La victoire électorale du 25 janvier 2015 soulève de grands espoirs, mais les obstacles sont redoutables et les contradictions patentes. Notre solidarité avec les travailleurs et le peuple grecs est totale. Elle n’inclut pas un soutien à la politique de la direction de Syriza ou à son gouvernement de coalition avec les Grecs Indépendants.
C’est à l’exposition internationale de Thessalonique, en septembre dernier, qu’Alexis Tsipras avait présenté son programme de gouvernement, combinant mesures d’urgence sociale et plan de relance keynésien.
Au lendemain de l’élection du 25 janvier, il a confirmé la mise en application d’une série de ces engagements. Notamment le relèvement du salaire minimum à son niveau d’avant les mémorandums d’austérité, soit 751 euros mensuels (contre 510, 586 ou 644 euros selon l’âge et le statut marital) ; le rétablissement d’un treizième mois pour les retraites inférieures à 700 euros mensuels ; l’abolition d’une taxe immobilière spécialement injuste ; la réintégration de 2000 fonctionnaires licenciés, dont les femmes de ménage de l’administration des finances qui ont mené depuis un an et demi une lutte emblématique... A quoi s’ajoute l’annonce de l’arrêt de la privatisation du port du Pirée et de la compagnie nationale d’électricité.
La contrainte de la dette
Toutes ces mesures, par-delà une portée qui reste malgré tout limitée face à l’ampleur de la « crise humanitaire » (selon le terme employé par les dirigeants de Syriza eux-mêmes), sont bien éminemment positives. Le grand problème est que leur financement, donc leur effectivité et a fortiori leur pérennité, ne sont nullement assurés.
Ils ne le sont pas car les caisses de l’État sont vides (celui-ci de dispose aujourd’hui que de moins de 2 milliards de liquidités), et que tout dépend en conséquence du bon vouloir de l’Union européenne (UE) et de la troïka. La direction de Syriza a en effet écarté par avance toute décision « unilatérale » d’annulation même partielle de la dette, ou de moratoire sur le paiement des intérêts qui plombent le budget national. Elle s’en remet au résultat des « négociations » qui ont commencé avec les créanciers.
La dette de l’État grec se monte aujourd’hui à 321 milliards d’euros. Elle représente 175 % du PIB, contre 125 % en 2010, avant le début des mémorandums. Depuis cette date, le PIB s’est contracté de 25 %, avec à la clé un appauvrissement général de la population et le développement de situations de misère insoutenables.
Depuis sa restructuration intervenue en 2012, cette dette est détenue pour l’essentiel par des institutions européennes et internationales : 142 milliards pour le Fonds européen de stabilité financière, 53 milliards pour les États de la zone euro, 27 milliards pour la Banque centrale européenne, 32 milliards pour le Fonds monétaire international.
Le nouveau gouvernement a évalué le financement de ses mesures d’urgence à 12 milliards d’euros annuels. Il a annoncé qu’il comptait pour cela sur des ressources issues de la lutte contre l’évasion fiscale et la contrebande, ainsi que sur une réaffectation des fonds provenant de l’Union européenne. Le premier volet ne pouvant se concrétiser au mieux que dans un délai d’un ou deux ans, tout dépend en réalité d’un accord (et des condition d’un accord) avec l’UE et la troïka.
Deux scénarios
L’idée – certes illusoire, et qui avait essentiellement des fins de propagande – d’une conférence internationale sur la dette ayant été vite abandonnée, le nouveau gouvernement a demandé à ses créanciers de disposer d’un délai jusqu’à la fin mai afin de présenter ses propositions.
Angela Merkel, relayée par le président de la Commission européenne, Juncker, répète qu’aucune réduction de la dette n’est envisageable et que les engagements pris doivent être tenus. D’autres en Europe (comme le gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer) ont en revanche affirmé que cette dette devrait faire l’objet d’une renégociation ; ils ont reçu le renfort de poids de… Barack Obama.
Se dessinent ainsi deux scénarios possibles. Dans le premier cas, sauf une (a priori improbable) capitulation en rase campagne du gouvernement Tsipras, celui-ci pourrait se trouver contraint au « Grexit », la sortie de la Grèce de l’euro. Cette hypothèse inquiète les représentants les plus lucides de la finance mondialisée, comme la revue The Economist qui alertait fin janvier sur les conséquences imprévisibles de « l’intransigeance allemande ». Dans le second cas, on aboutirait à un accord qui verrait la Grèce obtenir quelques marges de manœuvre limitées, sinon sur le montant de sa dette, du moins sur les délais et modalités de remboursement (qui pourraient être « indexés sur la croissance ») ainsi que sur les taux d’intérêt.
Les négociations se mènent dans le secret des hautes sphères. La participation des travailleurs et du peuple grecs n’y est ni requise, ni désirée. Durant la campagne électorale, Tsipras et son équipe avaient diffusé le message apaisant selon lequel une exclusion de la Grèce de l’euro était totalement impossible, l’Allemagne et l’UE seraient nécessairement contraintes d’accepter un accord respectant la volonté démocratique de son peuple.
Il ne s’agit pas seulement de l’attitude typique de dirigeants réformistes qui craignent par-dessus tout l’intervention directe et incontrôlée des masses. Plus profondément, il s’agit d’un choix politique : celui de défendre jusqu’au bout le cadre de l’Union européenne et de l’euro, auxquels la direction de Syriza s’affirme indéfectiblement attachée, et de ne rien faire non plus qui entre en contradiction avec un système capitaliste qu’il faut juste rationnaliser et rendre plus « humain ». Le vice-premier ministre et numéro deux du gouvernement, Ioannis Dragasakis, assure ainsi que son action vise à « renforcer les banques, améliorer leur position et plus généralement développer notre économie ».
C’est la raison pour laquelle, même en Allemagne, des voix commencent à s’élever pour dire que finalement, sous certaines conditions, Syriza pourrait être « une chance pour la Grèce ». « Si les Grecs, avec Tsipras, balaient la corruption, ne créent plus d’emplois de complaisance dans l’administration et imposent réellement les plus riches, alors les Allemands, avec Merkel, doivent faire des concessions sur les taux d’intérêts, le rééchelonnement de la dette et les investissements. C’est dans l’intérêt de tous » pouvait-on lire le 27 janvier dans la Süddeutsche Zeitung, parmi d’autres opinions similaires.
Le sens de la coalition
Panos Kamménos (Grecs Indépendants - ANEL) et Alexis Tsipras (Syriza) |
Dès lors, on comprend mieux l’alliance formée avec le parti de droite souverainiste des Grecs Indépendants (ANEL selon son acronyme) dont le chef, Panos Kamménos, est devenu le nouveau ministre de la Défense. Comme le signale l’organisation DEA (la tendance d’extrême gauche au sein de Syriza) dans sa déclaration du 28 janvier, cette « décision de la direction de Syriza (…) n’était pas une nécessité au regard du résultat des élections, puisqu’il y avait la possibilité qu’un gouvernement de Syriza gouverne par lui-même en demandant au parlement ‘’un vote de tolérance’’ ». « L’accord de coalition avec ANEL met en danger le projet politique d’un gouvernement de gauche », ajoute le même texte.
Ce n’est pourtant pas une totale surprise. Les contacts entre Tsipras et Kamménos, qui remontent à 2012, avaient débouché, le 22 mars 2013, sur l’annonce (alors non suivie d’effet) de la formation d’un « front social et politique commun pour aider Chypre ». Par-delà les différences qui sont évidentes, ils ont en commun un fond de nationalisme, à tonalité anti-allemande, anti-turque, anti-République de Macédoine, ainsi que pro-russe (et en l’occurrence pro-Poutine), comme l’ont montré les premiers pas de la nouvelle diplomatie grecque vis-à-vis de la crise ukrainienne [1].
Pendant sa campagne électorale, Alexis Tsipras avait insisté à de multiples reprises sur le fait que son but était un gouvernement non de gauche ou des gauches, mais de « salut national ».
« L’objectif de Syriza n’est pas de prendre une revanche historique de la Gauche, mais de former un gouvernement pour tous les Grecs », déclarait-il ainsi dans son meeting du 21 janvier 2015 à Patras. Position réitérée lors du premier Conseil des ministres du nouveau gouvernement, où il s’affirmait prêt à « verser son sang » pour restaurer « la dignité des Grecs ».
Dans la même veine, le nouveau ministre (« rock and roll ») des finances, Yanis Varoufakis, déclarait à l’occasion de sa prise de fonctions que « si aucun accord n’est trouvé avec la troïka (…) la mort est préférable », en citant comme exemple le choix du dictateur Metaxás qui, en 1940, avait refusé de se soumettre au diktat de Mussolini alors même que la Grèce se trouvait en situation de grande infériorité militaire face aux forces de l’Axe.
Mais les tendances à l’union nationale pourraient aller encore plus loin. Le nom proposé par Alexis Tsipras pour occuper le poste – à pourvoir rapidement – de président de la République est celui de l’actuel commissaire européen (à l’immigration), Dimitris Avramopoulos, qui appartient la Nouvelle Démocratie. Antonis Samaras, l’ex-Premier ministre et actuel dirigeant de ce parti, a affirmé qu’il soutiendrait cette candidature si elle était présentée par Syriza
La nécessité de l’indépendance
Sans même parler à ce stade de socialisme, il n’y aura pas de satisfaction des revendications ouvrières et populaires sans des mesures radicales contre la dette, donc sans une confrontation avec l’UE et la troïka. Ce qui, à son tour, poserait la question d’une prise de contrôle publique des banques et des principales entreprises du pays.
Bien sûr, il faudrait défendre y compris le gouvernement d’Alexis Tsipras si celui-ci faisait l’objet d’attaques violentes de la droite et de l’extrême droite, de l’UE et de la troïka. Ce n’est cependant pas le tour que prennent actuellement les événements. Les anticapitalistes et révolutionnaires grecs, dans et hors Syriza, ont d’autant plus besoin de se situer en totale indépendance vis-à-vis de ce gouvernement, comme de la politique de la direction de Syriza.
C’est le choix que tous maintiennent (contrairement, hélas, au Courant de gauche de Syriza, entré au gouvernement avec notamment son principal dirigeant, Panayotis Lafazanis, comme ministre de la restructuration productive). Leur tâche s’annonce lourde et complexe. Plus que jamais, tenons-nous à leurs côtés.
Jean-Philippe Divès
dans la revue L'Anticapitaliste n° 62 (février 2015)
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[1] On peut rappeler aussi que Syriza avait intégré dans ses listes pour ces élections deux députés sortants élus en 2012 pour ANEL (ainsi que deux transfuges du PASOK, le parti social-libéral en totale déconfiture). L’une au moins, l’avocate assez connue Rachil Makri, a ainsi été réélue. Ces inclusions avaient suscité dans les rangs de Syriza des protestations dont la presse s’était faite l’écho.