La politique de « regroupement » plus que jamais d’actualité !

Manifestation contre les licenciements et les suppressions de postes, 27 novembre 2021, à l'appel des salarié.e.s de PPG et de TUI. / Hermann Click


En cet automne 2022, après la journée de grève et de mobilisation interprofessionnelle du 29 septembre appelée par certaines directions syndicales, et avant la manifestation nationale dite « contre la vie chère » du 16 octobre initiée par la gauche institutionnelle, comment convaincre une nouvelle fois de la nécessité de mener une politique « de regroupement », dont notre courant politique, Anticapitalisme et Révolution, s’est fait le porte-drapeau depuis plusieurs années ?


La possibilité d'un mouvement social d'ampleur

Nous sommes dans un contexte de colère sur les prix et les salaires et d’inquiétude par rapport au calendrier qui semble s’accélérer pour la nouvelle « réforme des retraites », annoncée par un Macron bien en peine pour trouver le moindre soutien à sa politique en dehors des classes les plus privilégiées et des forces réactionnaires. Le pouvoir envisage parfaitement le risque d’un mouvement social généralisé, qui combinerait les forces d’une grève reconductible interprofessionnelle, la capacité des Gilets jaunes à s’affronter à l'État et au système, et l’énergie potentiellement débordante de la jeunesse. Ni les directions des organisations syndicales, ni les appareils politiques de la gauche institutionnelle n’ont la capacité et la volonté de lier les foyers de colère autour d’un programme d’affrontement avec Macron. Cela met une nouvelle fois en lumière la responsabilité des militants et des militantes révolutionnaires à agir pour favoriser l’émergence d’un tel mouvement social !

Nous devons être indépendants des organisations réformistes, non seulement en termes de perspectives politiques d’ensemble, de défense d’un programme politique anticapitaliste et révolutionnaire visant à instaurer une société communiste, mais aussi en termes de capacités d’intervention dans la situation immédiate : le regroupement des équipes militantes et des secteurs ouvriers et jeunes combatifs est un levier essentiel qui permettrait aux révolutionnaires d’intervenir, de prendre des initiatives, même modestes, au-delà des rythmes et des objectifs fixés par les bureaucraties syndicales et la gauche parlementaire. Cette question se pose concrètement aujourd’hui : quel calendrier de mobilisation après le 29 septembre et le 16 octobre ? Quelle stratégie pour gagner ? Remet-on « 100 balles » dans la machine à perdre, avec des journées sans lendemain étalées sur plusieurs mois ou secteur par secteur ? Comment faire émerger une date au niveau national comme début d’une grève « reconductible », qui puisse être suffisamment crédible et préparée par des secteurs professionnels stratégiques, comme l’avait par exemple été celle du 5 décembre 2019 ? Autant de questions que beaucoup d’équipes militantes se posent un peu partout, après tant d'années d’accumulation d’expériences depuis 2016. Des questions auxquelles nous sommes en devoir d’apporter des réponses, et pas seulement en termes propagandistes très généraux.

Il serait très utile, par exemple, d’avoir dans cette séquence un appel de syndicalistes connus, invitant toutes celles et ceux qui partagent la préoccupation de construire un mouvement d’ensemble à se mettre autour d’une table, pour discuter du plan de bataille dont nous avons urgemment besoin au niveau national. Il serait très utile, par exemple, que tous les outils de coordination de secteurs ou de fronts de lutte se mettent en contact pour rompre avec la fatalité du morcellement.


Le regroupement des forces : une vieille préoccupation des révolutionnaires

C’est une longue histoire en fait pour les communistes révolutionnaires, que de chercher à favoriser le regroupement des forces au sein de notre camp social. Fondamentalement, nous défendons l'unité de la classe ouvrière, de ses organisations, avec la volonté d'être plus forts face à nos ennemis, les capitalistes. Cette nécessité a été posée pour la première fois par Marx et Engels dans le Manifeste du Parti communiste d’une manière simple : parce qu’elle doit prendre le pouvoir, il est nécessaire que la classe ouvrière réalise son unité. En 1979, lors d’une interview à propos du bilan des débats stratégiques dans la gauche révolutionnaires des années 1960 et 1970 Ernest Mandel disait : « La classe ouvrière ne peut en finir avec le capitalisme, exercer le pouvoir et commencer à construire une société sans classes que si elle atteint un degré d’unité de ses forces sociales et un niveau de politisation et de conscience qualitativement plus hauts que celui qui existait sous le capitalisme dans ses périodes « normales ». De fait, c’est seulement au travers de cette unification et politisation que l’ensemble de la classe ouvrière peut se constituer en « classe pour soi », au-delà des différences d’emploi, de niveau de connaissances, d’origine nationale ou régionale, de sexe, d’âge, etc. »1 Le front unique au sens premier du terme répond donc à l’objectif stratégique suivant : unifier le prolétariat – la classe ouvrière au sens large, celles et ceux qui sont contraints de vendre leur force de travail – au cours d’un processus révolutionnaire, pour le transformer de classe dominée en classe dominante. C’est pour cette raison que les marxistes révolutionnaires doivent toujours mettre en avant l’unification des revendications et des luttes de tous les travailleurs et travailleuses, non seulement dans les domaines économiques, mais également politiques ou culturels, en agissant comme le secteur le plus déterminé dans la défense de l’unité des mobilisations et des luttes.

Cette problématique de l’unification et de la politisation de l’ensemble du prolétariat a été déclinée d’une certaine manière au moment de l’élaboration de la politique du front unique au sein de la IIIe Internationale, dans un contexte précis, celui du coup d’arrêt donné à la vague révolutionnaire qui a suivi la Première Guerre mondiale, après les échecs subis en Italie et en Allemagne. Lorsque l'Internationale communiste en 1922-1923 mettait en avant le mot d'ordre de « Front unique prolétarien », il s’agissait de permettre à de jeunes partis communistes, bien vivants mais qui faisaient face à des partis sociaux-démocrates qui conservaient une influence sur la majorité du prolétariat, de proposer une perspective à la classe ouvrière tout entière, de répondre au désir d'unité qui se faisait jour en son sein. L’appel du Komintern de janvier 1922, « Pour un front prolétarien unitaire ! » développait l’argument suivant : « Aucun ouvrier, qu’il soit communiste, social-démocrate ou syndicaliste, ou même membre d’un syndicat chrétien ou libéral, ne veut voir son salaire davantage diminué. Aucun ne veut travailler plus longtemps, dans le froid et la faim. En conséquence de quoi tous doivent s’unir en un front commun contre l’offensive des employeurs. » Le thème principal des textes du Komintern sur les tactiques à cette époque, c’est qu’on ne pouvait pas gagner la majorité de la classe ouvrière organisée au mouvement communiste simplement par la propagande et l’agitation, c’est-à-dire sur la base d’idées. Pour y parvenir, les partis communistes devaient faire la preuve de leur capacité à diriger les luttes économiques et politiques quotidiennes, souvent à caractère défensif, pour des revendications partielles. Et le corollaire de cette politique était qu’une minorité de la classe ouvrière (les éléments les plus avancés politiquement) pouvait être gagnée au communisme par la propagande et l’agitation, et en particulier par les attaques polémiques contre les réformistes.

Lorsqu’au début des années 1930 en Allemagne l'opposition de gauche militait pour le « Front unique ouvrier », il s'agissait alors d'arracher le Parti communiste allemand, considéré encore par Trotsky comme un parti révolutionnaire, à la funeste et absurde politique dite de la « troisième période » décidée par la direction stalinienne de l'Internationale communiste. Il s'agissait de convaincre qu’il était vital de mener la seule politique qui, en unissant les forces de la classe ouvrière, pouvait lui permettre d’éradiquer le nazisme avant qu’il n’arrive au pouvoir, et d’ouvrir la voie à la révolution. Et si après 1933, en France, le mouvement trotskyste continua à défendre le « Front unique ouvrier » c'était contre la même politique sectaire, absurde et criminelle des dirigeants staliniens dont on venait de voir les résultats en Allemagne. À chaque fois, le mot d'ordre de « Front unique ouvrier » était fondé sur la situation et le rapport des forces respectives du parti révolutionnaire et des partis réformistes, de la situation et des problèmes auxquels la classe ouvrière avait à faire face, des aspirations qui se faisaient jour dans ses rangs et de son niveau de conscience.


Regrouper : un de nos responsabilités en tant que révolutionnaires

L'extrême gauche révolutionnaire dans ce pays n'est évidemment pas aujourd’hui dans la situation des partis communistes des années 1920 et des années 1930. Et bien sûr, les partis réformistes et les syndicats ne sont plus les mêmes non plus. Notre classe est beaucoup moins « organisée » (et de fait moins « encadrée » par les organisations du mouvement ouvrier), il n’y a plus d’internationale ouvrière communiste, le stalinisme a disparu… Mais d’autres coordonnées de la situation sont tout aussi déterminantes pour définir le cadre social et politique de l’intervention des révolutionnaires, et les aider à définir une orientation : par exemple, la rupture d'une minorité « d’avant-garde » de notre classe avec les partis de la gauche institutionnelle, son refus de considérer le capitalisme comme « la fin de l’histoire » et surtout l’actualité de la révolution au vu de la crise globale de ce système, que nous résumons souvent par l’expression « socialisme ou barbarie ». Cette avant-garde militante, ce sont des franges minoritaires mais combatives de notre classe, qui ont vécu des expériences de plus en plus rapprochées de confrontations avec la répression et la violence d'État, qui ont manifesté la volonté de s'émanciper de la tutelle bureaucratique des directions syndicales, qui ont pris conscience de la nécessité d'un affrontement généralisé avec les classes dominantes pour reprendre « tout ce qu'elles nous ont volé » et qui perçoivent de manière accrue la faillite du système capitaliste. Tout cela devrait être perçu comme un sacré point d'appui par les organisations d'extrême gauche pour tenter de franchir un cap numérique et apparaître davantage comme une force utile aux luttes, surtout dans un contexte où les forces d’extrême droite sont en embuscade. Le refus de reconnaître l'existence d'une telle « avant-garde large » pour beaucoup de courants révolutionnaires, a pour conséquences leur frilosité voire leur refus de participer à des initiatives de regroupement dans les luttes (et encore moins de les impulser), qui soient en capacité de proposer des orientations et des rythmes alternatifs à ceux des directions syndicales, afin d'augmenter le niveau d'affrontement avec les possédants.

Au contraire, nous pensons de notre côté, et nous continuons à chercher à en convaincre bien d’autres, que mener une politique de regroupement pour constituer un pôle ouvrier « lutte de classe » est l’actualisation de la nécessité d’unifier notre classe, pour l’aider à remporter des batailles face à ses adversaires, dans un contexte où le rapport de force est globalement dégradé pour elle, mais où des occasions existent pour inverser la tendance. C’est comme cela que les militantes et les militants de notre courant en France se sont posé la question depuis un peu plus de dix ans maintenant, des regroupements interprofessionnels durant la grève des retraites de 2010 jusqu’à l’organisation des manifestations pour l’interdiction des licenciements aux côtés des TUI et des PPG en 2021, avec l’étape fondamentale de la construction du Front social en 2017. Nous avons toujours eu le même fil conducteur : regrouper celles et ceux qui, par-delà leur secteur professionnel, avec ou sans étiquette syndicale, veulent se battre pour tenter de proposer une politique alternative à celle des directions syndicales.

Nous ne concevons pas le rôle des révolutionnaires comme de simples propagandistes, seulement chargés de transmettre les idées communistes en attendant des jours meilleurs. Nous ne pouvons construire un parti révolutionnaire des travailleurs et des travailleuses en nous contentant de commenter la situation : nous devons chercher à l'influencer, car c’est au travers de l’expérience que se reconstruit la conscience de classe. Nous cherchons à prendre des initiatives pour accompagner les évolutions qui s’opèrent dans la conscience d’une partie des jeunes et des salariés, tout en construisant une organisation révolutionnaire strictement délimitée des réformistes, implantée dans la classe ouvrière, et avec le souci de la construire à l'échelle internationale. Car nous considérons que ces deux objectifs ne sont pas contradictoires, bien au contraire, ils se fondent dans un objectif commun final : la prise du pouvoir par les travailleuses et les travailleurs.


Marie-Hélène Duverger

1. Ernest Mandel, Revolutionary Marxism Today, 1979, Verso Books,‎ 248 pages