Face à l’application de l’ANI : signification et portée des débrayages chez Peugeot

Le 11 septembre 2013, 900 travailleurs de Peugeot à Mulhouse débrayaient, à la surprise de tous, pour dénoncer les accords ANI que le patron voulait leur imposer ainsi qu’à tout le groupe. Ce débrayage allait en entraîner d’autres, plus ou moins importants, dans tout le groupe, soit isolés, soit dans des journées communes, et cela jusqu’au 24 octobre.

Le nombre des salariés qui ont débrayé n'a pas été suffisant au regard des enjeux mais constitue un record de participation depuis la grève de 1989.

Il faut dire que Peugeot voulait une régression très importante : blocage des salaires en 2014 et certainement en 2015 et 2016 ; suppression de la prime d'ancienneté pour les plus de 20 ans d'entreprise, de la prime de rentrée, de la subrogation des indemnités de sécurité sociale ; paiement des samedis travaillés en fin d'année avec une majoration de 25 % au lieu de 45 %, et uniquement pour ceux non compensés par des jours non travaillés ; réduction de la majoration de nuit ; indemnisation du chômage partiel à 70 % au lieu de 75 % ; six jours de RTT à la disposition du patron ; dépassement de l’horaire de travail de 20 minutes annoncé le jour même. Au total, une perte de 1 000 à 1 200 euros par an. En outre, une zone regroupant plusieurs sites est désormais considérée comme un seul établissement, les mutations régionales et les prêts de personnel sur toute la France devenant la règle.

Après les débrayages, le patron a reculé un peu sur la prime de rentrée et la prime de nuit, intégré la prime d’ancienneté pour ceux qui ont plus de 20 ans de présence, mais maintenu le reste. L'accord a été signé par la CFTC, la CGC, FO et le SIA.

Des mesures qui prolongent et dépassent l'ANI

L'ANI représente une véritable casse du code du travail, donnant la possibilité aux patrons de faire varier les horaires et les salaires en cas de « difficultés conjoncturelles », c'est-à-dire quand ils le veulent. Ce qui ouvre toute facilité à la baisse des salaires, la flexibilité, la mobilité interne, les licenciements sans limites et les conditions de travail les pires. De plus, la loi n'est qu'un tremplin pour aller encore plus loin. Les accords signés chez PSA ou Renault vont déjà au delà.

La CFDT, la CFTC et la CGC ont pourtant signé cet accord en janvier 2013, ce qui a entraîné ensuite son vote au parlement le
14 juin et son application le 1er juillet. Depuis, les accords ANI se multiplient et les plans dits sociaux que l'ANI facilite ont bondi, pour atteindre les 1 000 annoncés pour l'année 2013.

La CGT et FO ont dénoncé cet accord mais, malgré les luttes des ouvriers de Renault au printemps, entre la signature syndicale et le vote de la loi, ils n'ont jamais vraiment tenté de mobiliser sérieusement, ni même de faire l'information massive que cela aurait mérité. La CGT a décrété à l'avance que les salariés ne bougeraient pas et qu'il fallait seulement s'adresser aux députés. Mais même quand les ouvriers bougent, comme à PSA ou encore en octobre à Michelin Joué-lès-Tours, avec ses 480 salariés mutés sur 14 sites sous peine de licenciement du fait de l'ANI, les confédérations n'essaient pas de porter le problème à l'échelle nationale où il se pose pourtant. Ce qui signifie que l'ANI va provoquer une avalanche de plans « sociaux » et de nombreuses luttes locales, de groupe ou régionales sans que les confédérations n'essaient de les coordonner pour les rendre efficaces.

Ce sont d'ailleurs des militants syndicaux de base, en particulier de la CGT de Peugeot Mulhouse, qui par une intense campagne d'information et de mobilisation menée pendant un an sur les dangers de l'ANI, ont créé le climat favorisant le débrayage « surprise » dans cette usine, et, par suite, ceux dans tout le groupe.

Le fait que l’on assiste aujourd’hui non pas à une absence de conflits, mais à une conflictualité courte et explosive, s'explique par la pression conjuguée du chômage et des faibles salaires, mais aussi par la perception diffuse qu'ont leurs acteurs de ne pas avoir à se battre seulement contre leur patron, mais de devoir affronter le patronat, le gouvernement et même plus généralement une « crise » capitaliste à dimension internationale, sans qu'aucune des grandes organisations ouvrières, politiques et syndicales, ne se situe à ce niveau.

Ainsi, ces conflits ne peuvent guère gagner, mais ils préparent peu à peu le terrain
psychologique, social, politique et militant à une autre lutte, d'un niveau qualitatif supérieur, qui peut éclater rapidement et de manière surprenante, à partir d’événements considérés à d'autres époques comme relevant des faits divers – arbres turcs, suicide tunisien, bébés bosniaques, foot et transports brésiliens... et maintenant l'écotaxe.

De l'équipement au renouvellement, ou la fin d’une époque

L'ANI comme la fermeture d'Aulnay représentent un changement qualitatif, mais dans le cadre d'une logique qui vient de loin. La crise actuelle de la production automobile dans le monde développé est celle du passage du marché d'équipement au marché de renouvellement. Lorsqu'une majorité de consommateurs est équipée d'une voiture, il est difficile de leur en vendre deux ou trois. Dès lors, la production auparavant en progression exponentielle se ralentit et stagne.

Avec 60 millions de salariés liés à l'automobile, cela ne se fait pas sans dégâts. D'autant que le droit du travail actuel, les institutions démocratiques elles-mêmes et la mentalité qui va avec ont été mis en place dans un cadre marqué par la production de masse des firmes automobiles. Les accords Renault de 1955 se sont étendus à toute la France et lui ont donné son paysage politique et social jusqu'aux années 1980, comme ceux de Fiat à l'Italie, ou ceux de Ford, GM et Chrysler aux USA.

Dès lors que l'ingénieur et parfois aussi le manœuvre sont des acheteurs de l'objet sophistiqué que sont les voitures qu'ils produisent, les producteurs/consommateurs deviennent dans ce monde des « citoyens ». Leurs crédits doivent être protégés des aléas de la maladie, du chômage, de la vieillesse, les assurances sociales garantissent ce marché partout. Ce qui entraîne un échafaudage de représentations politiques et syndicales adaptées, des organisations ouvrières de plus en plus intégrées, une démocratie ressentie par les travailleurs au travers de ces institutions sociales sur lesquelles se greffe le monde politique, et des illusions populaires ainsi délimitées. Aujourd'hui, l'ANI clôt cette période.

D'abord, à l'usine où l'exploitation est de plus en plus sauvage. Cela a commencé par les externalisations, la sous-traitance et l'idéologie du « mérite ». La charge de travail, la productivité ont considérablement augmenté. Chaque temps mort est traqué, chaque geste inutile est chassé. Des cadences folles, des pauses rognées, des accidents du travail en plus grand nombre mais moins de droit à la santé, des infirmeries et des cantines fermées, moins de transports collectifs. Pas le droit à vieillir tranquillement : les postes aménagés pour les anciens et handicapés sont supprimés en même temps qu'on reporte l'âge de départ en retraite. Et pour les intérimaires, aucun droit. L'ambiance de peur et de soumission débouche sur l'épuisement et les suicides. C'est la « lean » (maigre) production : gagner de l'argent sans vendre plus mais en augmentant la productivité.

Ensuite, à l'extérieur : les méthodes de travail de l'automobile et ses suicides s'étendent ailleurs. Le flux tendu, les stocks sur des camions accroissent la pollution. L'écotaxe en résulte. Avec la stagnation du marché automobile en occident, PSA se diversifie comme il ne l'a jamais fait. Les firmes auto déplacent la production vers le haut de gamme, plus profitable. Avec le délitement de la production de masse, il y a un déplacement économique vers la finance, une désagrégation du régime producteur-consommateur et une accélération du détricotage de tout le système politico-social. Les patrons n'ont plus tant besoin de la démocratie sociale, politique et syndicale pour des ouvriers qui redeviennent plus producteurs que consommateurs. Ce qui signifie un État lui aussi « lean », des économies sur la sécu, les retraites, les services publics et les évolutions politiques qui l’accompagnent.

Les gouvernements sont plus clairement liés au capital : Monti, Papadémos mais aussi Schröder lié à VW, Hyundaï en Corée du Sud, Marchionne en Italie qui sort Fiat du code du travail, PSA qui impose l'ANI au gouvernement Hollande... La droite est plus agressive, l'argent ressemble de plus en plus au crime organisé. La moitié du PIB mondial se cache dans les paradis fiscaux.

Renaissance d'une conscience de classe

La dictature dans les usines s'étend à la société et celle-ci se prolétarise. Cette fusion plus claire entre l’économie et la politique comble à son tour le fossé entre le politique et le syndical. De là renaît lentement une nouvelle conscience de classe du prolétariat.

La lutte contre l'ANI et le vent breton sont deux bouts des premiers pas tâtonnants des classes populaires sur la scène politique, qui donnent à leur tour un sens à une multitude de petites luttes jusque là invisibles, y compris aux yeux de leurs propres participants. Ainsi, de chaque coin, le sentiment d'un « tous ensemble » progresse en un réseau informel cherchant ses représentants ouvriers radicaux.

L'impréparation à la tâche rend pour le moment les luttes confuses, hésitant entre les vieux chemins traditionnels et de nouveaux, encore à découvrir. Ce tâtonnement sourd au travers des « Indignés », d’« Occupy », des printemps arabes ou « érable », des résistances à l’ANI ou des vents bretons.

Mais la poudre pour une explosion généralisée est en train de s'accumuler. L'étincelle pourrait être la mise en pratique de l'ANI, chez PSA ou ailleurs, se cumulant avec d'autres colères souterraines. Voilà ce que nous devons nous attacher à rendre visible et conscient pour le plus grand nombre.

Jacques Chastaing
dans la revue L'Anticapitaliste n° 49 (décembre 2013)