Des soulèvements et des mouvements de masse sont possibles et probables : tout le monde s’accorde là-dessus. On peut cependant nous objecter que quand des gouvernements sont renversés par des mouvements de masse (Égypte, Tunisie) ou à la suite de mouvements de masse (Grèce), les résultats ne sont pas brillants. Quant à la « révolution bolivarienne », elle est tout simplement passée de mode. L’échec de ces mobilisations signifie-t-il que la situation actuelle n’est tout simplement pas propice à une révolution socialiste ? Nous pensons au contraire que la perspective de la révolution doit explicitement être remise à l’ordre du jour.
La situation actuelle est-elle révolutionnaire ?
Au fond, beaucoup de militants considèrent que la période actuelle se caractérise depuis la chute de l’URSS par une profonde dégradation du rapport de forces entre les classes, qui hypothèque pour longtemps toute option révolutionnaire. Ce qui mène au mot d’ordre : « Nouvelle période (catastrophique), nouveau programme (on ne sait pas lequel), nouveau parti (large) ».
Le point de départ dans la discussion doit être de chercher à caractériser la situation. Quand tout le monde parle de « crise », de quoi parle-t-on au juste ? De plusieurs choses en même temps. Tout d’abord du « cycle industriel » qui correspond à la période de renouvellement du capital fixe. Tous les sept ans environ, le capitalisme connaît une période de croissance, puis de crise. On pourrait comparer ce rythme à une respiration constante. La crise, c’est donc d’abord ce moment de récession périodique inévitable.
Mais pourquoi certaines crises sont-elles plus graves ? La fameuse baisse tendancielle du taux de profit est une réalité : elle est comme un « boulet au pied » pour le capitalisme (cf. tableau ci-dessous, issu du blog de Michael Roberts). Celui-ci a réussi dans des périodes déterminées à contrecarrer provisoirement, pendant quelques décennies, cette tendance à la baisse. L’alternance de périodes de croissance (ou la phase descendante du cycle industriel est amortie) et de crises prolongées (crises périodiques plus graves) est frappante. Comme l’explique Mandel dans Les ondes longues du développement capitaliste, le retournement à la baisse est automatique, dû justement à la baisse tendancielle du taux de profit, mais les « redémarrages » impliquent l’intervention de facteurs « extra-économiques ». La crise prolongée de la fin du XIXème siècle n’a été surmontée que par l’impérialisme moderne, avec ses horreurs coloniales et ses guerres ; il a fallu la Seconde Guerre mondiale et le fascisme pour surmonter la crise de l’entre-deux-guerres… et plus près de nous, il a fallu les défaites des années 1980 (grève des mineurs en Grande-Bretagne et des contrôleurs aériens aux USA, défaite de la lutte pour l’échelle mobile en Italie…) et les réformes en Chine, qui ont déclenché un exode rural massif.
Le néolibéralisme – politique qui a consisté à mener une offensive contre les droits des travailleuses et des travailleurs, à établir une prépondérance du capital financier et à redéployer l’industrie à une échelle mondiale – a permis un nouveau rétablissement du taux de profit… encore plus faible que les précédents. Le capitalisme a besoin de méthodes de plus en plus barbares et parasitaires pour fonctionner. La bourgeoisie ne pourra probablement relever durablement son taux de profit qu’en infligeant un choc terrible au prolétariat et à la planète.
Les méthodes qu’a déployées la bourgeoisie mondiale se retournent une fois de plus contre elle. C’est évident concernant la financiarisation. Quant au redéploiement de l’industrie, il a créé de nouvelles menaces. Les salaires augmentent de 10 % tous les ans depuis près de 10 ans en Chine. Certaines industries qui ont délocalisé de Chine vers d’autres zones comme le Vietnam ou le Cambodge y ont aussi trouvé de nouvelles classes ouvrières qui commencent également à montrer leur combativité.
Les rapports de forces entre puissances – les grandes et celles qui cherchent à le devenir – sont plus instables. Un symptôme : la multiplication des guerres. Obama a pu en mener jusqu’à huit à la fois : Irak, Afghanistan, Pakistan, Syrie, Bahreïn, Yémen, Egypte et Ukraine… soit largement plus que Bush. Dans ce contexte, la question nationale reprend une force nouvelle. Malgré la politique de ses directions, la lutte du peuple kurde est un facteur de déstabilisation, d’une manière parfois inattendue.
Le développement capitaliste de nouvelles zones (si le Kurdistan irakien était indépendant, il aurait le dixième PIB mondial) a des effets multilatéraux : une bonne partie des manifestants de Taksim et des grévistes de Bursa étaient kurdes, et les Kurdes forment une partie significative du prolétariat de Turquie et de toute la région. Dans le contexte d’une reconfiguration des rapports de forces entre puissances et d’une prolétarisation accélérée, les luttes du peuple kurde envoient des ondes de choc dans toute la région et au-delà. Actuellement, l’offensive guerrière d’Erdogan, et la répression contre le mouvement kurde dans les villes, ne doivent rien au hasard.
Les attaques contre les travailleurs ont tendance à rapprocher les conditions de vie et les préoccupations. On décèle les premiers signes de mouvements sociaux significatifs dans les principaux centres impérialistes : Occupy Wall Street, Fight for 15 et Black Lives Matter aux USA ; la vague de grèves en Allemagne.
Le facteur subjectif
Bien évidemment, on ne passe pas automatiquement d’une situation pleine de nouveaux facteurs d’instabilité à une situation révolutionnaire. Mais le facteur subjectif, et en particulier l’orientation et les choix faits par les révolutionnaires, ont leur rôle à jouer dans l’évolution de la situation dans un sens ou dans l’autre. Si l’on ne construit pas un parti révolutionnaire dans des conditions qui ne le sont pas, alors il est trop tard au moment décisif, comme on a pu le constater en Tunisie. Mais la construction du parti ne se réduit pas à former idéologiquement un par un des cadres en attendant la venue miraculeuse de la crise révolutionnaire. C’est là où le « vieux » concept d’actualité de la révolution de Lukács peut nous aider. « La révolution prolétarienne n’est visible pour le commun des mortels que lorsque les masses ouvrières sont déjà en train de lutter sur les barricades ». Si l’on ne se donne pas pour stratégie le renversement du capitalisme, à la longue on finit tout simplement par s'y adapter. « L’actualité de la révolution […] signifie simplement que chaque question actuelle […] est en même temps devenue un problème fondamental de la révolution »[1].
A force d’analyser la période comme défavorable à la révolution, la classe ouvrière comme trop fragmentée pour lutter en vue d’un projet socialiste, et le mouvement ouvrier comme aux trois quarts mort, on finit par ressusciter la vieille distinction entre la lutte pour des réformes atteignables et la lutte pour une société communiste renvoyée dans le lointain, et par effacer la possibilité d’un passage, même périlleux et étroit, entre la situation actuelle – instable, entre-deux-eaux, mais qui recèle bien les germes de la révolution – et le pouvoir des travailleuses et des travailleurs.
Javier Guessou
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[1] Lénine, Georg Lukács (1924).