Après la chemise déchirée du DRH d’Air France et quelques autres accrochages, beaucoup se demandent si ces événements sont révélateurs d’une radicalisation du climat social ou s’ils sont seulement des « accidents » isolés, comme l’a affirmé Valls et derrière lui quasi tous les commentateurs de droite comme de gauche, voire certains à l’extrême gauche.
Or les recensements statistiques des grèves et luttes que le site web anti-k.org publie quotidiennement, comme déjà quelques sondages du même type auparavant, montrent au contraire qu’il y a un rapport étroit entre la radicalité entr’aperçue ces derniers jours et un mouvement de fond qui traverse la classe ouvrière française depuis déjà quelque temps.
Le cas Air France a révélé une situation où existent mille autres affaires du même type moins médiatisées, et a surtout donné conscience aux prolétaires de ce qu’ils sont déjà en train de faire eux-mêmes et de ce qu’ils pensent. Ce qui devrait être le rôle du parti, l’évènement l’a créé. Cette situation s’est mesurée au soutien massif que le geste des agents de la compagnie aéronautique a trouvé dans les milieux les plus populaires, malgré – ou en raison de – l’immense campagne politique et médiatique qui s’est déchainée contre eux.
« Nous sommes tous des Air France » a répondu en quelque sorte la conscience populaire la plus avancée. Sans doute par procuration, pour une part, mais aussi parce qu’ils le font déjà ou quasiment. Ce qui explique pourquoi l’opinion populaire n’a pas été intimidée par la campagne du pouvoir, qui n’a fait que l’énerver un peu plus.
Quelques chiffres
Le site anti-k.org a compté 2064 grèves et luttes en France sur les six semaines qui vont du 1er septembre au 15 octobre 2015. Il y en avait 750 pour la même durée, du 1er juin au 15 juillet 2015. Ce n’est pas tout à fait une multiplication par trois des conflits, car la collecte des données n’est pas exactement identique. Par ailleurs, en septembre, la rentrée scolaire fausse les résultats, avec nombre de mouvements d’enseignants ou des parents d’élèves (400). Cependant, le nombre de luttes sur les deux première semaines d’octobre (780) est plus important que celui des deux premières semaines de septembre (570) et même des trois premières (776).
On peut estimer qu’il y a environ deux fois plus de luttes en cette rentrée qu’à la fin de l’été, ce qui est une forte progression, alors que leur nombre était pourtant déjà élevé à cette époque. Ça ne se voit certes pas largement, mais surtout parce que beaucoup ne veulent pas le voir.
Comme auparavant déjà, ces luttes sont le plus souvent de courte durée – sauf contre les fermetures – et touchent d’abord des entreprises ou des services de taille modeste (TPE ou PME) qui représentent, ne l’oublions pas, les deux tiers des salariés en France, les plus ouvriers, les moins payés, les plus exploités, les moins syndiqués et les plus jeunes.
Le contenu de ces luttes
Les grèves ont porté très majoritairement sur les conditions de travail, puis sur des revendications salariales à partir de la deuxième semaine d’octobre, ce qui annonce une poussée très forte à venir. Ces luttes ont eu lieu surtout dans la santé, à La Poste, chez les chauffeurs de bus, les agents territoriaux et municipaux, et particulièrement les agents scolaires. Dans le privé, elles ont été nombreuses également sur les conditions de travail.
Et c’est là où l’on peut mesurer le changement d’état d’esprit des travailleurs qui nous mène à « l’affaire de la chemise ».
Ce qui est différent, c’est qu’un nombre très important de ces luttes, dans le privé ou le public, ne traduisent pas seulement un ras-le-bol général sans efficacité, par le refus suppressions de postes, mais qu’elles exigent aussi, non sans de multiples tensions et échauffourées, la démission nominale du DRH, du directeur, du chef de service, etc. Et que souvent, elles l’obtiennent. Un certain nombre de travailleurs sont passés de la peur à la colère.
Les licenciements représentent souvent, pour ceux qui restent, une aggravation terrible des conditions de travail, avec le phénomène du « burn-out », des suicides, etc. : le travail devient une souffrance. Un « management » par la peur, mené par des mercenaires en cravate et belle chemise qui se payent à millions, s’assoit sur la morale et les règles mais exige que les ouvriers se serrent la ceinture et respectent les règlements les plus tatillons. Le gouvernement de gauche légitime tout cela, l’aggrave avec les lois Macron, Rebsamen ou le projet Combrexelle, et fait passer sa politique de droite par le biais d’un « dialogue social » avec les syndicats.
Dans ce contexte politique, sans organisation à eux, les milieux ouvriers les plus attaqués aujourd’hui – ceux des entreprises les plus petites – parent au plus pressé et agissent là où ils peuvent avoir des résultats immédiats. Mais cette radicalité a déjà entraîné une bonne partie des militants syndicaux de base, provoquant des tensions à la CGT et l’obligeant à renoncer à participer à la 4ème Conférence sociale. Cette radicalité vient également d’atteindre une bonne partie de l’opinion avec Air France.
Saurons-nous traduire ces aspirations et construire une politique à la hauteur des besoins et de la conscience de cette classe qui est en train de chercher son parti ?
Jacques Chastaing