> Entretien avec Jean-Jacques Marie. Février 1956 : Nikita Khrouchtchev lit au XXe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), à huis clos, un rapport fracassant sur « les crimes de Staline ». Rapidement connu, ce rapport fait l’effet d’une bombe. Jean-Jacques Marie, qui a publié en 2015 une nouvelle édition de ce texte, nous explique pourquoi.
Qu’est-ce que le rapport Khrouchtchev au XXe congrès du PCUS ? Pourquoi provoque-t-il alors un « choc » dans les rangs des partis communistes du monde entier ?
C’est le texte d’un discours prononcé par Khrouchtchev dans une séance secrète à huis clos du XXe congrès du PCUS, le 25 février 1956, après dix jours d’un congrès où il ne s’était rien passé de significatif. Le déroulement de cette journée fait pressentir un événement inhabituel : le président annonce la lecture d’un rapport par le premier secrétaire du comité central, Khrouchtchev, interdit aux délégués de prendre des notes et indique que la lecture du rapport, qui dénonce le « culte de la personnalité » de Staline et plusieurs de ses crimes, ne sera suivie d’aucune question ni discussion. En revanche, Khrouchtchev fait distribuer aux délégués le texte du rapport et dix-huit textes, restés inédits en URSS, de Lénine dénonçant Staline, ce que l’on appelle le « testament de Lénine », dont sa lettre dénonçant le caractère chauvin de la politique de Staline en Géorgie, et celle proposant d’écarter ce dernier du poste de secrétaire général.
La lecture du rapport fait l’effet d’un choc sur les délégués, puis sur les cadres du PCUS auxquels il est lu, puis sur les militants des divers partis communistes qui en prennent connaissance par la presse bourgeoise, parce que la politique contre-révolutionnaire de la bureaucratie et la discipline de fer imposée aux partis communistes pour la faire appliquer se sont depuis près de vingt ans concentrés et focalisés dans un culte absolu, totalitaire… et totalement délirant de Staline. Ebranler ce culte, c’est ébranler tout le système politique dont il est le couronnement.
Si nombre de délégués du congrès ont été secoués par la violence de la charge contre celui qu’ils avaient des années durant vénéré en tremblant comme le guide génial et infaillible, l’appareil du parti, dans sa masse, comprend le message que Khrouchtchev lui délivre et digère plus ou moins bien le choc subi .
Il faut se rappeler qu’à la mort de Staline l’URSS connaît une crise très brutale, en particulier dans le domaine du ravitaillement. Elle est à nouveau au bord de la famine et la productivité du travail d’une classe ouvrière lasse de s’échiner pour être payée des nèfles est très basse. Ne parlons même pas de la paysannerie kolkhozienne : l’Etat achetant les produits des kolkhozes à un prix inférieur à leur prix de revient, les paysans ne touchent à peu près rien : 20 % au moins d’entre eux, selon Khrouchtchev, ne touchent pas un kopeck de toute l’année et survivent péniblement du produit de leur petit lopin de terre.
Partisan, comme la bureaucratie elle-même, d’interdire à la classe ouvrière d’Europe et d’ailleurs de transformer en 1945-46 une situation révolutionnaire en révolution, menaçante pour sa propre domination, Staline ne connaît qu’une façon de résister à l’énorme pression économique et militaire de l’impérialisme américain : ponctionner au maximum la classe ouvrière et la paysannerie soviétiques pour construire la bombe atomique – puis à hydrogène – salvatrice et équiper et ravitailler une armée soviétique de cinq millions d’hommes. Cette réalité crée une tension insupportable.
Khrouchtchev, en lui jetant en pâture la momie de Staline, veut offrir un dérivatif idéologique à une population déçue de la détérioration de ses conditions de vie et des innombrables promesses non tenues. Sous Staline, l’idéologie remplaçait peu ou prou le pain, le lait et la viande. Mais cette fois-ci, en en rendant beaucoup plus aigu encore le manque, le dérivatif idéologique va s’avérer explosif.
Que dit exactement Khrouchtchev dans ce rapport ? Et qu’évite-t-il de dire ?
Il dénonce la vague de répression déchaînée par Staline à partir de l’assassinat de Kirov, le premier secrétaire du PC de Leningrad, le 1er décembre 1934, répression qui frappe certes tous les anciens opposants mais aussi les sommets et le cœur mêmes de l’appareil. Ainsi, Khrouchtchev souligne que la majorité des délégués du XVIIe congrès, dit « le congrès des vainqueurs », entièrement stalinien, ont été liquidés. En dénonçant la répression dont la bureaucratie elle-même a été la victime, Khrouchtchev lui donne une garantie précieuse.
En gros, il dit à tous les apparatchiks : ce que vous ou vos proches ont subi sous Staline, la peur au ventre d’être brusquement limogé et jeté en prison ou abattu, c’est fini. Vous pourrez profiter tranquillement, sans avoir rien à craindre, de tous vos privilèges, petits, moyens ou grands. Le temps de la terreur est passé. L’appareil a ainsi la garantie de sa stabilité et peut donc espérer jouir en paix des privilèges que son pouvoir lui garantit et que l’arbitraire de Staline menaçait. De 1953 à 1956, Khrouchtchev a fait fusiller une cinquantaine de cadres de la police politique, dont Beria – ce qui rassure la bureaucratie – et personne d’autre, puis ravalé cette police politique du rang de ministère à celui de simple « comité ». Lorsqu’en 1957, en revanche, Khrouchtchev et ses alliés élimineront le groupe de Molotov, Kaganovitch, Malenkov, Chepilov et quelques autres, les battus seront limogés, puis exclus du PCUS, envoyés sur des postes de second plan puis à la retraite et mourront tranquillement dans leur lit…à un âge par ailleurs très avancé. Le pire qui puisse dès lors arriver à un cadre de la bureaucratie qui ne s’engage pas dans une lutte politique ouverte contre la direction du PCUS (hypothèse très peu vraisemblable !), c’est d’être déplacé de Stavropol à Kalouga ou de Perm à Vladivostok, mais il reste en vie et garde ses appointements et tous ses privilèges !
Mais liquider la terreur pour l’appareil signifie aussi cesser de la pratiquer contre la masse de la population, car il n’y a pas de mur de béton entre les deux. Toute opposition politique même embryonnaire sera évidemment toujours persécutée, mais la terreur de masse appartient à un passé révolu. En revanche dès, que son pouvoir est menacé, la bureaucratie frappe avec violence, comme le vivront les Hongrois en octobre 1956.
Khrouchtchev ne parle pas de la répression contre les anciens ou toujours réels opposants (trotskystes exterminés en 1937-38, boukhariniens, décistes, opposition ouvrière), ne dit pas un mot de la brutale législation anti-ouvrière, des lois scélérates de 1932 et 1947 qui envoient dans les camps des paysans, ouvriers ou employés coupables d’un petit larcin de pain, sucre ou lait pour nourrir leurs enfants, ne parle pas bien sûr de l’écrasement de toute démocratie politique, du parti unique, du syndicat unique. Comme il affirme que la politique de Staline a été bonne jusqu’en 1934, il ne dit pas un mot de la collectivisation forcée à coups de mitrailleuses, de la déportation de près de 400 000 familles paysannes condamnées à mourir de faim et de froid dans le grand nord, ni de la famine qui, grâce à sa politique aveugle, a ravagé l’Ukraine, le Kazakhstan et l’Altaï pendant l’hiver 1932-1934 et tué plus de quatre millions d’hommes, de femmes et d’enfants.
Est-ce une sorte d’exploit personnel héroïque de Khrouchtchev, comme il le prétendra plus tard, ou une décision collective de la direction du PCUS ? Comment expliquer une telle initiative ?
Oui dans ses Mémoires, largement mensongères comme la plupart des Mémoires, surtout celles des hommes politiques, Khrouchtchev présente comme un exploit héroïque personnel la décision de prononcer ce rapport, écrit par ailleurs, pour l’essentiel, par une commission présidée par un terne bureaucrate du nom de Pospelov, ancien rédacteur en chef de la Pravda et l’un des six membres du collectif qui avait publié une biographie « abrégée » de Staline quelques années plus tôt.
Ce rapport est le produit d’une discussion lancée par Khrouchtchev au présidium du comité central (le nouveau nom du bureau politique depuis 1952), au cours de laquelle une nette majorité, malgré les réticences des ultra-staliniens Kaganovitch, Molotov et Vorochilov, se prononce pour la lecture du rapport. Molotov expliquera plus tard à un journaliste pourquoi lui et ses deux acolytes ne se sont pas battus contre : « sur le moment, si nous étions intervenus, personne ne nous aurait soutenus. Non, vraiment personne. » D’ailleurs, lors de la discussion au bureau politique, constate-t-il avec dépit, « la majorité a soutenu Khrouchtchev sans réserve […] Khrouchtchev n’était pas seul. Ils étaient des centaines, des milliers parce que tout seul il n’aurait rien pu faire. Simplement, il a joué sur l’état d’esprit du peuple, il répondait à cet état d’esprit […] Tout le monde souhaitait un répit, une baisse de tension. »
A sa manière, Molotov reconnaît que l’URSS était confrontée à une gigantesque crise sociale et politique et que la masse de la population ne voulait plus continuer comme avant, donc que la situation était pré-révolutionnaire sans qu’existent pour les masses les moyens politiques de la transformer en révolution. Les grèves générales qui ont secoué le camp de Vorkouta en juin 1953 puis celui de Kenguir en juin 1954 (en durant un mois avec comité de grève élu, assemblée générale des grévistes régulières avant d’être violemment réprimée… après avoir obtenu satisfaction sur une bonne moitié des revendications des grévistes !) ont non seulement disloqué le goulag, elles ont aussi reflété dans cette forme concentrée de l’univers stalinien ce qui mûrissait, au-delà des barbelés, dans la société soviétique. Dans un discours tenu aux cadres du PCUS de Leningrad au milieu de 1954, Khrouchtchev leur expliquait d’ailleurs assez clairement qu’il fallait empêcher que les problèmes se règlent dans et par la rue !
Quels étaient leurs objectifs politiques ? Sauver le pouvoir de la bureaucratie en enterrant une deuxième fois Staline ?
C’est effectivement l’objectif. En présentant la bureaucratie comme la principale, voire la seule victime de la répression stalinienne, le rapport la blanchit, la dédouane et fait reposer sur le seul Staline toute sa politique anti-ouvrière et anti-paysanne. Et en promettant que cette période est bien finie, qu’elle ne se répétera pas, bien entendu il la rassure. C’est pourquoi l’appareil défendra Khrouchtchev quelques mois plus tard, après la révolution écrasée de Hongrie et la révolution avortée ou confisquée de Pologne. Ses adversaires ultra-staliniens, Molotov, Kaganovicth, Vorochilov, soutenus par Malenkov, dénonceront ces révolutions comme le sous-produit du rapport Khrouchtchev, ce qui est partiellement vrai, et tenteront de l’évincer en juin 1957. Mais l’appareil dirigeant juge plus important que tout la sécurité que lui promet Khrouchtchev en lui garantissant en même temps la perpétuation de son monopole politique, qui lui permet de ponctionner à son profit les richesses produites par les ouvriers et les paysans.
Les dirigeants communistes polonais font « fuiter » le rapport, le hongrois Rakosi, lui, est furieux, Thorez voulait garder le secret, pourquoi ces diverses réactions ?
La Pologne est secouée par la montée d’une vague révolutionnaire qui s’exprime entre autres dans les grèves de Poznan en juin 1956 et ébranle l’appareil qui est à deux doigts de se disloquer. Dans cette situation, le premier secrétaire de Varsovie, Staszewski, qui a passé huit ans au goulag, décide de diffuser le texte en polonais. Rakosi, qui sent que la protestation sociale et bientôt politique monte en Hongrie, craint que ce rapport ne l’accélère, ce qui est d’ailleurs vrai, bien qu’il ne soit pas destiné à cela. Thorez, lui, a répercuté en France de façon hystérique le culte de Staline comme élément de normalisation et de caporalisation du PCF et développé à son image un culte de Thorez, reproduction grotesque et plutôt minable de celui du petit père des peuples. Donc il ne veut pas entendre parler du rapport.
Ainsi le rapport Khrouchtchev aura finalement des conséquences politiques qui échapperont à son auteur ? En Union soviétique…
Oui, la lecture du rapport aux membres du PCUS, du Komsomol et aux sans-parti méritants (sic) provoque des questions qui vont loin et favorise non seulement une discussion mais en prime une ébullition politique. Cette ébullition se traduit par l’éclosion de petits groupes oppositionnels et de critiques politiques qui s’expriment jusque dans l’Académie des sciences sociales près le comité central, ou par la bouche de l’écrivain Paoustovski dénonçant devant les écrivains de Moscou la bureaucratie comme une « nouvelle caste de petits bourgeois, une nouvelle couche de carnassiers et de possédants qui n’a rien de commun avec la révolution, ni avec notre régime, ni avec le socialisme. »
Et bien entendu il y a aussi les crises politiques majeures dans le « glacis » de l’Europe orientale, en Pologne, en Hongrie…
En renversant le buste de Staline et en avançant quelques raisons, même si celles-ci sont très partielles et très orientées, le rapport favorise involontairement une discussion politique. Celle-ci, en se greffant sur un mécontentement social aigu de la classe ouvrière, de la paysannerie et de l’intelligentsia, aggravé par l’oppression nationale dont sont victimes les pays dits par antiphrase de « démocratie populaire », surtout en Pologne et en Hongrie, contribue à transformer ce mécontentement en explosion révolutionnaire. Il est comme une étincelle jetée involontairement ou par erreur dans un baril de poudre.
L’année 1956 commence par la dénonciation des crimes de Staline, et s’achève par l’écrasement de la révolution hongroise par les chars soviétiques. Finalement, qu’est-ce qui aura vraiment changé durablement dans le stalinisme sans Staline ?
Tout le monde parle de « choc », de « séisme » ou d’ « ouragan », pour évoquer les effets du rapport Khrouchtchev. En voulant desserrer l’étau de la crise qui ravageait l’URSS en 1953 à la mort de Staline, Khrouchtchev a fissuré le socle sur lequel le pouvoir de la bureaucratie repose. Ce pouvoir exige un monolithisme absolu parce qu’il est illégitime, il est le produit d’une expropriation politique de la classe ouvrière et des couches les plus pauvres de la paysannerie qui ont gagné la guerre civile en 1918-1921 mais sont sorties de cette victoire épuisées, affamées dans un pays détruit, ruiné, et trop faibles pour maintenir leur pouvoir.
La pression de plus en plus forte de l’impérialisme, surtout après 1945 lorsque les Etats-Unis brandissent la menace de la bombe atomique contre l’URSS, saignée à blanc par une guerre qui a fait 27 millions de morts soviétiques, et donc de la destruction possible de cette dernière, a renforcé encore ce pouvoir. Le rapport Khrouchtchev l’ébranle en tentant d’assouplir les conditions de sa domination. Mais, représentant suprême de la bureaucratie, il ne peut évidemment aller plus loin que cette garantie de sa perpétuation et de sa sécurité. En 1964, la bureaucratie se débarrasse de Khrouchtchev non pas à cause de son rapport de 1956, comme le répètent à l’envi les médias, mais parce que sa politique aventuriste, exprimée par exemple dans la crise des fusées à Cuba, et sa politique économique qui débouche en 1961 sur les manifestations ouvrières de Novotcherkassk contre la hausse des prix (réprimées dans le sang), menace sa tranquillité.
Or la sécurité que ce rapport offre à la bureaucratie va contribuer à développer à grande vitesse chez cette dernière les aspirations à transformer en possession et en propriété son contrôle et son pillage de la propriété d’Etat, que Trotsky avait remarquablement définis dans La Révolution trahie en 1936. Ces aspirations organiques, qui rendaient impossible toute perspective de voir, comme le pensait Michel Pablo, la bureaucratie évoluer à gauche, vont se développer à grande vitesse : Staline s’acharnait à liquider les clans qui tendaient à se constituer au sein de la bureaucratie autour d’un dirigeant régional et risquaient ainsi de menacer son pouvoir absolu. Ainsi, en 1948-1949, il liquide le clan de Leningrad constitué autour de Jdanov, mort en aout 1948. A sa manière barbare, Staline défendait ainsi la propriété d’Etat contre la tendance de ces clans à constituer des réseaux économiques parallèles.
En même temps, la misère dans laquelle vivaient les masses rongeait ou minait les bases mêmes de la propriété d’Etat. Pour un ouvrier ou un paysan harassé, plus ou moins affamé et logé comme du bétail, la propriété d’Etat pouvait n’apparaître et tendait à n’apparaître que comme une forme juridique plus ou moins vide de contenu. Le rapport Khrouchtchev est précédé et surtout suivi de concessions de la bureaucratie à ces masses laborieuses (hausse modeste mais plus ou moins régulière du niveau de vie, programme massif de construction de logements sociaux, etc.) qui freinent cette érosion.
En revanche, la sécurité promise – et garantie ! – à la bureaucratie a un effet destructeur à plus ou moins court terme. Les mafias qui se constituent au cœur même de la bureaucratie commencent à apparaître sous Khrouchtchev, qui croit les combattre en décrétant la peine de mort pour « délits économiques » en 1961. Elles vont s’épanouir sous Brejnev. Ainsi, le premier secrétaire du PC ouzbek, Rachidov rafle et trafique le coton de l’Ouzbékistan ; la propre fille de Brejnev, Galina, se livre au trafic de diamants ; une mafia du caviar exporte à l’Ouest du caviar présenté comme du hareng et se partage avec ses amis occidentaux la différence de prix entre les deux marchandises…Etc.
Ces mafias politico-économiques qui veulent pérenniser leur pillage en transformant leur possession en propriété, explosent sous Gorbatchev. Ce dernier va leur donner forme juridique par la perestroïka au nom de « l’intégration socialiste ( ?) dans l’économie de marché ». C’est ainsi que commence, par exemple, la carrière de l’oligarque Khodorkovski. Cela vaudra à Gorbatchev une grande popularité auprès des patrons des multinationales, des gouvernements, du FMI, de l’OCDE, de la Banque mondiale et des médias des pays capitalistes, jusqu’à la chute de l’URSS et au démantèlement accéléré de la propriété d’Etat. Après quoi ses anciens laudateurs le laisseront tomber dans l’oubli, une fois ce travail effectué et le relais assuré par l’ancien membre du bureau politique Boris Eltsine, qui s’acharnera huit ans durant à détruire l’héritage économique et social de l’Union soviétique.
Propos recueillis par Yann Cézard
pour la revue L'Anticapitaliste n° 75 (avril 2016)
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A lire !
Jean-Jacques Marie a écrit un grand nombre d’ouvrages sur l’histoire soviétique, des biographies plusieurs fois refondues et renouvelées, de Lénine (Balland, 2004), Staline (Fayard, 2001), Trotsky (Payot, 2006), des livres sur les diverses horreurs de la politique stalinienne (1953 : Les derniers complots de Staline, Complexe, 1993, Les peuples déportés d’Union soviétique, Complexe, 1996), ou encore sur La Guerre civile russe (Autrement, 2005) et sur Cronstadt (Fayard 2005).
A chaque fois, il a eu le souci d’enrichir et étayer des analyses marxistes précises, l’éclairage des dynamiques révolutionnaires, la dénonciation des crimes de la bureaucratie stalinienne, par un travail direct et permanent sur les sources, les témoignages et les archives. Et l’on sait combien l’histoire soviétique a pu être renouvelée par l’ouverture de nombreuses archives ces deux dernières décennies.
Il vient de publier, pour la première fois, une édition sérieuse en français (Seuil, 2015, 192 pages, 18 euros) du fameux « Rapport Khrouchtchev », intitulé en fait Rapport sur le culte de la personnalité et ses conséquences, présenté au XXe congrès du PCUS. Jusque-là, on ne disposait que d’une traduction française problématique, d’une traduction américaine et d’une traduction polonaise reproduite et « fuitée » à la hâte par des dirigeants communistes polonais en 1956.
On découvre alors un discours bien plus vivant que ce pouvaient nous faire croire nos vieux souvenirs de manuel scolaire,où Khrouchtchev tape comme un sourd, avec une certaine faconde, sur la tête du tyran défunt. Mais au passage, dans sa présentation, Jean-Jacques Marie balaye aussi un certain nombre de mythes qui traînent autour de ce rapport. Sa lecture ne fut pas applaudie à intervalles réguliers, mais les congressistes, les sommets de la bureaucratie soviétique, victimes à leur façon, mais aussi complices et bénéficiaires des grandes purges staliniennes, observèrent un silence de mort... Le rapport ne fut pas non plus un « exploit héroïque personnel » de Khrouchtchev, qui aurait tordu le bras des autres dirigeants, mais une décision majoritaire au sein de la direction du parti, qui était confrontée à une crise sociale majeure, pouvait s’effrayer d’être elle-même balayée par une révolte de la population, et voulait charger Staline pour se blanchir (et se libérer) elle-même.
Le dernier livre de Jean-Jacques Marie montre donc tout l’enjeu de ce rapport, à quel point il représente un tournant dans l’histoire de la bureaucratie soviétique. Surtout, il donne à voir une chose trop souvent occultée sous la chape de plomb de la dictature (et négligée par la paresse intellectuelle qui s’est souvent nichée sous le concept de « totalitarisme ») : une société soviétique qui vivait, pensait, se révoltait à sa façon.