Les gigantesques manifestations qui ont sillonné le pays ce jour-là, en réaction à deux attentats ignobles, peuvent laisser perplexes. Comment saisir leur portée, et les motivations, forcément diverses malgré l’apparent unanimisme, de ces millions de manifestants ?
Le souci, bien sûr, c’est que chacun cède à la tentation d’y voir ce qu’il a envie d’y voir. A ce petit jeu, les plus forts sont le pouvoir lui-même, assisté de l’essentiel de la classe politique et des grands médias. On nous a donc montré une grande vague dite « républicaine », l’union nationale contre le terrorisme. Des Français fiers d’être Français, qui aiment leurs policiers, les applaudissent et les embrassent, unis comme jamais – et attention, hein, pas racistes, au contraire, pas d’amalgame ! – dressés contre la monstruosité terroriste, pour les libertés démocratiques, pour la liberté d’expression. Unis avec le chef de l’État et ses prestigieux invités internationaux. Drapeaux tricolores et marseillaises à gogo, mêlés aux hommages à Charlie.
C’est ce que Le Monde, dans une de ces Unes éminemment idéologiques dont il nous accable souvent, a appelé « L’esprit du 11 janvier ». Ce sont les images de cette France-là que nous ont montré ad nauseam les télévisions : un peuple qui dit des choses généreuses, mais au garde-à-vous derrière ses chefs qui eux n’ont rien de généreux. Le gouvernement veut ainsi reprendre la main, et fait comme si ces millions de gens, qui ont juste défilé, plus ou moins confusément, « contre le terrorisme » ou « pour la liberté », avaient manifesté pour le pouvoir. Et d’invoquer cet « esprit du 11 janvier » pour justifier tout et n’importe quoi…
En réalité, la « vérité » de ces manifestations est bien évidemment contradictoire. Il y a cependant quelques évidences, à rappeler pour empêcher les mythes de s’enraciner.
Dans beaucoup de villes, à commencer par Paris, les manifestations étaient étonnamment (vu le nombre considérable de gens concernés) peu « interclassistes ». Elles ont souvent donné l’impression d’être des manifestations de la petite-bourgeoisie blanche, de gauche et de droite. A Paris, dans certains coins de la gigantesque manifestation, celle-ci prenait même des airs de « manif pour tous » (un paradoxe pour Charlie Hebdo !), et là se concentraient le délire patriotique et les ovations à la maréchaussée.
Ailleurs, c’était au contraire la manifestation de la petite-bourgeoise de gauche, qui n’avait sans doute que faire de défiler (ou pas) derrière le bal des vampires international qui formait la tête du cortège, une foule viscéralement attachée à la liberté d’expression et d’opinion. Nombreux étaient d’ailleurs ceux qui, dès les premiers rassemblements du mercredi soir, précisaient qu’ils voulaient aussi condamner tout amalgame raciste.
Un sondage de l’institut Harris (« qui vaut ce qu’il vaut », comme on dit pour s’excuser d’en citer) nous dit que 24 % des sondés déclarent avoir manifesté (chiffre supérieur à la réalité !), 54 % avoir voulu le faire sans le faire, 22 % carrément ne pas avoir voulu manifester. Or les réfractaires sont 36 % parmi les sondés sympathisants du FN, 28 % chez les sympathisants UMP, qui sont donc surreprésentés dans cette catégorie. Quant aux participants réels ou proclamés de la manifestation, on trouve une surreprésentation des 50 ans et plus (29 % des 50-64 ans), davantage de cadres que d’ouvriers (27 % contre 20 %), plus de diplômés (32 % des personnes les plus diplômées).
L’institut en conclut que la population manifestante « est très nettement de gauche. 42 % des sympathisants des partis de gauche indiquent avoir manifesté contre 16 % de ceux UMP. (…) C’est donc une population plutôt aisée, insérée et de gauche qui est descendu massivement dans la rue, et une autre, à droite – voire à l’extrême-droite – qui volontairement n’a pas voulu manifester. »
On peut trouver cela rassurant. Sous la croûte de l’union nationale au fumet forcément très droitier, mise en avant de façon outrée par les médias, il y avait, en partie, la mobilisation de « la gauche ». C’est cependant aussi le reflet d’une ligne de faille entre une partie des classes populaires (d’un côté les immigrés et leurs enfants et petits-enfants, d’un autre côté des travailleurs sympathisant avec FN) et une partie du mouvement ouvrier, qui appelant ou pas à la manifestation d’union nationale du 11 janvier, tente globalement de joindre la défense de la liberté d’opinion et d’expression et le rejet des démagogies racistes.
Au vu de l’étrange façon dont la gauche exerce le pouvoir, l’institut se pose du coup une question fort judicieuse : « Cette population manifestante est-elle prête à tout accepter au nom de l’union nationale ? » Les réponses des sondés n’ont rien d’éclairant, puisqu’ils sont pour tout ce qui apparait (fallacieusement) « raisonnable » : « assurer une meilleure éducation civique dans les écoles pour mieux transmettre les valeurs fondamentales de la France », durcir la loi « contre les personnes qui auraient pu participer à des camps d’entraînement au djihad », « mieux contrôler les réseaux sociaux »… Ce qu’ils accepteront, et même réclameront, dépend évidemment de l’évolution du climat et de la propagande entretenus par le gouvernement, l’UMP et le FN, le système médiatique jamais à court de démagogie non plus. En attendant, le 11 janvier, les foules ne sont pas descendues dans la rue pour réclamer des mesures contre les Arabes et les Musulmans, une guerre néocoloniale de plus, des lois liberticides…
Mais, comme le disait Noam Chomsky à propos de toutes ces guerres impérialistes qui ont été menées au nom et avec l’assentiment de la majorité des populations des pays riches, « l’opinion publique ça se fabrique ». Et en la matière il y a péril en la demeure. Hollande, Valls et leurs collaborateurs installent peu à peu un climat malsain, sécuritaire, paranoïaque, fait d’interrogations et d’insinuations permanentes sur le malaise des banlieues, le douteux civisme de la jeunesse, le tout-fout-le-camp moral, la démocratico-compatibilité de « l’Islam » (en général, celui qui n’existe qu’en fantasme). C’est la rengaine déjà trop connue de l’identité (ici « républicaine » pour faire bonne mesure) de la France en péril. C’est le vieux délire de l’autorité, censé nous faire oublier l’austérité. Il y a de fortes nuances entre les démagogies, du FN au PS. Mais une surenchère s’est indiscutablement accélérée depuis les massacres des 7 et 9 janvier.
Péril en la demeure
Ce pouvoir peut-il faire endosser aux manifestants le contraire de ce qu’au moins certains pourraient avoir désiré ? Pas sûr. Gageons que beaucoup ne se laisseront pas si bêtement tirer d’une manif « pour la liberté » vers le ralliement à l’autorité-austérité, parce que les peuples ne sont pas des vaches qu’on tire par l’anneau qu’on leur met dans le pif. Pas si bêtes, les manifestants peuvent bien tout de même faire la différence entre l’union nationale de Hollande-Valls et leur union à eux, populaire, humaine voire « républicaine » s’ils veulent.
Pas sûr donc. Mais possible quand même. D’autant qu’il y a désormais une sorte de porosité d’une partie des classes populaires et de la petite-bourgeoisie de gauche à la démagogie contre ceux d’entre nous qui sont « issus de l’immigration ». C’est même une fonction de « l’islamophobie » de notre époque, qui n’est pas une innocente déclinaison de l’anticléricalisme et de la lutte, toujours d’actualité, contre les idées réactionnaires distillées peu ou prou par la plupart des discours et institutions des diverses religions. C’est une sorte de racisme culturel bon teint. Un autre nom, plus hypocrite, de la haine des Arabes.
Mais pas seulement : peu à peu se distille dans les consciences l’idée que l’Islam serait une religion spécifiquement réactionnaire, particulièrement hostile aux femmes (il y a pourtant concurrence en ce domaine sur le marché mondial des religions, malheureusement !), singulièrement réfractaire aux idéaux démocratiques. Une petite musique se fait toujours plus insistante : les générations passées ont lutté pour imposer dans la société française la laïcité, le principe de l’égalité des femmes et des hommes, la tolérance couplée à une totale liberté d’opinion et d’expression. Ces progrès ne sont-ils pas maintenant menacés par les nouveaux Français, les immigrés de culture musulmane, qui n’ont pas assimilé ces métamorphoses culturelles et politiques, et par leurs enfants et petits-enfants surtout, qui sont à tout jamais nos concitoyens, mais mépriseraient les femmes, n’écouteraient pas la parole républicaine des enseignants, ne « s’assimileraient » pas en n’assimilant pas ces progrès démocratiques que l’on appelle communément, en France, la « République » ? N’a-t-on pas trop reculé ces dernières années ? Eté trop tolérant ?
Ce discours, qui tient à distance toute réflexion sur les inégalités sociales, les discriminations racistes, les humiliations culturelles que la « République » ne saurait voir et auxquelles elle ne fait rien, tenu par une meute de politiciens et d’écrivaillons qui n’ont pas toujours le style provocateur, mal-pensant, ouvertement raciste, d’un Zemmour ou d’une Le Pen, est évidemment une mise en demeure, de plus en plus oppressante, faite aux « Musulmans » et en fait tout particulièrement à une fraction de la jeunesse de la classe ouvrière française. Elle peut imprégner désormais une partie de la population qui se veut de gauche, l’entraîner sur la pente glissante d’une certaine hostilité, qui pourrait se « décomplexer », à l’égard des jeunes prolétaires arabes ou africains.
Mais rien n’est joué bien sûr. A condition bien sûr de saisir ces contradictions, refuser l’union nationale, s’adresser, aussi, à la majorité de ceux qui ont voulu « marquer le coup » face à ces massacres en se mobilisant dans la rue.
Yann Cézard
dans la revue L'Anticapitaliste n° 62 (février 2015)