17 juin 1953, les chars russes entre dans Berlin-Est |
La mort de Staline en 1953 a entraîné une crise qui a vu en particulier une série de révoltes dans les pays d’Europe de l’Est placés sous tutelle soviétique depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Avec, comme caractère spécifique, un rôle central de la classe ouvrière.
Difficile de comprendre les événements de ces années sans rappeler ce qu’a été la bureaucratie stalinienne. L’histoire a en effet accouché d’un monstre étrange et encore inconnu jusqu’alors. Cette couche sociale s’est approprié le pouvoir à la suite de la révolution russe de 1917. Les tendances bureaucratiques sont un phénomène permanent mais l’isolement de l’URSS, l’échec des révolutions ailleurs dans le monde, ont permis le développement et l’hégémonie progressive de cette couche qui, dès ses débuts, était pleine de paradoxes : d’un côté, elle se proclamait communiste et prétendait être l’incarnation de la classe ouvrière, de l’autre, elle utilisait l’appareil d’Etat pour ses propres intérêts, détournant à son profit une partie de la richesse produite.
Produit de l’isolement de la révolution russe
La révolution de 1917 en Russie demeura en effet isolée, malgré la vague révolutionnaire qui déferla à travers le monde en réaction à la boucherie de la Première Guerre mondiale. Ces révolutions qui échouèrent les unes après les autres laissèrent le pays sous-développé qu’était la Russie dans ses seules frontières, combattu par un ennemi intérieur, les troupes de l’ancien appareil d’Etat, et un ennemi extérieur, les Etats du reste du monde coalisés contre la nouvelle république soviétique. Les dirigeants révolutionnaires, autour de Lénine, tablaient sur une extension de la révolution dans les pays développés, faute de quoi ils étaient tous persuadés que la révolution serait écrasée en Russie comme l’avait été en 1871 la Commune de Paris. Ils espéraient que cette période d’isolement ne serait que transitoire. Personne n’avait prévu qu’elle serait durable et ce qu’elle engendrerait.
Du coup, au fil des années, insensiblement, les dirigeants, les gestionnaires de l’appareil d’Etat soviétique se détachèrent des masses, tout d’abord de façon inconsciente, et constituèrent une couche sociale propre, ce qui faisait dire à Victor Serge que le parti s’était transformé en « un parti d’ouvriers devenus fonctionnaires ». Par la suite, la bureaucratie devint de plus en plus consciente de ses privilèges, et déterminée à les défendre contre la population des ouvriers et des paysans. Le parti ne s’appuyait plus sur l’initiative des masses, épuisées par la guerre, une longue période révolutionnaire et la famine pendant la guerre civile. Ces masses ne s’occupaient plus de leurs affaires, les laissant aux mains de la bureaucratie, qui allait trouver son maître en la personne de Staline. Il s’agissait dorénavant, en comptant sur la lassitude de la population, de la maintenir sous la domination de ses dirigeants, en interdisant la critique, en nommant des fidèles aux postes de responsabilité. Puis cette bureaucratie devint elle-même une force contre-révolutionnaire, en subordonnant l’ensemble du mouvement communiste aux intérêts de l’URSS.
Une dictature féroce
Pour défendre ses privilèges et son pouvoir, forcément instable, car bâti sur une imposture, elle soumettait la classe ouvrière russe à une dictature féroce. Ainsi que tous ceux qui contestaient peu ou prou sa domination. Tout d’abord, les révolutionnaires qui avaient participé à la révolution d’octobre, qui comprenaient et dénonçaient l’usurpation du pouvoir, furent éliminés un à un, envoyés dans les camps, fusillés. Et notamment tous ceux qui partageaient l’analyse de Trotsky.
La direction soviétique se lança dans une politique forcenée de collectivisation des terres et d’industrialisation centrée sur les industries lourdes. Si l’URSS devint une puissance industrielle, ce fut sur la base de conditions de vie et de travail extrêmement difficiles de la plupart des ouvriers et paysans (même si l’accès à l’éducation et à la santé s’améliorèrent). Entre 1936 et 1938 eurent lieu les procès de Moscou. Avec eux, Staline faisait coup double : jeter en pâture aux foules les prétendus responsables de la situation, et en même temps se débarrasser de tous ceux (y compris appartenant à la bureaucratie) qui auraient pu contester son pouvoir.
Quant aux partis communistes, leurs directions devaient se soumettre à tous les tournants de la politique soviétique : sectarisme de la « Troisième période » au début des années 1930, tournant vers les fronts populaires, etc.
Durant la guerre d’Espagne (1936-1939), l’URSS apporta une assistance limitée au camp républicain mais usa dans le même temps de cette aide pour briser les potentialités révolutionnaires de la situation. Le pacte germano-soviétique de 1939 fut une nouvelle illustration du cynisme de Staline. L’invasion de l’URSS par les troupes allemandes en juin 1941 ouvrit une nouvelle étape.
Après la guerre
A la fin de la guerre, Staline conclut un accord de partage du monde avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne : les accords de Yalta. A chacun sa zone d’influence, donc. Une immense partie de l’Europe était désormais sous occupation soviétique. Ces pays étaient censés servir de zone tampon entre l’URSS et l’OTAN. C’est ainsi que l’Albanie, l’Allemagne de l’Est, la Bulgarie, la Hongrie, la Pologne et la Roumanie, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie tombèrent dans l’escarcelle de Staline. Au total, les pays qui constituaient le bloc soviétique comprenaient 360 millions de personnes. Il s’agissait de mettre en place un glacis pour protéger l’URSS de tout risque de renversement de son régime par les Occidentaux. La bureaucratie voulait à tout prix éviter de se retrouver dans la situation de l’URSS des années 1920, qui avait dû s’épuiser dans sa lutte pour la survie.
Quant aux autres pays, les PC y étaient sommés de participer à des politiques d’union nationale même quand des potentialités révolutionnaires réelles y existaient comme en Grèce. Seule, en Europe, la direction yougoslave fut en état et eut la volonté de mener une politique indépendante.
Des illusions du début… aux désillusions
A la fin de la guerre, il existait parmi les peuples un immense espoir de changement après cette guerre affreuse menée par les nazis. Et c’est avec un certain espoir qu’ils virent arriver les troupes soviétiques. Le combat du peuple soviétique, ses immenses sacrifices face à la machine de guerre nazie, forçaient le respect.
Les responsables communistes déclarèrent dans un premier temps que leur objectif n’était pas de transposer dans les pays de l’est européen le modèle soviétique, mais de créer un socialisme adapté aux besoins locaux. Le nombre d’adhérents aux partis communistes explosa. Et les premières mesures eurent le soutien des peuples : nationalisations et réformes agraires notamment, rendues nécessaires par la guerre. Dans un premier temps, des coalitions se formèrent entre les partis communistes et d’autres partis nationaux. Le contrôle de l’URSS s’effectuait au départ essentiellement par ses troupes d’occupation. Les premières équipes au pouvoir étaient formées de politiciens classiques. Puis la tension entre les deux camps, ce qu’on a appelé la guerre froide, poussa les deux protagonistes à s’immiscer de plus en plus dans les affaires des pays sous leur coupe.
L’URSS ne voulait pas que les pays de « sa » zone lui échappent et, pour ce faire, elle s’attaqua aux partis les plus susceptibles de se tourner vers l’Occident. Commença alors l’élimination systématique de ces partis, par tous les moyens, mensonge, provocations, procès bidon. La fusion avec les partis communistes fut imposée aux partis sociaux-démocrates. Le parti unique s’imposa.
Pour leur part, les Etats Unis déployèrent une offensive vers l’Europe, avec le plan Marshall, destiné à aider les pays européens, rendus exsangues par la guerre, à se reconstruire. Ils firent en sorte que les communistes soient écartés des gouvernements et commencèrent à consolider un bloc occidental sous leur direction. Un plan et une manne financière qui tentait bien sûr les dirigeants des « Démocraties populaires ». C’est pourquoi la bureaucratie russe coupa les relations économiques entre les deux blocs. Il n’était pas question de relations économiques libres, qui pouvaient déboucher à terme à ce qui se passera bien plus tard : le glissement de ces pays vers l’Ouest. On instaura donc le monopole du commerce extérieur, et la nationalisation alla jusqu’à son terme.
Furent alors mis en place des régimes alignés sur les méthodes soviétiques. Des dizaines de milliers de personnes, dont des militants communistes, disparurent dans les prisons et les camps. Ces hommes avouaient des fautes souvent imaginaires et servaient de bouc émissaire aux échecs du régime. A leur place s’installèrent des carriéristes, obéissant aux dirigeants de la bureaucratie soviétique, qu’on appellera les « moscovites » (car bien souvent ils avaient passé la guerre à Moscou).
Les purges n’épargnaient pas les PC qui n’étaient pas au pouvoir : ainsi, en France, en furent notamment victimes des militants prestigieux comme André Marty (un des mutins de la flotte française de la mer Noire, qui s’était opposé à l’intervention contre l’URSS en 1918) et Charles Tillon (un des principaux dirigeants de la Résistance pendant la guerre).
L’industrialisation à marche forcée
On ne peut comprendre les mouvements polonais et hongrois sans se remémorer que l’URSS appliqua à son glacis les mêmes méthodes qu’en Russie, notamment en terme d’industrialisation à marche forcée. C’est pourquoi une classe ouvrière forte et concentrée se retrouvait dans ces pays, et c’est elle qui allait se soulever et insuffler à ces révoltes leur caractère éminemment ouvrier.
Afin de construire « un pays de fer et d’acier », selon les termes d’un responsable hongrois, l’industrie fut privilégiée au détriment des produits de consommation, ce qui explique la pénurie, les coupons de ravitaillement, les queues devant les magasins, le mécontentement de la population. A l’exception de la Tchécoslovaquie, ces pays, Pologne, Hongrie, Bulgarie, etc., étaient peu développés, essentiellement paysans après la Deuxième Guerre mondiale. L’industrialisation y a été effectuée sur le dos et avec la sueur des ouvriers. Ceux-ci étaient payés au rendement, avec l’obligation d’atteindre certaines normes.
De la mort de Staline au XXe congrès
La mort de Staline, en mars 1953, provoqua une crise et une réorganisation du pouvoir au Kremlin, comme souvent après la disparition d’un dictateur ayant éliminé tous ses concurrents. Cette période ouvrit aussi les vannes à des rivalités au sein des PC dans le glacis. Les travailleurs, de leur côté, espéraient un changement dans leur situation à la fois économique et politique.
Les événements en URSS ont facilité une certaine prise de conscience de la différence entre les discours et la réalité vécue par des millions de personnes. « Contraste entre ce que disent du socialisme les livres qui en constituent la loi et les prophètes – et Marx, Engels, Lénine sont de ceux-là – et la réalité quotidienne qui est ainsi baptisée », comme l’a écrit Pierre Broué. Les médecins injustement condamnés en janvier 1953, parce qu’ils étaient juifs, furent réhabilités. Le 5 avril 1953, le ministère de l’intérieur annonça que l’arrestation des neuf médecins était « illégale et sans fondement » et que les aveux avaient été obtenus « par des moyens strictement interdits par la loi ». Le 6 avril le journal officiel, la Pravda, rendait cette décision publique en annonçant que le complot des médecins n’avait jamais existé et que ces derniers étaient désormais réhabilités.
C’est dans ce contexte que s’est ouvert le XXe congrès. La dénonciation de Staline ne signifiait pas la fin du système bureaucratique, mais son émancipation des mouvements d’humeur d’un dictateur et la fin des purges sanglantes. Ensuite, les langues se délièrent : en Pologne, en Hongrie, on dénonça la misère des travailleurs, les salaires minables, les persécutions policières quotidiennes et les privilèges des bureaucrates : hauts salaires, primes spéciales, magasins réservés, villas, voitures, soins médicaux et cures, toute-puissance de la police à leur service. La bureaucratie y était dénoncée comme la « toute puissante couche des administrateurs politiques » dans la presse d’opposition, comme le journal polonais Po Prostu (Tout simplement). « Les communistes hongrois et polonais retrouvent l’accent et les analyses de Trotsky et de l’opposition de gauche, qu’ils ne connaissent pas, pour écrire que le stalinisme est l’antithèse du régime soviétique, avec lequel il cohabita et sur lequel il vécut en parasite. » [1]
Tchécoslovaquie, Allemagne de l’Est : premières révoltes
Les premières révoltes vinrent tout d’abord des ouvriers des grands centres industriels de Tchécoslovaquie, à Plzen ou à Prague à la suite d’un plan d’austérité qui s’ajoutait à d’innombrables plans précédents. Le 1er juin 1953, ils se mirent en grève, organisèrent des manifestations de rue, s’attaquèrent aux sièges du parti. L’armée allait calmer le jeu et rétablir l’ordre.
Puis vint le tour des ouvriers d’Allemagne de l’Est. En juillet 1952, le PC est-allemand annonça une nouvelle période de « construction accélérée du socialisme », qu’il faut traduire par un plus grand effort des ouvriers, ainsi que des investissements plus importants dans l’industrie lourde. Il fallait accélérer la reconstruction d’après-guerre. Le 28 mai, il fut annoncé que 60 % des ouvriers du site de construction de la Stalinallee (une très grande artère de Berlin) avaient « volontairement » augmenté leurs normes. Ainsi allait la propagande.
Les maçons de la Stalinallee furent les premiers à arrêter le travail. Le facteur déclenchant fut l’annonce de l’augmentation de 10 % des normes de travail, ce qui revenait à baisser d’autant les salaires. Des milliers de travailleurs d’usine ou des transports firent grève le 16 juin 1953. Les manifestants convergèrent vers le siège du gouvernement aux cris de « abaissement des normes, baisse des prix dans les magasins d’Etat », ou encore « pas de sanction pour fait de grève ». Et contre l’oppression subie depuis tant d’années sous des régimes successifs, ils revendiquèrent aussi le rétablissement d’élections libres. La grève gagna les grandes villes ouvrières comme Dresde ou Leipzig. C’était la première fois que dans un pays soi-disant gouverné par les travailleurs, des milliers d’ouvriers se révoltaient.
Ils n’en pouvaient plus des sacrifices demandés. Déjà, à la mi-avril 1953, le gouvernement avait cherché à relever une nouvelle fois les normes de production, et avait dû reculer devant des grèves dans des centres industriels. En mai, quand le PC adopta le relèvement de 10 % des cadences, la colère ouvrière gagna même les échelons inférieurs du parti.
Le 16 juin, devant le siège du gouvernement, les revendications purement économiques prirent un caractère politique, car on réclama la démission des dirigeants et des élections libres. Le gouvernement, affolé, céda sur les normes, mais il était déjà trop tard. Le mouvement s’était élargi et avait dépassé la question des cadences de travail. Le lendemain, 17 juin, la grève fut générale à Berlin et dans toute l’Allemagne de l’Est. Dans les usines, les ouvriers s’organisaient en comités de grève et commençaient à brûler les portraits des dignitaires du régime.
C’est alors que les tanks russes apparurent dans les grandes villes. Les troupes soviétiques réagirent brutalement. L’état de siège fut proclamé. Il y eut plus de 40 morts, des centaines de blessés, 25 000 arrestations.
C’était la première révolte ouvrière écrasée dans les « Démocraties populaires ». Suivront les insurrections populaires et ouvrières de Pologne et de Hongrie.
Régine Vinon
dans la revue L'Anticapitaliste n° 75 (avril 2016)
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L’exception de la Yougoslavie
Les partisans de Tito n’eurent quasiment pas besoin de l’aide de l’Armée rouge pour libérer leur pays de l’occupant nazi, ce qui eut pour effet de donner de la légitimité à Tito. Lequel refusa de se mettre sous la coupe de l’URSS. Staline se montra très indisposé de la popularité et de l’indépendance de Tito, y compris dans les pays limitrophes comme la Bulgarie ou l’Albanie. En juin 1948, le PC Yougoslave fut exclu du Kominform (organisation de liaison et de soumission des pays d’Europe de l’Est envers l’URSS). Cette rupture fut l’occasion de purges dans les partis communistes, de cadres dirigeants accusés de titisme, l’accusation qui suivait celle, précédente, de trotskysme. L’occasion de se débarrasser de rivaux potentiels des dirigeants en place, comme ce fut le cas en Hongrie par exemple avec l’élimination de Laszlo Rajk, ou celle de Gomulka en Pologne, ou encore, parmi d’autres, d’Artur London en 1951 en Tchécoslovaquie (le personnage principal du film L’Aveu de Costa Gavras).
R.V.
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[1] Tiré du journal « Nowa Kultura », cité dans Balázs Nagy et Jean-Jacques Marie, « Pologne-Hongrie 1956 ou le printemps en octobre », EDI, 1966 – recueil de textes de la révolution des conseils préfacé par Pierre Broué.