a aussi augmenté le niveau de répression.
Le gouvernement de Hong Kong refuse de répondre aux cinq
revendications des manifestantEs (comprenant le retrait de la
caractérisation du mouvement en « émeutes », la relaxe des
manifestantEs arrêtéEs, le retrait du projet de loi d'extradition,
la prise de responsabilité des violences policières, et la
formation d'une commission d'enquête indépendante sur les
violences). Le régime du Parti communiste chinois (PCC) s'est mis à
accuser le mouvement d'être une émeute terroriste fomentée par les
États-Unis et Taïwan, procédant même à un gros déploiement de
forces le long de la frontière de Shenzhen avec Hong Kong pour
dissuader les masses hongkongaises. Alors que celles-ci restent
insoumises, la plupart de manifestations se rapprochent des méthodes
de la guérilla urbaine. Les exploits consistants à empêcher les
gens de monter dans les avions ou le métro comme moyens de «
désobéissance civile », ou l'imprudente manipulation du
provocateur policier de Chine continentale, ont inspiré des
discussions internes et une auto-réflexion au sein du mouvement. Le
mouvement est maintenant à un carrefour qui ne peut être franchi
que par une meilleure stratégie.
Une crise profonde
Comment se fait-il que cette lutte de masse perdure depuis déjà
plus de onze semaines ? Nous pouvons y voir plusieurs raisons
principales.
D'abord, une fois le projet de loi d'extradition passé, quiconque
critique le gouvernement chinois, assiste à des commémorations de
Tiananmen ou soutient globalement plus de démocratie en Chine sera
susceptible de se voir extradé et jugé en Chine continentale. Cela
réduira significativement les libertés et les droits humains
élémentaires des Honkongaises et Hongkongais. Cela écorne aussi la
promesse faite par le PCC de permettre aux « Hongkongais de
gouverner Hong Kong avec un degré élevé d'autonomie », depuis la
rétrocession de Hong Kong à la Chine en 1997. Le PCC interdisait la
tenue d'élections démocratiques à Hong Kong, mais il octroyait une
part de liberté d'expression et de protection légale. Le projet de
loi d'extradition a indéniablement touché un point sensible chez
tout un chacun.
Deuxièmement, la pauvreté et les inégalités sociales se sont
exacerbées. Depuis la crise financière asiatique de 1997, le
gouvernement a mené avec force une politique néolibérale, avec la
marchandisation de l'éducation, de la santé et du logement. Le
monopole du grand capital est devenu particulièrement incisif, les
prix de l'immobilier ont crevé le plafond. L'emploi des jeunes est
devenu très précaire, tandis que les salaires ne rattrapent jamais
le coût réel de la vie. En conséquence de quoi la jeunesse voit un
avenir sans espoir. Durant ces vingt dernières années, les salaires
réels à Hong Kong ont stagné, tandis que la population en dessous
du seuil de pauvreté a atteint plus de 1,37 million de personnes,
soit presque une personne sur cinq. Le coefficient GIni de Hong Kong,
qui mesure les inégalités, a atteint 0,539, ce qui est pire que les
États-Unis et Singapour. L'offre publique de logement a diminué,
forçant plus de 220 000 personnes à vivre dans ce
que l'on appelle des « appartements sous-divisés », c'est-à-dire
de minuscules portions d'appartements. C'est ce facteur
social plus profond qui explique la véhémence du mouvement
anti-extradition et l'importante participation des jeunes, qui fait
aussi que leurs mesures radicales sont dans une certain mesure
comprises par des salariéEs qui cela mis à part sont pacifiques et
non-violentEs. CertainEs jeunes ont même écrit leur testament en
prévision d'une lutte littéralement de vie ou de mort. La gravité
des contradictions sociales est évidente.
Troisièmement, sur les 20 ans depuis la rétrocession,
l'augmentation de la répression aide les masses à voir que le PCC
n'a aucunement l'intention de permettre de vraies élections. En même
temps, le régime de plus en plus autoritaire de Xi Jinping, ainsi
que les conditions sociales qui empirent, ont rapidement éloigné
les masses hongkongaises de la Chine au cours des dix dernières
années.
Enfin, l'attitude arrogante et méprisante de Carrie Lam, couplée au
déploiement de la police et de la mafia contre les manifestantEs,
ont entraîné encore plus de colère chez les masses.
Mouvement des parapluies et mouvement anti-extradition
Nous nous rappelons peut-être touTEs du « Mouvement des parapluies
» de 2014. Même si le mouvement anti-extradition est encore en
cours, nous pouvons tout de même faire des comparaisons avec celui
d'il y a cinq ans.
D'abord, le Mouvement des parapluies a lutté pour le droit à des
élections, et en particulier le droit d'élire le chef de
l'executif, alors que le mouvement anti-extradition cherche à
défendre les libertés individuelles et les droits humains
élémentaires existants contre des restrictions supplémentaires, ce
qui en fait une lutte défensive.
Deuxièmement, le Mouvement des parapluies faisait des occupations de
routes de long terme, insistait sur une lutte « vaillante » sans
retraite, alors que le mouvement anti-extradition adopte des
tactiques plus souples. Les manifestantEs ne défendent pas
obstinément leur terrain face à la répression policière et
insistent sur la nécessité d'une « lutte intelligente ».
Troisièmement, pendant le Mouvement des parapluies, de nombreux
localistes d'extrême droite ont pu détourner l'attention et le
soutien de beaucoup de jeunes avec leur démagogie du « Hong Kong
d'abord », rejetant les nouveaux immigréEs de Chine et les
touristes. L'influence des localistes d'extrême droite sur le
mouvement actuel a diminué. Les masses n'insistent pas toujours sur
la « lutte vaillante » défendue par les localistes et beaucoup ont
activement tenté de gagner de soutien des masses de Chine
continentale. L'exemple le plus représentatif en a été la
manifestation du district de Kowloon le 7 juillet. Alors même que
certains organisateurs dirigeants tendaient eux-mêmes à la
xénophobie localiste, la base de la manifestation s'est au contraire
mise à distribuer des tracts en chinois simplifié1 aux
touristes, et a même commencé à chanter l'Internationale ! Cela
montre que touTEs les manifestantEs ne penchent pas vers les idées
localistes.
Soutenu par des forces étrangères ?
Le régime du PCC et Carrie Lam ont calomnié le mouvement
anti-extradition en disant qu'il était soutenu par des forces
étrangères. Pourtant, tout le mouvement a surgi spontanément, avec
beaucoup de blocages routiers et d'affrontement de jeunes qui
insistent sur le caractère « sans leader » de leurs actions. La
Democracy Foundation états-unienne a effectivement financé certains
partis d'opposition à Hong Kong, mais les masses ne sont pas sous le
contrôle de ces forces. Elles décident de leurs stratégies et de
leurs slogans, principalement sur des forums de discussion en ligne
ou des logiciels de communication. Même le Front civil des droits
humains, composé de plus de 50 partis et associations pro-démocratie
et largement vu comme l'organisateur de nombreuses manifestations, a
admis n'être qu'une plateforme et n'a pas l'autorité politique pour
diriger l'ensemble du mouvement de masse. En fait, depuis le
Mouvement des parapluies, la décentralisation, le manque
d'organisation et la méfiance envers les personnalités et partis
politiques existants ont largement caractérisé les mouvements de
masse à Hong Kong.
Des erreurs politiques dans le mouvement
Il faut néanmoins identifier deux erreurs politiques primaires dans
le mouvement anti-extradition, même si ces tendances ne dominent pas
encore tout le mouvement. La première est la présence des libéraux
pro-impérialisme occidental qui ont l'illusion de demander à Trump
de faire pression sur la Chine pour qu'elle octroie plus de libertés
à Hong Kong. Ils s'opposent seulement à la dictature à Hong Kong,
mais ne s'opposent jamais aux capitalistes monopolistes, sans parler
de gagner les travailleuses et travailleurs au mouvement en proposant
les revendications économiques de la classe ouvrière.
L'autre est le rôle des localistes d'extrême droite déjà cités,
qui glorifient la forme de lutte sans leader pour permettre leur
tactique aventuriste d'envahissement des bâtiments officiels, sans
devoir être critiqués et disciplinés par le mouvement de masse
dans son ensemble. Ils profèrent des insultes racistes contre le
peuple de Chine continentale et déploient des drapeaux coloniaux
britanniques. Ces méthodes ne font qu'aider le PCC à qualifier le
mouvement actuel de mouvement pour l'indépendance de Hong Kong, et à
son tour faire usage de démagogie nationaliste pour mentir aux
masses chinoises, exacerbant la division entre les masses de Hong
Kong et celles de Chine continentale. En réalité, ce sont
précisément les illusions et la lâcheté des libéraux qui ont
permis à une minorité des manifestants « vaillants » de s'adonner
à des aventures imprudentes et d'accroître son influence sur le
mouvement de masse.
Le mouvement ouvrier et la gauche socialiste
Enfin, j'aimerais discuter du rôle du mouvement ouvrier et de la
gauche socialiste au sein du mouvement anti-extradition.
Comme nous le savons, Hong Kong a une histoire de lutte de classe
héroïque. La grève des marins de 1922 et la grève générale de
Canton et Hong Kong de 1925-1926 ont toutes les deux
battu en brèche les impérialistes britanniques, mais c'était il y
a plus d'un siècle. La dernière tentative de grève politique a eu
lieu en 1967 et était menée par la HKFTU, la fédération des
syndicats de Hong Kong, contrôlée par le PCC. Après l'échec de
cette lutte, et alors que le PCC a commencé sa politique de «
Réforme et ouverture » pour restaurer le capitalisme en Chine dans
les années 1980, la HKFTU est ouvertement devenue un syndicat
conservateur pro-capitaliste et pro-marché. Dans la même période,
un mouvement syndical indépendant du PCC et du KMT a commencé à
émerger, principalement concentré dans les secteurs de l'éducation,
des compagnies aériennes, des transports publics et du travail
social.
Le mouvement actuel a connu deux tentatives de grèves politiques, le
17 juin et le 5 août, menées par des syndicats indépendants. La
première a eu très peu de succès, la deuxième a réuni plus
de 350 000 travailleuses et travailleurs. Il a été
annoncé que plus d'un tiers des aiguilleurs et aiguilleuses du ciel
ont été en grève, beaucoup de stewards et d'hôtesses de l'air de
Cathay Pacific et Hong Kong Airlines ont aussi rejoint la grève,
causant l'annulation de plus de 200 vols. Le métro a aussi été à
l'arrêt toute la matinée du 5 août. Cependant, cela ne peut pas
être considéré comme une grève générale totale. Nombre de
salariéEs, notamment de l'éducation ou du travail social, ont
choisi de prendre un jour de congé au lieu de se mettre en grève,
pour éviter les représailles de leur direction. Certains patrons
ont aussi permis aux salariéEs de prendre leur journée pour
rejoindre la manifestation.
Les syndicats indépendants sont en train de préparer une troisième
grève politique en septembre, au moment où les étudiantEs et les
lycéenNEs prévoient aussi de se mettre en grève. Si la grève
politique réussit à se coordonner avec les actions de la jeunesse
scolarisée, cela porterait un coup sérieux à la classe dirigeante.
La gauche à Hong Kong reste petite et divisée, comprenant des
organisations politiques social-démocrates, des organisations de
gauche large et un réseau minoritaire de socialistes
révolutionnaires. En tant que militant socialiste révolutionnaire,
j'ai depuis le début proposé trois revendications :
1. Les manifestantEs doivent organiser des discussions démocratiques
pour déterminer la tactique du mouvement. Il ne faut pas glorifier
les formes de lutte « sans leader ». Les manifestantEs doivent
plutôt regarder du côté des Gilets jaunes en France qui ont formé
des assemblées constituantes.
2. Même si nous devons continuer à faire des rassemblements, des
manifestations et des encerclements de masse, nous devons aussi
éviter d'envahir des bâtiments officiels, pour empêcher le
gouvernement d'utiliser ces occasions pour augmenter la répression
ou même déployer les troupes chinoises.
3. Le mouvement anti-extradition doit se connecter aux mouvements
sociaux et ouvriers, utiliser comme armes la grève politique et dans
les lieux d'études le débrayage, pour créer un mouvement
indépendant de la classe dominante et dirigé par les masses
laborieuses. Pour cela, il faut proposer des revendications sociales
anticapitalistes pour gagner une participation plus grande des
travailleuses et des travailleurs. Il faut aussi soutenir la lutte
ouvrière en Chine continentale ou les luttes de masse pour la
protection des droits, encourager plus de mouvements contre le régime
capitaliste bureaucratique du PCC de l'intérieur de la Chine
continentale.
Nous devons aussi encourager la solidarité des travailleuses et des
travailleurs du monde entier en appelant à « un monde meilleur ».
CertainEs à gauche ont encore une vision « campiste », pensant que
le régime du PCC représente encore une force progressiste contre
l'impérialisme occidental ou même quelque chose comme « l'ennemi
de mon ennemi est mon ami ». Ce genre de personnes « de gauche »
ne comprennent pas que le régime du PCC est aujourd'hui déjà un
régime du capital bureaucratique contre la classe ouvrière. Il
oublie aussi que la gauche doit fermement tenir une perspective
depuis la classe ouvrière. Nous ne devons pas seulement nous battre
contre l'impérialisme états-unien, mais aussi contre l'exploitation
capitaliste et les diverses forces impérialistes dans toute l'Asie
de l'Est.
Merci !
18 août 2019
Lam Chi Leung est militant socialiste révolutionnaire à Hong Kong
1 Le
chinois simplifié est utilisé en Chine continentale, tandis que
Hong Kong utilise le chinois traditionnel.