Depuis plusieurs années, avec la « crise » et la résolution des patrons et des gouvernements à baisser le coût du travail, les actions qui ont lieu traditionnellement autour des négociations annuelles obligatoires (NAO) sur les salaires n'ont le plus souvent qu'un caractère symbolique. Or, depuis décembre 2014, on assiste à une multiplication de ces conflits mais surtout à un changement de ton.
Il faut dire que selon 60 millions de consommateurs, le pouvoir d'achat aurait baissé, en moyenne, de 1500 euros annuels depuis 2009.
Des conflits nombreux
Aux conflits symboliques s'en ajoutent d'autres de plus grande durée avec une détermination plus importante et la volonté d'obtenir réellement quelque chose.
Il y a d'abord des conflits de faible ampleur comme les autres années, mais auxquels s'additionnent d'autres luttes à des endroits où n'y en a pas eu depuis longtemps. Ainsi le 17 décembre dernier, 600 travailleurs se sont rassemblés à Toyota Onnaing contre le blocage des salaires, ce qui n'était pas arrivé depuis 2011. Aux Aéroports de Paris, les salariés ont mené trois grèves d’une journée en janvier et février, pour 4,6 % d’augmentation, ce qui ne s'était pas vu depuis... 1988. Fin février, il y a eu des grèves dans différentes usines du groupe Bigard où... il n'y en avait jamais eu.
Et puis, il y en a une foule d'autres, d'importance variée, dans de très nombreuses professions : des vendeuses des boutiques de la tour Eiffel aux salariés des chantiers navals en passant par les maîtres-nageurs, les convoyeurs de fonds de la Brink's, les employés de la MGEN, de la Société générale, d'Amazon, de Jet Aviation, des supermarchés, du bâtiment, de fromageries, de cantines scolaires,... de même que les enseignant le 3 janvier.
Mais surtout, les conflits sont plus longs, plus déterminés pour des revendications souvent plus importantes. Chez Leroy Somer par exemple, à Angoulême, le conflit a duré quasiment un mois, de la mi-décembre à la mi-janvier, pour un treizième mois et une augmentation de 100 euros. Les routiers de leur côté sont entrés en lutte en décembre et janvier, pour 100 euros également, allant pour certains jusqu'à dix jours de grève. Dans plusieurs usines Rhodia du groupe Solvay, ce sont des grèves de deux fois une semaine, voire plus, en décembre et janvier. Chez Ratier à Figeac le conflit a duré presque deux semaines en janvier pour 70 euros, avec un taux de grévistes plus élevé. Ainsi, si chez Leroy Somer, il y avait peut-être entre 20 et 30 % de grévistes ; chez Bigard, les 60 % ont été atteints.
En février, des luttes de cette nature semblent s'être multipliées. C'est le cas chez Vinci, Thalès, Michelin, Paulstra, Sanofi, Carrefour, Bigard, Dassault, Lindt, L'Oréal, Legrand, Intermarché ou encore dans les transports en commun de plusieurs villes. Ils demandent 60 euros mensuels chez Famar Orléans, 150 euros chez Cimob Bourgoin-Jallieu, 400 euros dans le groupe Bigard... et en sont à leur quatrième semaine de grève pour 120 euros chez Sanofi Sisteron, et à leur cinquième semaine de débrayages parfois quotidiens pour 350 euros dans le groupe Michelin...
Le patronat cédera-t-il pour faire baisser la pression ?
Chose nouvelle, alors que jusqu'en janvier, les patrons ne cédaient rien, il semble que depuis février, ils commencent à lâcher prise. Oh ! certes pas sur tout. Mais au moins sur l'inflation : 1,5 % par exemple chez Eramet ou Thalès (mais la grève y continue), 2 % chez Vinci, 60 euros mensuels chez Alpina ou Tecumseh... C'est un élément nouveau depuis le blocage des salaires initié assez largement depuis trois à cinq ans. Et surtout, c'est important alors que le blocage des salaires est au centre du dispositif d'austérité du gouvernement et du patronat.
Cependant, la Banque centrale allemande, le gouvernement japonais, les autorités américaines ou britanniques viennent de demander en février aux patrons d'augmenter les salaires pour relâcher la tension. Mais à part les mesures spectaculaires de Wall Mart qui les a augmentés de 34 % et de la métallurgie allemande de 3,4 % dans le Bade-Wurtemberg, cela n'a eu guère d'effet pour le moment sinon sur les syndicats allemands ou japonais qui ont relayé le message chez les salariés.
Mais en France, les premières concessions du patronat résonnent comme s'il commençait à prendre la mesure du mécontentement et supputait que ce mouvement qui dépasse largement le caractère symbolique traditionnel des NAO pouvait aussi très bien s'étendre à tous les domaines, cristalliser toutes les colères.
Il faut dire qu'en février, on a vu des conflits reprendre une fois les NAO pourtant terminées et des syndicats redemander l'ouverture de nouvelles négociations comme chez les routiers ou chez Bigard, avec cette fois pour ce dernier des revendications plus importantes. La fin des NAO n'a pas éteint la colère.
La signification de ces mobilisations
Mais il y a eu également, élément certainement significatif, des mouvements qui ont pris d'abord la forme de débrayages à l'appel des syndicats pour des revendications symboliques, mais qui, du fait d'une participation importante et sous la poussée des salariés, se sont transformés en grève pour des revendications sérieuses.
Enfin, alors que les débrayages ou grèves avaient commencé plutôt dans des entreprises qui « marchent » bien, ces conflits sur les salaires surviennent maintenant dans des entreprises où il y a des menaces sur l'emploi.
Par ailleurs, une bonne partie de ces conflits sur les salaires s'accompagnent de revendications sur les conditions de travail, les horaires, la flexibilité, l'emploi... Un peu comme si les NAO avaient été une occasion, et les salaires le moyen, de fédérer le plus de mécontentements possibles, mais que ce mouvement en cachait un autre, bien plus important : un ras-le-bol général sur tout. Comme si les salariés en fait, au moins une forte minorité d'entre eux, étaient prêts à entrer en lutte, parce qu'ils ont atteint un point de rupture et que cette minorité cherche pour le moment le terrain le plus favorable pour en entraîner d'autres.
Ainsi on ne peut pas s'empêcher de rapprocher ces conflits sur les salaires de ceux des postiers au même moment sur les horaires et les conditions de travail, voire même celui de Métaltemple à Fumel, où les salariés menacent de faire sauter une machine importante de l'usine pour s'opposer à un « plan social ».
Ce n'est qu'un début ?
Cette colère et cette détermination ne s'étaient pas vues depuis 2009 où le privé avait fait irruption sur la scène sociale après de longues années d'absence.
Il est donc bien possible qu'on s'achemine vers une nouvelle période de ce type ; à la différence qu'en 2009-2010, c'était le début de la crise dont on ne mesurait sûrement pas toute la dimension, alors qu'aujourd'hui cela fait des années que les salariés ont pu en voir les conséquences catastrophiques et combien cela a pesé sur la volonté de lutte. Aujourd'hui donc, on passe par-dessus, comme si la fatalité de la crise commençait à être contestée par des salariés.
Les grèves sur les salaires sont des grèves plus offensives que sur l'emploi ou les conditions de travail, qui elles, sont plus défensives. Pour ces dernières, on veut éviter une détérioration, un recul, on réagit « contre ». Avec les luttes sur les salaires, les travailleurs agissent « pour », ils veulent plus. C'est-à-dire qu'ils ne croient plus - ou moins - à tout ce qu'on leur a dit sur la crise, les efforts nécessaires... Et l'argent que gagnent les patrons, les PDG, les banques... est plus visible, plus scandaleux... le capitalisme est moins justifié... les luttes peuvent être plus contagieuses.
Il y avait eu toutes ces dernières années un certain nombre de conflits. Mais des conflits très courts, défensifs, un peu comme des prises de position : on n'est pas d'accord, on le dit, on prend position, mais tout en sachant que ça n'ira pas plus loin. Là, il s'agit d'autre chose, les travailleurs veulent réellement gagner quelque chose. Il ne s'agit plus seulement d'une prise de position de principe mais de savoir comment on peut entraîner le maximum de gens dans la lutte pour gagner : bref dans ces circonstances, il s'agit de politique.
Ce qui signifie, d'une part, de bien savoir si ce mouvement se confirme, d'y être tous attentifs, d'autre part, de changer nous-mêmes de registre, d'habitudes et de passer de prises de positions de principe, au caractère un peu général, à un combat politique au quotidien pour s'adresser - voire diriger - des millions d'hommes et de femmes en mouvement, bref représenter et diriger ce mouvement.
Cette tendance, qui a commencé en juin 2014 avec les intermittents, les cheminots puis les hospitaliers et les pilotes d'Air France et qui a atteint aujourd'hui le privé, si elle se confirme, n'en est certes qu'à ses débuts et n'a pas encore un caractère torrentiel.
Mais c'est dans un tel mouvement que réside l'espoir pour nos victoires de demain, c'est lui qui doit conditionner notre manière de voir et de penser. Nous pouvons lui être utile pour le moment en lui donnant clairement conscience de son existence parce qu'il est encore diffus, dispersé, en faisant savoir dans nos tracts, nos interventions, nos déclarations publiques ou dans les syndicats que cette colère générale est là.
Par exemple, les protestations dans la CGT contre l'affaire Lepaon se sont apparemment tues, mais ne nous y trompons pas, elles sont toujours là et se sont transformées en attente critique de ce que va faire Martinez. C'est pourquoi pour le 9 avril - et sa suite - nous pouvons pousser de toutes nos forces en sachant que nous pouvons compter sur le soutien de ceux qui avaient dénoncé l'attitude de la CGT dans le « dialogue social », en cherchant même ce soutien dans ce que nous disons, avec la toile de fond de la colère générale montante qui pousse elle-même ces militants.
Sur la loi Macron, et demain sur ce que le gouvernement va pondre en remplacement du « dialogue social », nous devons continuer à être à l'offensive... même si apparemment nous ne sommes guère entendus. Car en fait, les travailleurs, contrairement à ce qui peut être écrit ici ou là, sont très attentifs à cette question, mais d'une part, sont encore peu informés et d'autre part, y voient encore un sujet d'une ampleur telle qu'il leur paraît plus difficile d'y vaincre que sur les salaires. Mais soyons sûrs qu'ils remarquent ceux qui ne lâchent rien sur le sujet et les équipes syndicales également.
Par contre nous devons lier ces attaques de la loi Macron, du « dialogue social », ce qui se passe dans la CGT avec les mouvements sur les salaires, les conditions de travail, les licenciements.
La colère est générale, nous devons la faire entendre. En contribuant à la faire entendre, nous nous transformons de fait en porte-parole de millions de travailleurs et gagnons leur confiance... pour la suite.