Désindustrialisation… ou déruralisation ?
Plutôt que de désindustrialisation, on devrait parler de déruralisation, comme le dit l’économiste Michael Roberts (cf. De-industrialisation and socialism). Dans les pays les plus anciennement industrialisés, on passe certes de 130 à 107 millions de travailleurs dans l’industrie (- 18 %), mais au niveau mondial on passe de 490 à 715 (+ 46 %). C’est la paysannerie qui baisse considérablement entre 1991 et 2012, alors que la proportion de l’emploi industriel augmente de 22 à 23 %. Et la classe ouvrière industrielle a même augmenté plus vite que le secteur tertiaire entre 2004 et 2012.
Derrière la statistique, en redéployant à l’échelle internationale l’industrie, la bourgeoisie a créé de nouvelles classes ouvrières menaçantes, en Chine et dans toute l’Asie… mais aussi en Turquie, parfois considérée comme la « Chine de l’Europe ». La grève de 13 jours à Renault Bursa, si elle avait duré deux jours de plus, aurait provoqué l’arrêt de l’usine de Flins. L’industrialisation de nouvelles régions peut susciter un effet boomerang et paradoxalement créer de nouvelles opportunités y compris sous nos latitudes.
« Atomisation », piège à cons ?
Deux arguments sont habituellement avancés pour remettre en question la capacité révolutionnaire de la classe ouvrière. Le premier : la classe ouvrière des pays occidentaux est trop atomisée pour être capable de lutter efficacement. Le second : elle serait trop intégrée au capitalisme pour avoir la capacité ou même l’envie de construire une autre société.
Concernant le premier argument, on ne peut pas tirer un trait d’égalité entre le degré de concentration du prolétariat et sa capacité à lutter et à transformer la société. A l’époque de la Commune de 1871, quand les ouvriers parisiens ont littéralement inventé la dictature du prolétariat, les usines géantes n’existaient pas. A une époque où la majorité du prolétariat était à la fois peu différenciée de la paysannerie et très précaire (cf. Au-delà du mythe. Retour sur la classe ouvrière et le mouvement ouvrier en France et aux Etats-Unis de Jean-François Cabral), des militants et militants révolutionnaires ont été capables de construire et de diriger une CGT qui comptait plusieurs centaines de milliers de membres. Si nos aînés/es sont parvenus à construire de telles organisations dans des conditions à bien des égards plus difficiles en termes de « précarité », le problème est ailleurs.
Il suffit d’être attentif aux luttes que mènent aujourd’hui les travailleuses et travailleurs en chair et en os pour se rendre compte qu’il est possible de surmonter les divisions profondes occasionnées par les nouvelles organisations du travail (précarité, sous-traitance, etc.). Les exemples de luttes dans des secteurs très précaires sont désormais nombreux : grèves du nettoyage aux Pays-Bas en 2010 et 2012 (les plus longues depuis les années 1930…), la grève d’un an des 6 000 sans-papiers en France en 2009-2010, les luttes récentes dans le secteur de la grande distribution aux États-Unis ou en France… Dans certains secteurs comme La Poste, on peut constater le début d’une tendance similaire : une partie des travailleurs/ses a commencé à mettre en pratique des stratégies de regroupement efficaces.
Sujet politique, es-tu là ?
La seconde objection a un fond de vrai : une classe ouvrière encadrée par des syndicats, au sein de démocraties bourgeoises dirigées par des classes dominantes puissantes, donne une impression de stabilité, alors que les classes ouvrières qui voient le jour au milieu de la sauvagerie capitaliste sont obligées de se soulever pour défendre leurs intérêts élémentaires, comme en Chine, au Cambodge ou au Bangladesh… La brutalité de l’offensive capitaliste depuis les années 1980 et les effets de l’industrialisation ont commencé à gommer les différences entre les « trois mondes » : on constate que la dette, les privatisations, l’installation du chômage de masse ont rapproché la condition de la Grèce de celle des pays du soi-disant « Tiers-monde », et plus largement, les types de questions que se posent les habitants du Caire, de Madrid, de Baltimore ou du Cap sont de plus en plus similaires (mais aussi les modes de vie, les vidéos qu’on regarde sur Youtube, les formes de lutte…), en tout cas bien moins compartimentés qu’auparavant. Peut-être que les jeunes classes ouvrières sont en train d’acquérir suffisamment d’expérience et de droits pour se mettre en position de lutter de manière bien plus hardie, tandis que les anciennes classes ouvrières perdent de leur confort et de leurs privilèges… La lutte politique pour l’indépendance de classe et pour donner une audience aux idées révolutionnaires reste largement à livrer. Mais il est très simpliste de prétendre que les conditions objectives pour que le prolétariat prenne conscience de sa force sont qualitativement plus difficiles qu’auparavant.
Javier Guessou