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Publié dans la revue A&R
/ Retraites : une offensive de la bourgeoisie, une riposte ouvrière à préparer
Après la casse du Code du travail en 2017 et celle du statut des cheminots en 2018, l’année 2019 devait, pour Macron, être l’apothéose avec le vote de sa grande réforme : celle des retraites. Mais dans un contexte de colère sociale montante dont le mouvement des « gilets jaunes » n’a été que l’expression la plus spectaculaire, après la grève massive du 13 septembre à la RATP, et alors que se multiplient des appels à une « grève illimitée » à partir du 5 décembre – et pas seulement à la RATP –, Macron et son gouvernement ont décidé de changer de méthode. Après 18 mois d’une pseudo-concertation conduite par Delevoye, ils ont décidé de prolonger celle-ci pour une nouvelle période de six mois, à compter d’octobre.
Alors, Macron peut jouer le fier-à-bras en promettant qu’il ne fera preuve d’« aucune forme de faiblesse ou de complaisance » concernant « la grande affaire » de l’acte II de ce quinquennat, il a pourtant déjà dû repousser le vote du sa réforme – un temps envisagé après les élections européennes de mai dernier – au-delà des municipales de mars 2020.
Un projet de réforme qui vient de loin
Cette réforme prétend opérer une réforme dite « systémique », mettant un terme définitif aux réformes – dites paramétriques – qui se sont succédé depuis 1993 et dont la matrice avait été donnée, dès 1991, par le Livre Blanc sur les retraites préfacé par Michel Rocard, alors Premier ministre au début du second septennat de François Mitterrand.
Si ce livre ne remettait pas encore en cause le système de retraites par répartition – dans lequel les actifs cotisent pour ceux et celles qui sont déjà à la retraite –, il préconisait déjà l’augmentation de la durée de cotisation à 40 ans, l’extension dans les régimes de base de la période prise en compte pour le calcul du « salaire moyen » permettant d’obtenir le montant de la pension, et l’indexation de celle-ci sur l’évolution des prix au lieu de celle des salaires.
Pour justifier les recettes préconisées, ce Livre blanc agitait déjà l’argument de la démographie (accroissement du nombre de retraités) et de la hausse du chômage, tout en excluant toute augmentation des cotisations vieillesse du patronat afin de ne pas augmenter le « coût » du travail qui « mettrait en péril la compétitivité de notre économie, c’est-à-dire l’emploi ».
En 1993, ce rapport allait servir de base à la réforme de Balladur, nouveau Premier ministre de Mitterrand, dans le cadre de la deuxième cohabitation. Première salve d’une offensive qui n’allait plus s’arrêter pour saper les régimes de retraite, cette réforme a allongé la durée de cotisation des salariés du secteur privé de 37,5 à 40 ans pour prétendre a une retraite à taux plein, a instauré le calcul du montant des pensions sur les 25 au lieu des 10 meilleures années de salaire, et a indexé la revalorisation des pensions en fonction de l’indice des prix et non plus de l’augmentation des salaires.
Adoptée durant l’été 1993, cette première réforme n’a pourtant pas suscité la moindre réaction de la part des directions syndicales. Quelques années plus tard, Vlady Ferrier – représentant CGT au Conseil d’orientation des retraites – a fait porter le chapeau de cette inaction aux seuls travailleurs, en déclarant qu’« il n’y a pas eu de réaction massive des salariés parce que les gens qui devaient partir en retraite entre 1995 et 2000 avaient commencé à travailler tôt, vers 16-17 ans, parfois avant » et que « ceux-là auront de toute façon travaillé 40 ans avant de partir, la réforme leur est passée au-dessus de la tête à l’époque ».
Et c’est pour tenter d’étendre cette réforme aux salariés de la fonction publique – déjà au nom de l’« équité » – que le 15 novembre 1995, Alain Juppé, Premier ministre du président Jacques Chirac, annonça à l’Assemblée son plan sur les retraites et la Sécurité sociale. Son objectif était d’étendre aux fonctionnaires et aux entreprises publiques (RATP, SNCF et EDF) les mesures imposées aux salariés du privé par la réforme Balladur de 1993.
Soutenu par la direction de la CFDT – alors dirigée par Nicole Notat – ainsi que par une partie du Parti socialiste, l’annonce de ce « plan » déclencha pourtant les plus importantes mobilisations depuis 1968.
Les cheminots lancèrent la grève et l’étendirent à toutes les entreprises du secteur public. Le mouvement de grève allait durer plus de trois semaines, tandis que des manifestations de plus en plus massives accompagnaient les grèves. La plus importante réunit, le mardi 12 décembre, deux millions de personnes dans toute la France.
Dans de nombreux endroits, des discussions en assemblées générales et des coordinations locales firent revivre la démocratie ouvrière. À Rouen, par exemple, les cheminots en grève installèrent un « Comité unitaire d’organisation de la grève », composé de représentants élus dans des AG – dans tous les secteurs cheminots, discutant et votant la grève tous les jours – et de représentants des syndicats. Ce Comité, à l’origine composé de cheminots, invita rapidement des délégations d’autres secteurs en lutte, et il finit par réunir jusqu’à une centaine de représentants, qui discutaient ensemble des initiatives à prendre pour construire la mobilisation dans l’agglomération rouennaise.
C’est la puissance de ce mouvement qui assura la victoire sur la question des retraites, même s’il ne parvint pas à faire céder le gouvernement sur le volet Sécurité sociale du Plan Juppé.
Le 11 décembre 1995, battu, Alain Juppé abandonna son projet de toucher à l’âge de départ à la retraite des régimes spéciaux (SNCF et RATP), et le 15 décembre, le gouvernement annonça le retrait de sa réforme sur les retraites pour la fonction publique et les régimes spéciaux (SNCF, RATP, EDF).
Mais après ce recul face à la puissance et à la détermination de la mobilisation, les gouvernements qui se succédèrent n’eurent de cesse de revenir à la charge. En 2003, François Fillon – ministre des Affaires sociales de Chirac – fut chargé de conduire une nouvelle réforme des retraites. Elle se fixa entre autres objectifs d’aligner les conditions de départ dans la fonction publique sur les reculs imposés au secteur privé en 1993, en portant la durée de cotisation nécessaire pour une retraite à taux plein à 40 annuités. Le projet instaura également la création d’une « surcote » pour inciter les salariés à travailler au-delà de cette durée, pour majorer leur pension.
Confrontées à cette nouvelle contre-réforme des retraites, toutes les directions syndicales – y compris la CGT et FO – acceptèrent plus ou moins de jouer le jeu du « dialogue social » et la « nécessité d’une réforme ». Résultat : l’appel intersyndical à une première manifestation contre le projet gouvernemental, le 1er février 2003, s’aligna sur les positions officielles de la CFDT, admettant la « nécessité d’une réforme », et s’abstint de défendre le retour aux 37,5 annuités de cotisation pour tous les salariés, public comme privé.
Mais alors que des luttes d’ampleur se développaient déjà depuis la mi-mars dans l’Éducation nationale, il fallut attendre le 3 avril, puis le 13 mai 2003 pour que CGT, CFDT, FO, CFTC, FSU et UNSA appellent à de nouvelles « journées d’action, de manifestations et de grèves », sans pour autant les inscrire dans le moindre plan de mobilisation visant à préparer l’épreuve de force sans laquelle il n’était pas envisageable de faire reculer le gouvernement.
Et pourtant, le 13 mai, à la SNCF, à la RATP et dans plusieurs entreprises de transport, on allait compter autant de grévistes qu’en 1995. À la SNCF, la grève fut même reconduite majoritairement dans les AG de certaines gares, comme à Marseille, Toulouse, Paris-Gare du Nord ou Rouen. Mais la fédération CGT des cheminots se dressa de toutes ses forces contre cette reconduction, expliquant qu’elle était évidemment pour une vraie grève générale réunissant public et privé... mais qu’il fallait pour cela, au préalable, faire entrer le privé dans la mobilisation. Et en attendant que cette condition ait été réunie, elle proposa aux cheminots de reprendre le travail et de préparer la manifestation nationale du dimanche 25 mai, puis une nouvelle journée d’action le mardi 3 juin. Refroidis par ce calendrier qui avait coupé la dynamique réelle du mouvement, les cheminots se résignèrent à reprendre le travail.
Et même si la manifestation du 25 mai fut un énorme succès, avec plusieurs centaines de milliers de manifestants envahissant les rues de Paris, elle ne permit pas que la grève générale s’installe, ce jour-là, au-delà des mots d’ordre repris par des dizaines de milliers de manifestants.
Mais alors qu’elles avaient délibérément refusé toute politique de généralisation des grèves, le succès de cette journée obligea les confédérations à adopter, dans les mots, une posture plus radicale pour la journée d’action suivante. Ainsi, dans une déclaration commune adoptée trois jours après la manifestation parisienne, CGT, FO, UNSA et FSU affirmèrent que « seule une généralisation du mouvement, privé-public, et s’inscrivant dans la durée [allait pouvoir] faire revenir le gouvernement sur ses choix néfastes » et qu’elles étaient « prêtes à donner [à la journée de grèves et de manifestations du 3 juin] tous les prolongements indispensables ».
Là encore, si la journée de grève du mardi 3 juin fut une réussite, y compris chez les cheminots, la CGT s’employa une fois de plus à décourager toute velléité de reconduction, toujours avec l’argument que les conditions n’étaient pas réunies. Si elle consentit à déposer un préavis de grève reconductible – suspendu dès le 7 juin, lors du long week-end de la Pentecôte, pour être repris le 10 juin –, elle parvint surtout à imposer un peu partout des AG de cheminots par secteur, pour cloisonner les services et empêcher tout effet d’entraînement. Enfin, elle couronna cette politique par une mise en garde contre la venue d’éléments extérieurs dans les AG – visant essentiellement les enseignants encore en grève reconductible –, en expliquant qu’ils n’avaient pas pour objectif de gagner sur le dossier des retraites. Pour la CGT, il s’agissait de tout faire pour empêcher la répétition des méthodes de lutte qui avaient pourtant donné le moyen de gagner en 1995.
Et après une dernière journée d’action le 10 juin, la fédération CGT des cheminots appela dès le 11 juin à la reprise du travail et à se positionner sur des revendications autres que celles concernant les retraites. Terminées à la SNCF, les grèves s’arrêtèrent également dans l’Éducation nationale.
Fillon eut alors les coudées franches pour faire voter sa réforme le 21 août, tout en se gardant, à cette étape, de toucher aux « régimes spéciaux », notamment ceux des cheminots de la SNCF ou des traminots de la RATP.
Dès 2007, en campagne pour l’élection présidentielle, Nicolas Sarkozy relança l’idée de cette réforme pour aligner la durée de cotisation des salariés des régimes spéciaux sur celle des salariés du privé et de la fonction publique : 40 ans de cotisations au lieu de 37,5 années. Après son élection, la réforme des régimes spéciaux fut rapidement mise en œuvre. Dès septembre, François Fillon – son Premier ministre – annonça qu’elle était prête. Mais la plupart des syndicats ne s’opposèrent pas au principe même de cette réforme, contrairement à 1995, et ils protestèrent principalement contre l’absence de concertation de la part du gouvernement.
Une première grève massive de 24 heures eut lieu le 18 octobre 2007 dans les transports publics et à EDF-GDF. Puis des grèves illimitées et reconductibles furent déclenchées à l’appel d’une majorité de syndicats à la SNCF et à la RATP, à partir du 13 novembre 2007, rejoints dès le lendemain par les agents d’EDF-GDF. Les grèves durèrent au total neuf jours, jusqu’au 22 novembre.
Mais l’ouverture de négociations tripartites à la SNCF et à la RATP, dès le 21 novembre, amenèrent les principaux syndicats à appeler à la reprise du travail, à l’exception de SUD-Rail. Après neuf jours de grève, les syndicats acceptèrent, en échange de contreparties négociées, le principe des 40 ans de cotisation pour les agents de la SNCF, de la RATP et d’EDF-GDF. Résultat : dès le 23 novembre, le trafic reprit à la SNCF et à la RATP.
Pour la bourgeoisie, ce succès n’était pas suffisant : il fallait revenir à la charge pour allonger encore la durée de cotisation. Et au printemps 2010, Sarkozy se prononça pour un nouveau report de l’âge légal de départ à la retraite. Contrairement à 1995, 2003 et 2017, cette réforme frappa toutes les catégories de salariés à la fois. Toutes les organisations syndicales rejetèrent la réforme, même si pour autant elles n’étaient pas claires sur les objectifs et la détermination à la combattre.
Le 24 juin, une première journée d’action fut très suivie. Puis après l’été, dès le 7 septembre, plus d’un million de personnes manifestèrent. Et pendant deux mois, les grèves et les manifestations allaient se succéder : 23 septembre, 12 octobre, 19 octobre, 28 octobre. En octobre, plus de trois millions de personnes manifestèrent 3 fois en moins de 10 jours : plus que tous les grands mouvements précédents.
Mais beaucoup sentaient bien que les manifestations n’allaient pas suffire. Et au lendemain de la journée du 12 octobre, une grève reconductible, appelée par certaines fédérations syndicales, démarra dans plusieurs secteurs : SNCF, agents territoriaux, ports et raffineries.
Cependant, la grève ne s’installa que dans peu de secteurs. Les cheminots firent jusqu’à 18 jours de grève reconductible, avec un nombre de grévistes proche de celui de 1995. Mais cette fois, la SNCF parvint à faire circuler la moitié des trains et la grève fut plus faible à la RATP.
Les espoirs de blocage du pays se répercutèrent alors sur les raffineries, qui devinrent les bastions de la grève, avec le soutien de centaines de grévistes en provenance d’autres secteurs. Les pénuries d’essence survinrent un peu partout. Le pouvoir décida alors d’envoyer CRS et gardes mobiles débloquer les dépôts de carburant.
La lutte de ces secteurs était évidemment décisive pour ancrer le mouvement et rendre possible une généralisation de la grève. Mais elle ne pouvait pas créer le rapport de force à même de l’emporter en restant cantonnée à quelques secteurs. Dans cette situation, si les confédérations syndicales affirmèrent être en phase avec ce mouvement, elles ne firent strictement rien – en dehors de l’appel à de nouvelles journées d’action – pour lui donner de vraies perspectives. Cela allait conduire, après le 28 octobre, à la reprise progressive du travail à la SNCF, dans les ports, les raffineries et chez les territoriaux. Invité d’un journal télévisé le 16 novembre, Sarkozy put déclarer : « Hommage soit rendu aux forces syndicales dans notre pays, nous avons fait cette réforme considérable des retraites sans violences. […] Les syndicats ont été responsables ».
La dernière salve de ces réformes fut tirée en 2013 par le gouvernement de Jean-Marc Ayrault, éphémère Premier ministre PS de la présidence Hollande. Elle allongea progressivement la durée de cotisation de 40 à 43 ans en 2035. Contre cette dernière réforme, les journées de mobilisation ne donnèrent pas lieu à d’importantes mobilisations.
Un saut qualitatif dans l’offensive des capitalistes
Toutes ces réformes ont produit les effets escomptés par le patronat et les gouvernements de droite et de gauche qui se sont succédé : un départ plus tardif en retraite et la baisse des pensions.
Mais elles ne suffisent toujours pas au patronat, engagé depuis les années 1970 dans une offensive visant à restaurer la part des profits en réduisant la part des richesses qui revient à celles et ceux qui les produisent. L’enjeu de la prochaine réforme est d’instaurer un système où il n’y aurait, selon le programme du candidat Macron en 2017, « plus besoin de réformes successives, qui changent les règles et sont anxiogènes et source d’incertitude »… pour les patrons et le gouvernement, bien sûr.
Ce que veut ce pouvoir au service des riches, c’est passer à un système qui ajusterait automatiquement les dépenses (les pensions) sur les recettes (les cotisations), année après année, sans discussion possible, sans débat public, en réduisant par là même le risque de mouvements sociaux qu’ont provoqués les réformes imposées entre 1995 et 2013.
Face au calendrier que voudrait imposer Macron, qui relance sa concertation bidon en espérant rallier certaines directions syndicales, moyennant quelques concessions, il y a urgence à tirer toutes les leçons de la victoire (partielle) de 1995 et des échecs qui ont suivi.
La première, c’est évidemment de se mettre d’accord pour expliquer que pour gagner – ce qui est notre objectif –, ce qui est à l’ordre du jour, ce n’est pas une nouvelle succession de journées « saute-mouton » jusqu’à épuisement, mais la préparation d’une véritable épreuve de force qui passera non seulement par les manifestations de rue, mais surtout par le développement et la généralisation des grèves jusqu’à la paralysie complète de l’économie du pays.
Pour y parvenir, les grévistes ne devront compter que sur leurs propres forces, en organisant des assemblées générales de grévistes et une coordination des secteurs en lutte pour étendre la grève. La préparation de la grève du 5 décembre est la première échéance autour de laquelle cette perspective doit commencer à se construire.
Régis Louail