Bien des commentateurs limitent leur vision de l’Égypte à la répression du régime militaire de Sissi et en déduisent que la révolution est morte. Or, si cette répression est bien réelle et d’une brutalité inouïe, c’est parce que la révolution continue à travailler en profondeur et que le pays réel échappe de plus en plus au pouvoir.
Cette violence spectaculaire, parce qu’elle dure sans discontinuer depuis un an et demi, témoigne moins de la force du régime que de ce qu’il fait face à des vagues incessantes de contestation qu’il n’arrive pas à briser, tout juste à contenir.
Vu d’ici, on aurait tendance à ne voir que les condamnations de militants, les procès à grand spectacle où plus de 600 Frères Musulmans ont été condamnés à mort (encore 188 début décembre). On voit également que le régime a emprisonné plus d’opposants en un an et demi que celui de Moubarak durant toute son existence ; que les droits de grève et de manifestation sont quasi supprimés, que les manifestants sont battus, arrêtés, torturés, condamnés, emprisonnés ; qu’ils ont été plusieurs centaines cet automne, dans les prisons et en dehors – encore maintenant –, en grève de la faim pour exiger la libération des prisonniers politiques, la suppression des tribunaux militaires, l’abrogation des lois répressives ; que bien de ces militants et d’autres sont morts ou en voie de mourir ; que la presse est censurée, les journalistes poursuivis et des partis interdits ; et, pour couronner le tout, que le 29 novembre, Moubarak, ses deux fils, son ministre de l’Intérieur et six autres personnalités du régime renversé par la révolution ont été acquittés par un tribunal.
Tout cela est vrai et mérite notre indignation, nos protestations les plus vives, notre solidarité la plus active avec les militants égyptiens. Mais ce que l’on voit moins, c’est à quoi tente de répondre cette répression : l’incessante agitation contestatrice des Egyptiens, qui ne cesse de gagner en profondeur et en ampleur.
Le pays a connu plus de grèves de travailleurs ces deux dernières années que pendant la décennie ayant précédé la révolution de janvier-février 2011. La question sociale a dominé la scène égyptienne sous Sissi en février et mars 2014, lorsqu’un mouvement de grève d’ensemble pour l’élargissement et l’augmentation du salaire minimum de la fonction publique, allant de l’industrie textile à l’industrie métallurgique en passant par cent autres professions, y compris du commerce, a fait tomber le premier gouvernement de Sissi. Sous la dictature !
Ce mouvement s’est de plus donné deux coordinations indépendantes des appareils syndicaux avec, pour la première fois dans l’histoire de cette révolution, un large programme national ouvrier répondant aux principaux problèmes sociaux du pays, de la nationalisation du secteur productif jusqu’à une forte augmentation du budget de la santé et l’exigence de « dégager » tous les petits Moubarak du haut en bas de l’appareil d’État et de l’économie.
Grèves et manifestations interdites, mais omniprésentes
C’est l’apparition de ces coordinations qui a poussé Sissi à se présenter aux élections présidentielles de mai, pour détourner le mouvement de grèves vers une voie de garage électorale. Mais en août et septembre, un mouvement se déclenchait dans les secteurs les plus pauvres et les moins organisés de la classe ouvrière pour exiger des augmentations de salaires ; le gouvernement cédait, en particulier aux ouvriers des briqueteries qui représentent plus de 500 000 salariés. Et fin novembre, ce sont les 11 000 ouvriers des aciéries d’Helwan, un secteur emblématique du monde du travail, qui reprenaient la lutte.
En octobre, les étudiants manifestaient en nombre contre la « sécurisation » policière des universités. En novembre, les organisations paysannes menaçaient d’une grève de la production agricole – toujours d’actualité – pour l’annulation de leurs dettes et un bon système de santé. Des femmes, massivement depuis des mois, enlèvent leur voile, multiplient les selfies de dévoilement sur internet, ouvrent des sites de témoignages, dénoncent leur oppression et la religion. Dans la rue, les spectacles et sur internet, l’athéisme jaillit et s’affiche.
Les manifestations et les grèves sont interdites, mais il y en a tous les jours. Les partis révolutionnaires comme le « Mouvement du 6 avril » sont interdits, mais celui-ci tient des conférences de presse. L’athéisme est interdit mais les groupes athées se multiplient. L’oppression des femmes, à la base de cette société patriarcale, vole en éclats. La société craque dans toutes ses coutures, la place Tahrir a pénétré tous les foyers. La question sociale va marquer la période à venir.
Jacques Chastaing
dans la revue L'Anticapitaliste n°61 (janvier 2015)