Regrouper les luttes, les doter d’un programme : voilà la tâche des révolutionnaires


Chili, Uruguay, Liban, Irak, Hong Kong, Porto Rico, Catalogne, Algérie, Haïti, Équateur, Irak, États-Unis avec les grèves enseignantes, ou même France avec la crise des « gilets jaunes »… De par le monde, ces mobilisations populaires sont caractéristiques d’une situation explosive. Le capitalisme va au-devant d’une prochaine crise de ses rouages, et les inégalités fulgurantes – qui n’ont fait que se renforcer en touchant l’ensemble des continents – mènent à une situation où se produisent simultanément des luttes sociales massives. Celles-ci sont déterminées à en découdre et à affronter les politiques répressives des différents gouvernements contre les travailleurs et la jeunesse. Pour autant, bien que partant d’une exaspération réelle devant l’impossibilité d’assurer à soi et à sa famille le minimum vital, ces démonstrations de force se cantonnent à revendiquer davantage de démocratie et à dénoncer la répression, sans que la question sociale – celle de la grève, du blocage de l’économie et des cadres d’auto-organisation – n’occupe le devant de la scène.

Préparer la grève du 5 décembre et sa reconduction

Malgré la dispersion organisée par les directions syndicales, en France, l’explosivité de la situation s’est illustrée avec la grève à la RATP le 13 septembre. Elle a montré la force de blocage que représente une grève quand elle est majoritaire, même si ce n’est qu’à une échelle régionale. Mais ce n’est pas le seul secteur ou front de lutte qui se bat : hospitaliers, urgentistes, enseignants, jeunes en faveur de la défense du climat ou des quartiers populaires, ou encore dans les universités, travailleurs sans-papiers des boîtes de sous-traitance, travailleuses ultra précarisées du nettoyage, de l’hôtellerie, etc.

La colère et la détermination d’une avant-garde militante continuent donc de s’exprimer ; pour autant, il faut déjouer la politique de dispersion menée par les directions syndicales qui n’aboutira qu’à un scénario couru d’avance : des défaites revendicatives et, en face, un pouvoir qui déroule avec confiance sa politique antisociale et hésite de moins en moins à déployer son arsenal répressif via la police et la justice.

Une combativité persistante

Le fond de l’air reste donc à la contestation de notre camp social, même si le rapport de force nous est défavorable et si la répression ne faiblit pas. Oui, l’explosivité sociale de la situation reste une coordonnée de cette rentrée, la remise en cause des retraites par répartition pouvant être le déclencheur d’une lutte d’ensemble contre la politique du gouvernement.

Dans ce contexte, la politique des directions syndicales est déplorable. Elle relève d’une volonté consciente d’éparpillement des luttes et des ripostes depuis la rentrée : le mois de septembre n’a été qu’un long chapelet de dates sectorielles et de fronts de lutte.

Entre le niveau de combativité qu’exprime la situation et ce qui est proposé par le mouvement ouvrier et par toutes les forces organisées qui se réclament des mouvements sociaux – y compris les leaders des « gilets jaunes » –, on ne peut que constater un gouffre. À ce niveau de dispersion, comment ne pas y voir une tentative délibérée de désamorcer la possibilité d’une riposte générale ? De la part des directions dites « réformistes » traditionnelles, ce n’est pas du tout étonnant, elles qui collaborent ouvertement avec le gouvernement.

Chacune de ces dates a réuni une proportion significative de grévistes. Le 24 septembre aura ainsi permis, à certains endroits, de faire converger des travailleurs des différents secteurs qui subissent les attaques du gouvernement : transports publics, santé, travail social, éducation, universités, ou encore divers services publics et des entreprises privées ; mais globalement, la mobilisation est restée bien en-deçà de ce qu’il faudrait, car rien n’indiquait que cette journée était le point de départ d’une mobilisation radicale, déterminée, sur la durée. Cela participait plutôt de la dispersion générale.

Des vies clairement en danger

Depuis l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen, une forte colère est montée dans la population face aux autorités qui prétendent qu’il n’y a pas de danger toxique, malgré les galettes d’hydrocarbures et les retombées de suie qui ont recouvert champs, maisons et écoles, et alors que ces mêmes autorités ont « gelé » pendant plusieurs semaines les exploitations agricoles de certaines villes autour de Rouen... Comment croire une seule minute qu’une usine classée « Seveso à risque haut » – qui était remplie de produits toxiques et dont la toiture était amiantée – ne fait courir absolument aucun risque majeur à la population ? Peut-être du fait des mobilisations pour le climat, les tentatives du gouvernement pour détourner l’attention n’ont pas fonctionné. Chacun sait ou présume que la catastrophe sanitaire, sociale, industrielle est encore devant nous. Les autorités en ont conscience : ce vendredi 25 octobre, elles ont refusé que le représentant syndical de la CGT 76 – par ailleurs inspecteur du travail – puisse représenter son organisation syndicale au comité de « suivi et transparence », au prétexte qu’il aurait fait preuve d’une attitude « antirépublicaine »... C’est sa ténacité à démontrer, avec d’autres, le mensonge et le scandale d’État autour de Lubrizol qui en a surtout fait un obstacle à la propagande rassurante mais mensongère du gouvernement, du préfet et de tous les défenseurs des intérêts patronaux.

Que dire encore lorsqu’un TER a heurté un véhicule à l’arrêt sur un passage à niveau, blessant le conducteur du train et endommageant sa radio ? Ce conducteur était seul à bord du train, alors que des contrôleurs auraient dû s’y trouver aussi, puisque leur travail est avant tout d’agir pour mettre les usagers en sécurité, les rassurer et prévenir les collègues en cas d’accident. C’est donc le conducteur qui a dû, malgré sa blessure, assurer toutes ces tâches. C’est par la calomnie que le gouvernement et la direction de la SNCF – par la bouche de Guillaume Pépy – ont choisi de répondre à cet événement. Une telle situation serait en fait tout à fait normale ! Quant aux cheminots, qui ont à juste titre utilisé leur droit de retrait, ils ont été menacés de sanctions ! Au lieu de reconnaître des manquements graves en termes de sécurité et de conditions de travail, la direction du service public ferroviaire a préféré accuser les cheminots de s’être livrés à une grève « sauvage » et « masquée ». Dans son sillage, ministres, politiciens et autres éditorialistes des grandes chaînes de télévision se sont livrés à un nouveau concours de dénonciation des prétendus « privilégiés » qui abuseraient du droit de retrait... Mais là encore, la situation de flux tendu et l’état d’insécurité dans lequel elle plonge les salariés et les usagers a atteint un tel stade que toute la propagande médiatique n’aura pas pu empêcher ce droit de retrait. Elle n’aura pas pu empêcher non plus le mouvement de grève qui touche en ce moment même les lignes de TGV via Châtillon (92) et Montparnasse (75), entraînant dans son sillage une véritable désorganisation de plusieurs lignes entre Paris et l’Ouest de la France.

Vaincre le morcellement et l’absence de plan de bataille

C’est dans ce contexte, marqué à la fois par la multiplicité des formes de contestation sociale et leur dispersion paralysante, que les forces révolutionnaires devraient proposer une politique de regroupement et d’affrontement. Une telle initiative pourrait faire mouche auprès d’un milieu bien plus large que ses propres rangs, car elle entrerait en résonance avec une coordonnée essentielle de la situation. Si cette dernière est durablement instable, c’est non seulement parce que la crise systémique du capitalisme pousse les capitalistes à tenter de reformater leur propre système de domination avec une violence croissante, mais aussi parce qu’au-delà des péripéties des différents mouvements sociaux de ces dernières années, et au-delà des frontières hexagonales, un état d’esprit de contestation suscité par cette même crise anime une bonne partie de notre classe sociale. Cette aspiration à lutter contre telle ou telle attaque, mais également à rejeter tout un système, peut s’exprimer de bien des manières, y compris être dévoyée par des forces réactionnaires. Mais elle exige en tout cas une réponse.

Le 5 décembre et le rôle des révolutionnaires

Depuis plus de dix mois pour les « gilets jaunes », depuis six mois pour les salariés des urgences, et depuis des mois et des années pour bien d’autres travailleurs et travailleuses, la colère ne cesse de grandir contre les politiques d’austérité et l’exploitation patronale. Tout le monde se débat dans ce monde capitaliste.

Il n’y a aucune fatalité à ce que le gouvernement parvienne à ses fins, sur le dossier des retraites comme dans ses autres projets. Mais pour obtenir une victoire, notre camp doit se préparer, se doter d’un plan.

Les journées de grève isolées ne permettent pas de bloquer l’économie jusqu’à l’obtention des revendications. Des luttes sectorielles séparées peuvent certes repousser des attaques ponctuelles, mais elles n’inversent pas le rapport de force global entre notre classe et le patronat.

Seule une grève interprofessionnelle reconductible – générale – permettrait de renverser la vapeur.

À l’issue de leur grève du 13 septembre, plusieurs syndicats de la RATP, rejoints par des syndicats de la SNCF et des transports routiers, ont lancé un appel à la grève illimitée pour la défense du système de retraites par répartition à partir du 5 décembre.

Au-delà des combines syndicales et des possibles retournements de veste négociés avec le gouvernement, la date d’un 5 décembre illimité est un point d’appui dans la construction d’un mouvement d’ensemble, si l’on parvient à ce que d’autres secteurs s’en emparent. Elle pourrait remettre en cause bien plus qu’une réforme, mais tout un plan d’exploitation et d’oppression qu’incarnent Macron et son gouvernement, et que nos grèves, nos blocages et nos manifestations sont seuls à même de contrecarrer !

Désormais, de nombreux secteurs prévoient de rejoindre l’appel à la grève de la RATP. Sous une certaine pression exercée à la base par des équipes militantes, les confédérations ont été obligées, à l’échelle nationale, d’appeler à faire du 5 décembre « une première journée de grève » contre la réforme des retraites. On peut donc dire d’une certaine manière que cette journée est presque déjà un succès, dans le sens où son élargissement à d’autres secteurs – qui y appellent déjà via leurs organisations syndicales (chimie, SNCF, enseignement du second degré) – rend désormais difficile un retour en arrière, quand bien même le gouvernement ferait mine de vouloir reculer un tout petit peu.

En revanche, l’enjeu réside dans la possibilité d’engager réellement un bras de fer avec Macron, Philippe, Castaner et Cie. C’est-à-dire, de gagner nos secteurs à l’idée qu’il ne faut pas s’arrêter à une seule journée, mais continuer dès le 6 décembre. Des assemblées générales interprofessionnelles se sont tenues dans plusieurs villes et régions, le 24 ou les jours précédents ; d’autres ont continué de se tenir par la suite, comme l’AG interprofessionnelle et des fronts de lutte en Ile-de-France, afin de coordonner les luttes existantes et les équipes militantes désireuses de se battre. Certaines ont décidé de se joindre au 5 décembre et, d’ici là, de préparer le combat grâce à des cadres de coordination, des réunions ou des diffusions de tracts et d’affiches. De telles initiatives peuvent et doivent être généralisées à tous les niveaux. Ne laissons pas passer l’occasion de l’emporter toutes et tous ensemble ! Qui plus est, ces initiatives peuvent être une occasion de commencer enfin à constituer, dès le niveau local, un cadre interprofessionnel qui sera la cheville ouvrière des combats futurs pour aller vers la victoire.

Le besoin d’un programme politique, d’un parti

Les milliers de jeunes, de travailleuses et de travailleurs qui se sont battus contre la loi Travail, dans les manifs des « gilets jaunes » et qui ont repris le chemin de la lutte à la rentrée de septembre, ont besoin qu’on leur propose de descendre dans la rue tous ensemble le même jour et au même endroit. Affirmer auprès d’eux que nous avons tous les mêmes ennemis – les grands groupes capitalistes et leurs mandataires politiques – et que notre arme principale doit être la grève, avec comme objectif d’imposer notre droit à décider de nos propres conditions d’existence et de notre propre avenir : voilà la logique d’affrontement qui permettrait de construire un pont entre l’urgente nécessité de riposter aujourd’hui et la perspective d’un renversement du capitalisme. En réalité, il existe aujourd’hui un espace significatif pour convaincre autour de nos idées révolutionnaires, y compris autour de la nécessité d’un parti révolutionnaire regroupant des militants issus d’expériences et de traditions diverses. Donner des perspectives pour gagner à partir de la situation présente, ici et maintenant, conférera une toute autre force et une toute autre crédibilité à notre projet politique.

Prenons nos responsabilités

En termes d’orientation, lors de nos apparitions, nous avons d’abord besoin d’expliquer qu’il serait de la responsabilité de toutes les directions du mouvement ouvrier et des « personnalités » des « gilets jaunes » de se réunir et de proposer un plan de bataille contre le gouvernement et sa politique antisociale. Cette politique d’interpellation ne fera pas en elle-même bouger les lignes, mais elle participe d’une démarche cohérente de regroupement. À un autre niveau, il est possible de regrouper des équipes dirigeantes des luttes emblématiques de ces derniers mois ou dernières années, comme chez McDonald’s, à La Poste, dans l’hôtellerie, à la SNCF, des collectifs de lutte comme le Comité Adama, l’AFA, ainsi que des militants ou des secteurs d’organisations traditionnelles comme la CGT ou la France insoumise. Organiser à court terme une rencontre de ces secteurs permettrait de prendre une série d’initiatives communes, qui pourraient peser sur la situation. Il est évident qu’un effet d’entraînement existerait, dont la force dépendrait bien sûr aussi de l’ambiance dans laquelle un tel appel serait lancé. En un mot, il s’agit de tenter de former un « pôle ouvrier lutte de classe » à partir de celles et ceux qui voudront le construire. Il s’agit de se rencontrer pour discuter de ce qu’il faudrait faire, mais aussi de commencer à concrétiser ensemble ce qui est déjà possible. Les actions communes menées en 2018 et 2019 par les forces combatives de la CGT, par certains courants « autonomes » ou encore par certaines franges des « gilets jaunes » montrent qu’il est possible, du moins dans certaines régions, de donner de réels coups de main à des secteurs en lutte ou en grève, par le biais de manifestations de soutien ou de blocages, par exemple. Ce sera la meilleure manière de non seulement faire avancer le rapport de forces, mais aussi de confronter les différentes traditions politiques, les différentes orientations à la lumière de l’expérience commune. Les discussions politiques sur la stratégie et le programme à adopter, sur quel type de parti révolutionnaire construire, ne peuvent avoir lieu de manière sérieuse que dans le contexte de la lutte. C’est dans ce sens que nous avons proposé et contribué à rendre majoritaire une feuille de route lors de la dernière réunion de notre direction nationale.

La réaction et l’extrême droite à l’offensive 

En 2016, lors du mouvement d’ampleur contre la loi Travail 1, la répression policière et judiciaire avait déjà franchi un seuil. Mais alors que l’état d’urgence avait été décrété quelques mois plus tôt, une sorte d’« avant-garde large » avait voulu dépasser le cadre étriqué des manifestations, avait débordé les appareils syndicaux, refusé les fouilles et les contrôles, et quelque peu échaudé un gouvernement Hollande où, déjà, fanfaronnait Macron.

L’irruption des « gilets jaunes » a amené le gouvernement français à assumer encore plus clairement un degré élevé de violence policière et ses conséquences : de nombreux mutilés, plusieurs morts, des gardes-à-vue et des inculpations par centaines. Cela prouve une fois encore la détermination de la bourgeoisie à terroriser et à mettre à genoux les contestataires.

Mais cette violence décomplexée incite également certains réactionnaires à se sentir pousser des ailes, qu’il s’agisse de l’immonde Éric Zemmour, des flics qui ont paradé devant les locaux de la France insoumise, des manifestants anti-PMA ou encore des propos anti-musulmans dont le gouvernement se fait le chantre, notamment via les amalgames ridicules de son ministre de l’Éducation nationale (« Des petits garçons refusent de tenir la main à des petites filles. Ce n'est pas acceptable dans l'école de la République »).

C’est également un boulevard qui s’ouvre pour l’extrême droite. Plus seulement en termes électoraux : des groupes fascisants tentent de s’implanter dans les universités via des représentations syndicales, et ils n’hésitent plus à s’attaquer physiquement à leurs contradicteurs, comme à Nanterre ou à Lyon. Ces groupes ont été particulièrement visibles lors du rassemblement du 6 octobre organisé par la « Manif pour tous ». Dans maints endroits, ils parviennent à recouvrir les murs de leur propagande sans rencontrer beaucoup d’opposition.

Ce cocktail répression/réaction doit nous amener à réfléchir à une contre-attaque militante rapide et massive, dont l’extrême gauche devrait être la cheville ouvrière.

C’est pourquoi nous devons tenter – et ce n’est pas aisé tant les coups se multiplient – d’être des soutiens sans faille de tous ceux qui, au sein de notre camp social, sont réprimés, placés en garde à vue ou poursuivis en justice pour telle ou telle action syndicale ou militante, parce qu’ils ont défendu leurs droits ou cherché à connaître la vérité.

Armelle Pertus