La mort d’André Glucksmann, dans la nuit du 9 au 10 novembre, a été suivie d’un torrent d’hommages venus de toutes parts, de la presse, de la droite comme de la gauche. Les uns ont salué le « militant internationaliste », les autres le philosophe « toujours en éveil et à l’écoute des souffrances des peuples ». Si l’on en croit ce concert médiatique, « sa voix manquera ». Vraiment ?
Une jeunesse maoïste
Né en France dans une famille juive polonaise émigrée de Palestine, André Glucksmann avait perdu son père au début de la guerre. Sa mère, quant à elle, avait participé à un réseau de résistance. Fortement marqué par le communisme – ses deux parents étaient membres de la IIIème Internationale –, il s’engagea dès l’âge de 13 ans au PCF, avant d’en sortir six ans plus tard, en 1956, lors de la répression de l’insurrection de Budapest. En parallèle, il étudia la philosophie à l’ENS Saint-Cloud et en sortit agrégé en 1961. Travaillant sur la question de la guerre, qui n’allait cesser d’occuper une place importante dans son parcours et ses prises de position, il devint l’assistant de Raymond Aron. En 1968, il fut l’un des fondateurs du premier quotidien d’extrême gauche, Action, journal relayant les revendications des comités d’actions lycéens, de l’UNEF et du Mouvement du 22 Mars. Devenu maoïste, il milita dans les rangs de la Gauche Prolétarienne ; durant ces années, sa ligne de conduite se résuma dans cette simple formule : « plus stalinien que moi, tu meurs ». En 1971, lors du massacre des Bengalis luttant pour leur indépendance face à un Pakistan soutenu par la Chine, il osa écrire une justification de cette sanglante répression. Déjà un « ami des peuples », donc...
Des « maos » à la réaction
En 1974 parut en français L’Archipel du goulag de Soljenitsyne. Ce livre servit alors, en France, à justifier bien des retournements de veste d’« intellectuels » passés par le gauchisme à la fin des années 1960. Glucksmann fut de ceux-là. Son ouvrage La Cuisinière et le mangeur d’homme, publié en 1975, marqua sa rupture avec ses engagements précédents et avec le marxisme, du moins la falsification stalinienne du marxisme. A l’instar d’Alain Finkielkraut et de Bernard-Henri Lévy, il fit alors partie de ces « nouveaux philosophes » qui furent les champions de la réaction intellectuelle à l’œuvre à partir de la seconde moitié des années 1970. Cette période fut l’heure de gloire du concept de « totalitarisme », qui permettait de réunir dans un même panier le nazisme, le communisme, le marxisme et tout ce qui y ressemblait, pour mieux célébrer l’économie de marché, la démocratie bourgeoise et l’Occident. En 1977, Glucksmann sortit un nouveau livre, Les Maîtres penseurs, ouvrage qui allait le placer, avec Bernard-Henry Lévy, au centre des débats de l’intelligentsia française et des médias. Avec ce livre, il poussa sa réflexion encore plus loin, accusant la Révolution française et les Lumières d’avoir « sous couvert de savoir […] agencé l’appareil mental indispensable au lancement des grandes solutions finales du XXème siècle », pour finir par conclure que les « soixante millions de morts du Goulag [étaient] l’application logique du marxisme »[1].
Bellicisme, sionisme et soutien à l’impérialisme américain
De reniement en reniement, son parcours le mena à devenir l’un des grands défenseurs de la dissuasion nucléaire et des opérations militaires : il assimilait les pacifistes à des « godiches illuminés »… Dans La Force du vertige, il en vint même à déclarer qu’il préférait « succomber avec un enfant [qu’il] aime dans un échange de Pershing et de SS 20 plutôt que de l’imaginer vers quelques Sibérie ». Vaste programme. Son bellicisme et ses positions pro-américaines le conduisirent à soutenir l’intervention de l’OTAN au Kosovo en 1999 et les interventions américaines en Irak en 1991 et en 2003. Dans une tribune publiée dans Le Monde et cosignée avec Romain Goupil et Pascal Bruckner, il fit part de sa « joie de voir le peuple irakien en liesse fêter sa libération et… ses libérateurs » . Sans parler de ses prises de positions en faveur des guerres en Afghanistan, en Libye, etc. Après le 11 septembre 2001, Glucksmann se trouva un nouvel ennemi « totalitaire », l’islamisme : il défendit alors vaille que vaille la politique colonialiste israélienne, et lors des bombardements sur Gaza de l’hiver 2008-2009, il ne manqua pas de louer les « scrupules moraux » de Tsahal. Enfin, en 2007, il apporta son soutien à Nicolas Sarkozy, avec qui il rompit quelque temps après, lui reprochant sa trop grande proximité avec Vladimir Poutine.
Si à la toute fin de sa vie, Glucksmann a soutenu les Roms, ce geste « progressiste » paraît très anecdotique au regard de son parcours, du maoïsme à l’atlantisme le plus belliciste. Glucksmann était bel et bien un philosophe réactionnaire, et certainement pas un ami des peuples, encore moins un militant internationaliste. Avec sa mort, la bourgeoisie n’a pas seulement perdu l’un de ses penseurs, elle a perdu l’un de ses chiens de garde les plus virulents.
Victor Griot
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[1] GLUCKSMANN André, Les Maîtres penseurs, Paris, Grasset, 1977, p. 128 et 28.
Deux livres intéressants, au sujet des « nouveaux philosophes » et de la réaction intellectuelle des années 1970-1980 :
- HOCQUENGHEM Guy, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col mao au Rotary, Marseille, Collection « Eléments », Agone, 2014, 249 p.
- SCOTT CHRISTOFFERSON Michael, Les intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France (1968-1981), Marseille, Collection « Eléments », Agone, 622 p.