8 mars 1917 : les femmes travailleuses de Saint-Pétersbourg dirigent la grève de toute la ville pour « le pain et la paix ». |
Secrétaire internationale des femmes socialistes au sein de la Deuxième Internationale, Clara Zetkin est de tous les combats au sein de son aile gauche, aux côtés de Rosa Luxemburg. Membre fondatrice du Parti communiste allemand (KPD) en janvier 1919, elle échappe aux massacres et continue le combat depuis le sud de l’Allemagne avant de prendre la direction à Moscou du secrétariat féminin de la Troisième Internationale. Élue députée au Reichstag en tant que communiste sans interruption jusqu’en 1933, elle assiste à la prise du pouvoir des nazis avant de mourir quelques semaines plus tard.
C’est cette histoire que nous voudrions retracer ici, qui mêle intimement le combat pour l’émancipation des femmes avec celui du prolétariat.
L’essor du mouvement ouvrier
La jeunesse de Clara Eisner raconte à elle seule les transformations que connait l’Europe durant cette période. Née en 1857 dans un milieu d’artisans en Saxe, une région encore pauvre et reculée, elle se familiarise très tôt avec les idées de la Révolution française que prolonge d’une certaine manière celle de 1848 en l’Allemagne. Sa mère, bien que de milieu modeste, est une fervente lectrice de George Sand, tout en cultivant des relations épistolaires avec les pionnières du mouvement féministe. Une communauté d’immigrés russes introduit de son côté les premiers ferments du socialisme dans la région.
Vivant avec l’un de ces immigrés du nom de Zetkin, Clara aspire au grand air. Elle rencontre à Paris tous les courants du mouvement ouvrier renaissant, dans les années 1880, après le massacre des communards. Tandis qu’en Allemagne nait en 1875 le premier grand parti ouvrier de l’histoire : la Social-démocratie, née d’une fusion entre le courant lassalien et une minorité se réclamant de Marx. Elle écrit de plus en plus souvent pour le journal de Kautsky : die Neue Zeit (Les temps nouveaux).
Au point de rencontre de ces différentes influences, elle joue un rôle actif dans la naissance de la Deuxième internationale à Paris en 1889, où elle présente pour la première fois un rapport consacré à la place des femmes dans la classe ouvrière et dans le mouvement socialiste, faisant du travail l’outil à ses yeux fondamental de leur émancipation. Sans ignorer non plus le piège de la « double journée de travail » comme elle le raconte dans l’une de ses correspondances avec Karl Kautsky : « A peine avais-je tenté de me plonger dans l’étude de Louise Michel [pour un article] qu’il m’a fallu moucher le n° 1, et à peine m’étais-je assise pour écrire, qu’il a fallu donner la becquée au n° 2. A quoi s’ajoute la misère d’une vie de Bohème. »
Elle rentre en Allemagne en 1890 au moment décisif : les lois d’interdiction frappant la Social-démocratie sont abrogées. Une nouvelle étape commence. Sa priorité est de s’adresser aux femmes qui se tournent vers le socialisme avec un matériel spécialement adapté, tout en participant activement à la vie de l’Internationale et de son parti allemand. Elle devient en 1895 la première femme membre d’une instance dirigeante du SPD, élue à sa commission de contrôle.
Opprimées en tant que femmes, exploitées en tant qu’ouvrières
Mener ce combat n’a rien d’une sinécure. La législation est profondément rétrograde dans un pays qui représente encore au début du 20ème siècle un curieux mélange entre féodalisme conservateur (celui des « Junkers », les grands propriétaires fonciers) et diffusion d’idées plus progressistes amenées par certains milieux libéraux et par le mouvement ouvrier.
Cela ne concerne pas seulement la question du droit de vote. En particulier dans le royaume de Prusse (l’empire ayant préservé une large autonomie après l’unité réalisée en 1871), les femmes n’ont tout simplement pas le droit d’adhérer à une quelconque organisation politique jusqu’en 1908. Elles n’ont même pas le droit de participer à une réunion où l’on discute politique !
Il est vrai que jusqu’à cette date, une femme n’a pas non plus le droit de passer l’Abitur (l’équivalent du bac) ni d’aller à l’université. Il faut même attendre 1918 pour qu’une institutrice ait la possibilité de se marier, tant l’exercice de ce métier – souvent le seul possible pour des femmes ayant fait des études – est volontiers confondu avec un véritable sacerdoce.
Le ton est donné par l’empereur Guillaume II : « La mission principale de la femme n’est pas de participer à des réunions ni de conquérir des droits lui permettant d’être l’égale de l’homme, mais de remplir silencieusement sa tâche dans son foyer et sa famille et d’éduquer la jeune génération en lui inculquant avant tout le devoir d’obéissance et le respect des ainés » [2]. Dans cette Allemagne wilhelmienne qui prétend régénérer un monde jugé « malade » en donnant l’exemple de la discipline et de l’ordre, la place assignée à la femme a une fonction politique et idéologique bien précise. Le contester conduit logiquement à remettre en cause l’ordre patriarcal qui s’imbrique parfaitement avec l’ordre social dominant.
Mais s’adresser aux femmes les plus exploitées représente une difficulté supplémentaire. A la différence du prolétariat masculin de plus en plus concentré dans les grandes usines, le prolétariat féminin reste beaucoup plus dispersé, et il ne bénéficie en général d’aucune formation professionnelle. La majorité des travailleuses est employée dans des petites unités de production de style artisanal et surtout dans le travail à domicile, ou dans des métiers comme gens de maison, serveuses dans des cafés ou des restaurants (parfois assimilées à des prostituées).
Le prolétariat féminin est nettement plus difficile à atteindre et à organiser. Le taux de syndicalisation dépasse les 50 % chez les hommes, mais il n’est que de 9 % chez les femmes salariées.
La femme et le socialisme
La référence pour Clara Zetkin, comme pour tous les militants de l’époque, est le livre d’Auguste Bebel publié en 1891, La femme et le socialisme. Étant lui-même l’un des principaux dirigeants du parti, il s’est largement inspiré de l’ouvrage d’Engels publié en 1884, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État [3].
Pour ce dernier, la question de l’émancipation est étroitement liée à celle du travail : « Pour que l’émancipation féminine devienne réalisable, il faut d’abord que la femme puisse participer à la production sur une large échelle sociale et que le travail domestique ne l’occupe plus que dans une mesure insignifiante. Et cela n’est devenu possible qu’avec la grande industrie moderne qui non seulement admet sur une grande échelle le travail des femmes, mais aussi le requiert formellement et tend de plus en plus à faire du travail domestique privé une industrie publique ».
La question se pose donc à deux niveaux : c’est grâce au progrès général introduit par le capitalisme avec la généralisation du salariat que la femme peut commencer à échapper à l’emprise totale de la famille en conquérant le début d’une autonomie financière et en participant aux luttes du prolétariat pour le socialisme ; c’est aussi grâce à ce progrès qu’on peut imaginer dans une autre société l’extinction progressive de la frontière entre la sphère publique et la sphère privée, susceptible d’alléger considérablement le poids des tâches domestiques tout en permettant une participation effective aux affaires de la cité.
Cette approche se double d’une considération plus générale et plus fondamentale : le lien étroit entre le patriarcat et la question de l’héritage – en particulier sa transmission –, à la base de la plupart des sociétés de classe. Mais elle ignore en même temps d’autres aspects : les formes extrêmement variées d’oppression qui peuvent perdurer même dans une société sans classe. Il suffit d’ailleurs de revenir sur l’exemple cité par Engels : la grande industrie – développée de manière rationnelle et planifiée entre les mains du prolétariat – peut sans doute considérablement alléger le poids des tâches domestiques, mais elle n’induit pas automatiquement une meilleure répartition de leur gestion quotidienne entre les hommes et les femmes.
Après une assez longue période de tâtonnement, l’apport de Clara Zetkin est double : donner au combat féministe une dimension pleine et entière en intégrant dans sa réflexion les diverses dimensions de l’oppression des femmes, tout en le maintenant fermement sur un terrain de classe.
Pour la conquête des droits démocratiques et sociaux
De manière significative, sa première brochure sur le sujet a pour titre La question des travailleuses et la question féminine à notre époque. Il y a bien une dimension spécifique à la question féminine, mais le combat féministe que mènent les militantes socialistes n’est pas le même que celui que mènent les autres courants, même les plus progressistes, du « féminisme bourgeois ».
Car tout diffère, selon Clara Zetkin : le milieu auquel on s’adresse, les préoccupations, les objectifs, les moyens d’action. Comme elle le précise au congrès de 1896 : « Engagées dans la lutte de classe, la prolétaire a autant besoin que la femme de la petite et moyenne bourgeoisie et les intellectuelles de l’égalité juridique et politique (…) Mais en dépit de tous ces points de contact (…) la prolétaire n’a rien de commun pour ce qui est de ses intérêts économiques décisifs avec les femmes des autres classes. Aussi l’émancipation de la prolétaire ne saurait-elle être l’œuvre des femmes de toutes les classes, elle sera uniquement l’œuvre de l’ensemble du prolétariat sans distinction de sexe ».
Le centre de gravité est bien la lutte pour le socialisme. Et la première revendication est d’améliorer le quotidien des travailleuses, en exigeant l’égalité des salaires, mais aussi certaines dispositions particulières, comme les congés maternité, ou l’abolition du travail de nuit. Les arguments employés ne sont il est vrai pas toujours sans ambiguïté. Car cette dernière revendication par exemple s’appuie parfois sur la nécessité de préserver la santé des femmes en tant que mères. Mais dans le monde du travail, cette intervention rencontre un écho favorable qui ouvre ensuite bien d’autres opportunités pour discuter de tout.
Clara Zetkin reste profondément attachée à maintenir une indépendance complète vis-à-vis de ce qu’elle appelle le « féminisme bourgeois », lui-même très hostile à la Social-démocratie, à l’exception d’une toute petite frange qui se veut plus « progressiste », tout en appelant à voter pour les libéraux qui n’intègrent pourtant pratiquement aucune de leurs revendications. Cela n’empêche pas Clara Zetkin de proposer une politique particulièrement offensive, notamment sur le terrain des droits démocratiques.
Le combat pour le droit de vote des femmes en est une illustration. Cette revendication est défendue par Clara Zetkin en collaboration avec d’autres mouvements féministes. Elle doit néanmoins se battre sur deux fronts. Au sein de la Social-démocratie, il faut surtout joindre les actes à la parole. Avec les mouvements féministes, il faut convaincre que ce suffrage doit être effectivement accordé à toutes les femmes – mêmes pauvres –, ce qui est loin d’être gagné (sachant que le suffrage universel masculin n’existe pas non plus dans certains États comme la Prusse).
A la conférence féminine de Stuttgart, en 1907, Clara Zetkin fait adopter une résolution qui spécifie que « les partis socialistes de tous les pays ont le devoir de lutter énergiquement pour l’instauration du suffrage universel des femmes ». A la conférence de Copenhague, en 1910, il est décidé d’organiser chaque année au mois de mars une journée internationale des femmes : ce sera le 8 mars. Sa revendication immédiate est l’obtention du droit de vote.
Fait notable : sur cette revendication démocratique, le mouvement ouvrier est alors en capacité d’entraîner la majeure partie du mouvement féministe qui se situe pourtant dans le sillage des partis libéraux. Mais on peut aussi observer que cette revendication n’a été obtenue en Allemagne qu’à la suite d’une révolution, après le renversement de l’empereur le 9 novembre 1918 et la proclamation de la république. Bien avant la France.
Dans le parti aussi
Clara Zetkin a beau répéter que « l’émancipation de la prolétaire ne saurait être l’œuvre des femmes de toutes les classes, elle sera uniquement l’œuvre de l’ensemble du prolétariat sans distinction de sexe », cela suppose que cette préoccupation soit effectivement prise au sérieux au sein du parti.
Ce dernier part malheureusement avec un handicap assez lourd sous l’influence de Lassalle et de ses positions très proches de celles de Proudhon, qui considère que la place « naturelle » des femmes est à la maison. Marx et Engels défendaient une toute autre position, mais au début des années 1870, il n’est pas rare de voir encore des syndicats se prononcer pour la suppression du travail féminin. C’est donc à la suite d’une longue bataille que les marxistes, avec Auguste Bebel, imposent un tout autre point de vue, faisant du même coup de la Social-démocratie le seul parti réellement d’avant-garde sur cette question.
Mais du programme à l’activité quotidienne de ses militants, il y a parfois une certaine marge. Clara Zetkin en est convaincue : pour en faire une préoccupation réelle, il faut donner une plus grande visibilité et de plus grandes responsabilités aux femmes dans le parti. En particulier, ses statuts prévoient à l’occasion des congrès que les femmes puissent désigner directement un certain nombre de déléguées si aucune femme n’a été élue dans les assemblées des sections locales. Clara Zetkin se bat vigoureusement pour la mise en œuvre effective de cette clause, non sans succès : il n’y a encore que 25 déléguées femmes en 1901, mais elles sont 407 en 1907.
Surtout Clara Zetkin met en place à la veille de chaque congrès une conférence féminine qui réunit de manière spécifique les femmes afin de leur permettre de discuter d’un certain nombre de sujets qui pourront ensuite être posés de manière plus concertée à l’occasion du congrès. Pratique qui est également étendue au sein de la Deuxième Internationale avec les « conférences féminines internationales ». C’est d’ailleurs à l’occasion de l’une d’elle, à Copenhague en 1910, qu’est décidé le principe de la journée du 8 mars.
Le combat se mène à deux niveaux : il s’agit à la fois d’encourager les femmes à faire toutes les tâches du parti, tout en menant un travail spécifique en direction des femmes prolétaires. Sur le premier point, elle impose le terme de « Vertauenspersonnen » (personnes de confiance) pour désigner les propagandistes du parti, au lieu de « Vertrauensmänner » (hommes de confiance), afin de bien montrer que cette tâche est ouverte également aux femmes. En même temps, les statuts précisent en 1905 que « la propagande systématique dans le prolétariat féminin est assurée par des délégués féminines élues, si possible dans toutes les localités, en accord avec les instances du parti ». A la même époque, les ventes du Gleichheit explosent littéralement, signe que quelque chose est bien en train de changer dans la vie du parti.
Viser l’émancipation intégrale
Contrairement à certains préjugés, le mouvement ouvrier de l’époque n’ignore pas des questions qui prendront, il est vrai, une place plus grande par la suite, notamment à partir des années 1960-1970.
Dans une Allemagne encore profondément imprégnée de morale religieuse, le journal de Clara Zetkin s’étend longuement sur les questions du mariage et du divorce. Elle défend – certes avec moins de vigueur qu’Alexandra Kollontaï – « l’amour libre », sans faire pour autant de la liberté sexuelle un étendard du combat féministe. Mais pour reprendre ici le point de vue exprimé par l’historien Gilbert Badia, « sa vie, peut-être plus que ses théories en la matière, illustre ses conceptions profondes. Elle a vécu, jusqu’à la mort de celui-ci, avec un homme dont elle a eu deux enfants et qu’elle n’a pas cru indispensable d’épouser (…) A trente-neuf ans, elle n’a pas hésité à vivre en union libre avec un jeune homme son cadet de dix-huit ans ».
Quant à sa curiosité, elle est insatiable : elle est une des rares dirigeantes à s’intéresser à la psychanalyse, discipline alors toute nouvelle.
Sur la question de la « nature féminine », sa position est incontestablement très en avance sur son temps, allant même jusqu’à contester l’idée qu’il y aurait naturellement chez les femmes un « instinct maternel ». En même temps, il serait vain de vouloir découvrir chez elle une quelconque « théorie du genre ». Mais son adhésion profonde au marxisme en tant que philosophie matérialiste lui donne malgré tout quelques atouts pour éviter toute forme de naturalisation des rapports humains…
On peut sans doute lui reprocher un certain optimisme sur la résolution des conflits de genre dans une future société socialiste. Mais ce n’est pas pire, ou pas mieux, que l’optimisme un peu général qui s’imposait à cette époque sur la société future, avant de faire l’expérience du stalinisme.
Certains débats doivent être absolument remis dans leur contexte. Cela concerne en particulier la question de la limitation des naissances. Au sein de la bourgeoisie, les idées de Malthus – qui voulait limiter la pauvreté en limitant le nombre de pauvres – restent très influentes. Ce qui explique sans doute pour une bonne part que l’idée même de planification des naissances soit très largement combattue au sein du mouvement ouvrier. Clara Zetkin se bat cependant vigoureusement pour la légalisation de l’avortement, au nom du libre choix pour les femmes à disposer de leur corps. En 1913, les députés sociaux-démocrates s’opposent au Centre catholique (l’un des principaux partis représenté au Reichstag) qui veut interdire la vente de préservatifs, en expliquant que le législateur n’a pas à en réglementer l’usage.
Sur l’avenir communiste, même si les idées restent vagues, quelques projets voient le jour dans le cadre d’un mouvement coopératif beaucoup plus développé qu’en France : coopératives de consommation, cuisines et laveries communales, restaurants coopératifs, cités-jardins… Autant d’expérimentations qui laissent entrevoir la possibilité d’une réorganisation de toute la société. De même, dans le domaine de l’éducation, bien des idées novatrices commencent à émerger, même si elles sont loin d’être aussi élaborées que celles développées plus tard par Montessori ou par Freynet. Ce sont parfois des choses toutes simples, comme la mixité dans les écoles, alors que l’alternative était soit de travailler pour un salaire de misère sans aucune qualification dans les milieux populaires, soit d’échapper à cette misère dans les milieux aisés en restant femme au foyer.
Mais après la révolution russe, le combat féministe change de nature. Car le communisme désormais n’est plus une utopie : c’est une réalisation pratique, pour le meilleur et parfois pour le pire [4]. Une autre histoire…
Jean-François Cabral
dans la revue L'Anticapitaliste n° 51 (février 2014)
dans la revue L'Anticapitaliste n° 51 (février 2014)
-------
[1] Toutes les citations sauf indication contraire, sont extraites du livre de Gilbert Badia, publié en 1993 aux éditions de l’Atelier, Clara Zetkin, féministe sans frontières.
[2] Extrait d’un discours prononcé en public en 1910.
[3] Pour un aperçu sur les recherches actuelles, on peut lire l’ouvrage de Christophe Darmangeat publié chez Agone, Conversation sur la naissance des inégalités. Ainsi qu’un ouvrage du même auteur, plus ardu, aux éditions Smolny, Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était. [4] Sur les premières années, voir l’ouvrage de Trotsky rédigé sur la base de nombreuses enquêtes, Les questions de mode de vie.