La construction de la grève générale de mai 1968 entre 1963 et 1967

Grève des mineurs à Forbach (Moselle), le 5 mars 1963.
On a souvent la vision d’un Mai 68 sorti de nulle part, imprévisible, entièrement déterminé par le mouvement étudiant. Or les luttes ouvrières aspirant au « tous ensemble » n’ont pas cessé de 1963 à 1967. Le mouvement étudiant a seulement cristallisé cette aspiration. 

1963, fin de la politique contractuelle 

Après une période de luttes intenses entre 1947 et 1949, la conflictualité sociale stagna à un niveau bas pendant toute la durée de la guerre d’Algérie, de 1954 à 1962, dans le contexte d’un « pouvoir fort » gaulliste. À partir de 1959, l’inflation devint galopante. La baisse du pouvoir d’achat contrevint aux accords patronat-syndicats de toute la période, qui avaient fait accepter aux salariés des conditions de travail pénibles en contrepartie d’une augmentation du pouvoir d’achat. La politique contractuelle était morte. 

La vie était difficile. Les ouvriers se battaient contre le retour à la semaine de 45 heures, les cadences, pour la quatrième semaine de congés et pour la hausse des salaires. Les patrons licenciaient, jetaient à la rue et détruisaient des familles, les ouvriers répondant fréquemment par des séquestrations. 

Après s’être appuyé sur les syndicats pour sa politique algérienne, en 1962 De Gaulle réorienta l’économie française coloniale vers l’Europe et le marché commun. À cette fin, il insuffla une politique de restructurations, de fermetures d’entreprises et rompit avec les syndicats. 

Face à ces attaques générales, sous l’impulsion des jeunes ouvriers – très nombreux à cette époque dans les grandes usines –, l’état d’esprit des travailleurs changea ; les luttes localisées et perlées laissèrent progressivement la place à une conscience de la nécessité d’une lutte « tous ensemble ». Or les directions syndicales ouvrières et celles des partis de gauche s’accrochaient à la précédente politique de « dialogue social ». 

L’argument syndical principal était que la grève « au moindre coût » faisait le plus mal à l’économie : des grèves tournantes, perlées, qui ne permettaient pas aux ouvriers de prendre conscience du véritable problème – qui est politique, et non économique – et de leur force collective, ni d’élaborer une stratégie d’ensemble. 

Le tournant de la grève des mineurs 

La réorientation de l’économie amena De Gaulle à s’attaquer aux mineurs. De nombreux puits furent fermés, et les effectifs considérablement diminués. Les mineurs voulaient la grève générale jusqu’à satisfaction ; la grève fut décidée le 4 mars 1963. Le « pouvoir fort » de De Gaulle décréta immédiatement la réquisition des mineurs, sans succès. La grève fut générale le 5 mars, et allait se poursuivre pendant cinq semaines, mais sans faire appel à la solidarité des autres secteurs. 

Pourtant, ceux-ci montraient qu’ils étaient prêts à entrer en lutte. Le 5 mars, une grève générale syndicale de solidarité – d’un quart d’heure seulement – fut très massivement suivie, et finalement elle déborda les malheureuses 15 minutes des appels syndicaux. La grève paralysa en grande partie la SNCF, la RATP et EDF, mais aussi la plupart des grandes entreprises privées. 

Dans le Nord, la grève fut totale. Le 12 mars, puis le 15, les cheminots remirent ça. Le 12, ce furent les sidérurgistes. Les 14 et 21, les métallurgistes. Le 20, toute la fonction publique, puis à nouveau la RATP, les PTT, Michelin, etc. 

Depuis les grandes grèves perdues de 1947-48, il s’agissait d’un réveil de la classe ouvrière. 

Les mineurs reprirent le travail sans obtenir satisfaction. Mais De Gaulle avait subi une défaite morale et politique dont jamais il n’allait se relever, car l’idée était née qu’on pouvait contester le « pouvoir fort » gaulliste. 

La bourgeoisie perdit en partie sa confiance en De Gaulle, qui cessa d’apparaître comme un Bonaparte populiste et unificateur, rempart contre la mobilisation ouvrière, mais au contraire comme le catalyseur possible de la politisation et de la centralisation des luttes économiques – et jusqu’à présent émiettées – des ouvriers. 

L’accélération des mesures anti-ouvrières 

Cependant, la bourgeoisie française n’avait pas le choix. De Gaulle allait quand même faire l’affaire, et il ne renonça pas, d’autant qu’était prévue l’abolition des frontières douanières entre les six pays du marché commun le 1er juillet 1968. 

La liste des contre-réformes que de Gaulle entreprit entre 1963 et 1968 est impressionnante : réforme de l’enseignement (plan Fouchet), lois anti-grève de juillet 1963 (qui permettaient de « criminaliser » les grèves), création de l’ANPE pour accroître la mobilité de la main-d’œuvre, ordonnances sur l’emploi et l’intéressement pour faire participer les travailleurs à leur propre surexploitation, allègements fiscaux pour les entreprises qui se modernisaient, réorganisation de l’armée en vue d’un quadrillage policier du pays, renforcement de l’appareil policier, quasi-suppression de l’indépendance des juges du parquet, réforme de la procédure de l’instruction, allongement du délai de garde à vue, etc. 

Le domaine des libertés publiques et individuelles fut gravement entamé. On parla de « dictature ». 

Dans les luttes : émiettement et politisation 

Du côté syndical, une fois la grève des mineurs de 1963 terminée, la CGT lança une vague de grèves tournantes, tout particulièrement à la RATP. Par cette tactique désastreuse, elle permit au pouvoir de prendre sa revanche sur les mineurs et d’instaurer, en juillet 1963, une première loi réglementant le droit de grève dans les services publics, avec un préavis obligatoire de cinq jours. 

Sous la pression de la base, la CGT émit le mot d’ordre d’une journée nationale de grèves pour le 17 mars 1964. La forte participation démontra à tous la volonté des travailleurs de combattre « ensemble ». Néanmoins, les appareils syndicaux ne donnèrent pas de suite et poursuivirent la valse des grèves tournantes. Ce fut une occasion donnée au pouvoir pour instaurer une nouvelle loi restreignant le droit de grève chez les contrôleurs de la navigation aérienne. 

Dans les services publics, la pression de leur base continuant, les directions de la CGT et de la CFTC (qui allait devenir pour partie la CFDT), suivies par FO et la FEN, décidèrent d’organiser une manifestation le 2 décembre 1964 dans ce secteur. Le gouvernement interdit la manifestation. Les dirigeants FO et FEN crièrent à la dictature et appelèrent à une grève générale le 11 décembre. Ceux de la CGT et de la CFTC s’y associèrent, tout en limitant l’ordre de grève aux fonctionnaires et aux travailleurs des services publics. 

La grève fut totale dans le secteur public, et qui plus est, dans de nombreuses entreprises privées, des centaines de milliers de travailleurs débrayèrent également. Mais dès le lendemain du succès du 11, la CGT relança les grèves tournantes alors que De Gaulle criait haut et fort qu’il n’allait pas reculer. 

Le 20 janvier 1965, les fédérations de FO décidèrent la grève pour les 27 et 28 janvier. La CGT, la CFDT (ex-CFTC), la CGC et la FEN (ancêtre de la FSU) s’alignèrent. Cette action fut comprise par tous comme une concession à l’idée d’un mouvement général prolongeant le 11 décembre 1964. 

Face à ce « danger » de « convergence », la CGT et la CFDT divisèrent la grève en deux dans la Sécurité sociale : le 27 pour la région parisienne, et le 28 pour la province. Les agents RATP, l’enseignement public et les cheminots furent appelés à débrayer le 27, et les employés d’EDF le 28. Dégoûtés, à peine 40 % des salariés firent grève alors qu’ils étaient 80 % le 11 décembre. La colère sociale se dispersa à nouveau dans de très nombreuses grèves tournantes, perlées, corporatistes, qui allaient ponctuer toute l’année 1965. 

L’objectif de battre De Gaulle aux élections, 
et l’unité des syndicats ou de la gauche contre les luttes montantes 

Cependant, les enseignements de cette période cheminèrent de façon souterraine et s’exprimèrent lors des élections de 1965 contre le soutien du PCF à Mitterrand, connu pour ses débuts à droite. Puis les classes populaires s’exprimèrent dans la rue contre l’impasse électorale qu’on tentait de leur imposer. 

Cette année 1965 vit pour la première fois l’élection d’un président de la République au suffrage universel. Ni la SFIO, ni le PCF ne présentèrent de candidats. Ils soutinrent la candidature de Mitterrand… qui, pendant la guerre d’Algérie, avait proclamé « l’Algérie, c’est la France » et « la seule négociation, c’est la guerre » ! De Gaulle fut mis en ballottage à l’issue du premier tour des élections. Ce fut son premier grand échec sur le terrain politique, qui allait en amener d’autres en 1967, 1968 et 1969, année de son départ... 

Mais cette élection signa aussi l’échec politique de la seule organisation radicale du moment, le Parti socialiste unifié (PSU). Né en 1960, le PSU avait gagné une certaine crédibilité de son opposition à la guerre d’Algérie et à la capitulation d’une partie de la gauche en 1958. En 1965, il rata l’occasion de présenter une candidature représentant la gauche anticolonialiste et la colère sociale. 

Reniant toutes ses valeurs, il céda à la pression unitaire à gauche qui poussait à battre De Gaulle en se rangeant derrière un Mitterrand qui, pourtant, en tant que ministre de l’Intérieur puis garde des Sceaux, avait porté la responsabilité de la torture et des condamnations à mort d’opposants à la guerre d’Algérie ! 

Au niveau syndical, le 10 janvier 1966, les directions de la CGT et de la CFDT conclurent un pacte d’unité, pour trouver une solution électorale dans une future union de la gauche derrière Mitterrand. Cette « unité » fut comprise par les salariés comme un « tous ensemble ». Le résultat fut une augmentation de la participation aux journées d’action des 13 et 14 janvier 1966 et à un certain nombre de luttes : le 17 janvier à Redon, en février aux chantiers navals de Saint-Nazaire avec deux mois de grève, dans l’automobile avec un mois de grève chez Berliet, chez Dassault avec trois mois de grève (où les travailleurs firent plier le patron avec le soutien d’autres salariés de la métallurgie), etc. 

Mais les directions syndicales relancèrent les grèves tournantes, cette fois-ci au nom de l’« unité » syndicale, du « tous ensemble syndical ». 

Puis l’appareil dirigeant de la CGT appela à une nouvelle journée nationale de grève le 17 mai 1966, qui allait être l’une des plus puissantes journées d’action depuis longtemps. 

Pourtant, là non plus, il n’y eut pas de suite. L’unité syndicale fonctionna comme un éteignoir. Il y eut encore une nouvelle « grève d’ampleur nationale » le 1er février 1967, toujours bien suivie, mais sans suite avant le 5 mars... pour ne pas perturber les élections législatives du moment. 

Mais cette fois-ci, un nouveau pas en avant fut fait : des mouvements sociaux vinrent troubler la période électorale. 

Grève de la Rhodiacéta, le 21 mars 1967.
Une étape de plus dans la construction de la conscience ouvrière 

La paix électorale fut d’abord remise en cause par les travailleurs des usines Dassault de Bordeaux, en lutte pour les salaires. Dassault fit des concessions pour tenter de ne pas perturber les élections ; puis le 28 février, cinq jours avant le premier tour, il céda. 

Ce fut alors la grève de la Rhodiacéta de Besançon ; en février 1967, l’usine fut occupée, ce qui était inédit. Les étudiants apportèrent leur soutien. L’usine de Lyon-Vaise suivit, mais il fallut attendre trois jours après le second tour des élections pour que les fédérations de la chimie appelassent à des débrayages dans les autres usines du groupe. 

Après vingt-trois jours de grève, les travailleurs de Rhodiacéta reprirent le travail avec 3,8 % d’augmentation ; ce fut perçu comme un succès. L’imaginaire des franges avancées du prolétariat fut marqué par cette lutte, et par son expression cinématographique au titre prophétique, À bientôt, j’espère : ce documentaire de Chris Marker allait être télédiffusé en mars 1968. 

Puis les travailleurs de Berliet entrèrent en grève. Les CRS occupèrent l’usine : les directions syndicales ne firent rien pour briser l’isolement. Les « mensuels » (payés au mois) des chantiers navals de Saint-Nazaire entraînèrent la solidarité des métallurgistes et de la population, comme les mineurs de l’Est qui occupèrent le carreau des mines. 

Et si les gaullistes gagnèrent les élections d’extrême justesse, cette victoire apparut aux yeux de beaucoup de monde comme « volée ». De Gaulle se fit alors voter les « pleins pouvoirs » afin d’avoir toute latitude pour légiférer par ordonnances. La société parut d’autant plus confisquée, bloquée. 

Les « pouvoirs spéciaux » de 1967, dernière goutte qui allait faire déborder le vase 

Les ordonnances inaugurèrent une nouvelle accélération des contre-réformes. En avril 1967 eurent lieu des attaques contre les chômeurs et la Sécurité sociale, les procédures de licenciement furent facilitées, tandis qu’un vague « intéressement » aux bénéfices était institué pour faire passer la pilule. En même temps, les mineurs du fer et les sidérurgistes de Lorraine s’engagèrent dans une grève importante contre les suppressions d’emplois. 

Le 13 mai 1967, le gouvernement s’attaqua à la législation du travail. Le 17 mai, les centrales syndicales ripostèrent contre les pouvoirs spéciaux et la « dictature » de De Gaulle. La grève, ouvertement politique, fut massive, et la manifestation imposante.Suite à ce succès, CGT et CFDT unies relancèrent les grèves tournantes. Cette reculade permit au gouvernement d’édicter ses ordonnances au cours de l’été 1967. 

À la rentrée fut mise en application la réforme de l’enseignement – le plan Fouchet –, qui visait à renforcer la sélection. Mais la jeunesse et les travailleurs ne reculèrent pas : malgré la répression qui devenait féroce, leurs luttes se multiplièrent. 

Les luttes passèrent des ouvriers aux paysans, puis aux étudiants, puis à nouveau aux ouvriers dans un va-et-vient permanent. Le 4 octobre 1967 à Limoges et au Mans, de véritables batailles rangées opposèrent paysans et CRS. À nouveau au Mans, le 10 octobre, de violents affrontements avec blindés et hélicoptères d’un côté, et boulons ou matériaux de construction de l’autre, mirent aux prises cette fois-ci CRS et jeunes travailleurs ; ces derniers reprirent des méthodes de luttes des paysans et firent reculer les CRS puis, rejoints par d’autre salariés, ils envahirent la préfecture. À Mulhouse, les travailleurs attaquèrent la sous-préfecture. En janvier 1968, ce fut au tour de Caen et Redon de connaître de sévères affrontements. En février, mars et avril, des grèves se multiplièrent dans la métallurgie, les banques, les compagnies de navigation, à Air Inter, etc. 

À l’université, depuis la rentrée de l’automne 1967, l’agitation se développa contre le plan Fouchet. Le 9 novembre, un meeting de 5 000 étudiants se tint devant le siège de l’UNEF. Les militants révolutionnaires proposèrent comme objectif la Sorbonne. Des heurts opposèrent les étudiants et les forces de l’ordre. 

Une fois encore, les appareils de la CGT et de la CFDT appelèrent d’une même voix à une « journée d’action » le 13 décembre. La grande masse des travailleurs refusèrent d’y participer : ils firent une « grève » des journées d’action syndicales. 

Fin janvier, début février 1968, excédés par les grèves tournantes ou perlées sans résultats, les ouvriers de la Saviem de Caen votèrent « la grève illimitée jusqu’à satisfaction des revendications ». Cette grève s’étendit aux entreprises de la région. Les CRS évacuèrent l’usine ; alors le 26 janvier, les ouvriers occupèrent la ville, rejoints par les salariés des usines et bureaux intra-muros, les étudiants, et tous affrontèrent ensemble les CRS. Les syndicats appelèrent... à la reprise. Qui ne fut pas suivie... 

Les événements de Caen furent contagieux. En février et mars, des mouvements se déclenchèrent ailleurs, surtout dans le Nord. Les affrontements violents avec les CRS devinrent la règle. 

Dès le mois de mars, l’agitation étudiante – construite contre la sélection du plan Fouchet et en solidarité avec les luttes anticolonialistes – prit de l’ampleur. La répression et les nombreuses arrestations entraînèrent spontanément des milliers d’étudiants à sortir dans la rue aux cris de « Libérez nos camarades ! ». 

L’appel des étudiants et des lycéens à manifester contre la répression, l’énergie dont ils firent preuve, débloquèrent la situation générale, cristallisant l’aspiration montante des travailleurs à engager le combat contre le gouvernement, contre De Gaulle et contre le système. 

Le processus qui allait aboutir à la grève générale était amorcé. Il fut le résultat des luttes, et de la construction dans les esprits du « tous ensemble », qui l’avaient précédé.

Jacques Chastaing