Pour une approche de classe du combat contre les oppressions
Les camarades de la Tendance CLAIRE (TC) ont récemment adopté un texte intitulé « L’intersectionnalité, un enjeu pour une organisation communiste révolutionnaire inclusive », en invitant les autres militants du NPA à « se saisir de ce texte » et à le « critiquer ». C’est l’objet de l’article qui suit.
L’« intersectionnalité » permet-elle d’échapper au piège identitaire ?
La montée ouvrière de l’après-1968 a été suivie d’une contre-offensive de la bourgeoisie : dans ce contexte de recul de la conscience de classe et de crise du mouvement ouvrier, la « politique de l’identité » [1] a commencé à se développer à l’initiative d’universitaires s’étant dirigés vers le « postmodernisme ». Cette philosophie se caractérise par le rejet de toute analyse globale, en partant de points de vue partiels ou plus précisément d’« identités » fragmentaires et subjectives. La « politique de l’identité » ne développe pas une compréhension du capitalisme : la société est vue comme un ensemble de groupes d’intérêt, et les oppressions sont étudiées à partir des seules expériences personnelles.
Nous-mêmes, nous nous rangeons dans des « cases » : postier, ouvrière, éboueur ou enseignante… mais aussi homo, hétéro, arabe, noir, femme ou homme, etc. Les formes de conscience suscitées par l’oppression dans le cadre du capitalisme, les « identités », peuvent être des ressources pour le combat émancipateur. Mais comme l’écrivait Fanon [2], « Le Noir, même sincère, est esclave du passé. Cependant, je suis un homme, et en ce sens la guerre du Péloponnèse est aussi mienne que la découverte de la boussole ». En somme, quand le « particulier » n’est pas vu comme une première étape vers l’« universel », l’identité cesse d’être un point d’appui et se change en prison. L’affirmation de chaque groupe opprimé conçue comme une fin en soi sera au mieux inefficace, au pire réactionnaire si elle véhicule une vision essentialiste et figée. C’est en partie parce que des militants se sont heurtés à ce dilemme que l’« intersectionnalité » a rencontré un certain succès en dehors du monde universitaire.
Souvent présenté comme l’étude de la façon dont s’entrecroisent les différentes oppressions, ce concept se réfère à une métaphore utilisée par la juriste américaine Kimberlé Crenshaw : « Si un accident se produit à une intersection, il peut être causé par des voitures provenant de n’importe laquelle des directions et, quelquefois, de toutes. De même, si une femme noire est blessée parce qu’elle est dans l’intersection, sa blessure peut être le fruit d’une discrimination raciale ou d’une discrimination de sexe » [3]. Si l’idée d’interaction des oppressions n’est pas spécialement originale, il est utile de chercher à prendre en compte la totalité des rapports sociaux oppressifs et la situation des plus opprimés. Mais cela ne suffit pas à faire une politique révolutionnaire.
Ce concept n’aide pas à définir une stratégie pour l’émancipation, principalement parce que la notion d’« identité » en est la clé de voûte. Maintenue dans les limites du prisme identitaire, même une approche « intersectionnelle » ne permet pas de prendre en compte le fait que tous les individus concernés par la ou les même(s) oppression(s) n’en ont pas le même vécu ni la même analyse, et d’ailleurs qu’ils n’ont pas tous forcément raison. À sa façon, la TC n’échappe pas à ce travers quand elle affirme que « la parole de chaque groupe sur l’oppression qu’elle/il vit [est] plus légitime ». Être à l’écoute des opprimés n’implique pas de se passer d’une analyse matérialiste des oppressions ni d’une vision stratégique et programmatique claire. Paradoxalement, à travers l’approche « intersectionnelle », les diverses dominations sont vues comme des systèmes presque étanches les uns par rapport aux autres, sur des « routes » différentes même si parfois croisées. Et selon cette logique, la domination de classe ne serait qu’une « route » comme les autres [4], ce qui revient à nier que l’exploitation, qui est au cœur des rapports de production capitalistes, structure la société dans chacun de ses aspects.
Qui a intérêt à maintenir l’oppression ? Qui a intérêt à y mettre fin ?
Certes, chaque oppression implique des inégalités, un traitement qui favorise un groupe par rapport à un autre : si un couple gay se voit refuser un appartement par un bailleur homophobe, un couple hétéro y aura droit. Mais se limiter à souligner des « divergences d’intérêts » immédiats, plutôt que de mettre en avant les intérêts généraux et communs pour unifier notre camp, ne peut mener qu’à une impasse. De la même façon, si l’intérêt immédiat d’un salarié est de percevoir un salaire complet, son intérêt général est d’avoir recours à la grève pour imposer une hausse des salaires ; notre rôle ne peut donc être que de favoriser chez les travailleurs la compréhension de leurs intérêts généraux et communs. En s’accentuant, les oppressions spécifiques aggravent la situation de l’ensemble des exploités, au bénéfice de la classe dirigeante : quand les travailleurs blancs gagnent relativement plus que les travailleurs d’une autre couleur de peau, la concurrence entre différents secteurs de la classe ouvrière est un mécanisme utile aux seuls capitalistes, car favorisant une baisse générale des salaires.
Facteurs de division, les oppressions facilitent également l’acceptation de la domination capitaliste comme un fait naturel, en particulier auprès des opprimés et des exploités eux-mêmes : les préjugés selon lesquels les immigrés seraient « arriérés », et les femmes « douces » et « fragiles », jouent un rôle essentiel pour condamner à des positions subalternes les travailleurs immigrés et les travailleuses, pour les assujettir à des mécanismes de surexploitation. En somme, une réelle remise en cause de l’oppression exige de s’attaquer à ceux qui en profitent réellement : les capitalistes.
La politique de la « chasse aux privilèges » est en réalité une politique de division. Assimiler le mouvement contre la loi Travail – et par extension, le mouvement ouvrier – à un mouvement « blanc », au prétexte que les jeunes des quartiers populaires connaissent déjà la précarité, et proposer plutôt de participer à un rassemblement pour inciter les sénateurs à adopter un amendement anti-contrôle au faciès lors du vote de la loi Urvoas, voilà la politique qui a été défendue par les tenants de l’« antiracisme politique » [5] au plus fort du mouvement du printemps dernier.
La classe ouvrière fait-elle partie du problème ou de la solution ?
Si chacun est « bénéficiaire de l’oppression d’un autre groupe », comme l’écrit la TC, alors chaque lutte ne peut être menée que séparément. Pourtant, si une travailleuse lesbienne et noire ne pouvait pas compter sur les travailleurs hommes parce que ceux-ci sont des oppresseurs, ni sur les gays parce qu’ils ignorent l’oppression spécifique des lesbiennes, ni sur les hommes et les femmes blancs parce qu’ils sont supposés être racistes, il lui resterait peu de points d’appui pour se battre. Ce raisonnement erroné ne peut déboucher que sur du pessimisme, car il compromet non seulement la possibilité d’en finir avec ce système, mais aussi celle de simplement tisser des liens de solidarité.
Si nous comprenons que le combat contre l’homophobie, le racisme, le sexisme ou la transphobie n’a pas qu’une dimension démocratique, nous devons comprendre aussi que le renversement du capitalisme est le seul moyen d’attaquer à la racine les oppressions dont il se sert et les préjugés qu’il charrie, et de créer les conditions favorables à leur disparition. C’est pourquoi, par exemple, l’émancipation des femmes ne pourra pas être réalisée par elles seules. Il n’est pas ici question de morale, mais de stratégie : la classe ouvrière dans son ensemble est la seule force sociale qui a la capacité de saper par sa mobilisation les bases des oppressions. Dans quel autre contexte que celui d’un pouvoir ouvrier pourraient être socialisés les moyens de production, sans quoi serait impensable toute tentative de détruire la division sexuelle du travail par la prise en charge collective des tâches dévolues à la famille et réalisées en premier lieu par les femmes ?
Nous considérons que le rôle du prolétariat est central dans le combat contre les oppressions, en raison de sa place au sein du système capitaliste, mais aussi par la forme collective de ses luttes. Expérimenter la lutte de classe, c’est créer le contexte dans lequel peuvent voler en éclats les pires préjugés et les frontières entre exploités. Pendant les grèves et a fortiori lors des révolutions, les travailleuses et les travailleurs se transforment ; en participant à la lutte, une femme peut par exemple conquérir assez d’assurance pour combattre l’oppression au sein de son propre couple [6].
Considérant l’auto-organisation des opprimés comme un moyen important de combattre les effets de l’idéologie dominante (infériorisation, honte, fatalisme, etc.), nous la défendons aussi comme une méthode permettant de donner au combat contre les oppressions raciste, sexiste et homophobe un caractère collectif – en rompant l’isolement et en dépassant la multiplicité des expériences individuelles – et un caractère de lutte – en se donnant les moyens d’impulser la mobilisation et en recherchant un soutien large et actif. Si les camarades de la TC insistent sur l’auto-organisation, ils semblent toutefois ne l’envisager que par opposition à la classe ouvrière, sous la forme d’organisations spécifiques permanentes et séparées du mouvement ouvrier. Mais les structures dont se dotent les opprimés sont-elles et doivent-elles être identiques en tout temps et en tout lieu ? Ne dépendent-elles pas plutôt des conditions historiques et politiques, et des objectifs parfois dissemblables que veulent se fixer celles et ceux qui vivent pourtant une même oppression ?
L’auto-organisation n’obéit en fait à aucun schéma préconçu. Et les exemples suivants sont autant d’expériences qui présentent des différences significatives : l’afflux de travailleurs afro-américains vers le mouvement communiste dans les années 1930 ; la League of Revolutionary Black Workers, organisation ouvrière séparée ; le mouvement large de la « deuxième vague féministe », divers sur le plan social et politique, indépendant du mouvement ouvrier ; « Lesbians and Gays Support the Miners » [7], un groupe spécifique qui voulait « connecter » des opprimés avec le monde ouvrier dans un contexte précis ; le journal Antoinette dans la CGT ou les commissions syndicales « femmes », formes d’auto-organisation au sein du mouvement ouvrier.
Quel rôle pour les révolutionnaires ?
La révolution socialiste, qui créerait les conditions nécessaires (bien que non suffisantes) pour mettre fin aux oppressions, requiert l’unité de la classe ouvrière. Les travailleurs ne pourraient même pas résister de façon conséquente aux attaques de la bourgeoisie sans qu’au cours de leur lutte ne s’estompent les divisions existant dans leurs rangs. En France, on estime que près d’un tiers des ouvriers et des employés sont issus de l’immigration postcoloniale. Cela exige de faire le choix politique de s’implanter dans la classe ouvrière avec un profil de lutte de classe et anti-oppressions sans concession. Notre objectif est simple : que les secteurs les plus opprimés fassent leur le mouvement ouvrier.
En 1976, Jean Nicolas écrivait à propos des mouvements homosexuels : « Les carences du mouvement ouvrier dans son ensemble, que ce soit l’hostilité ouverte des staliniens, le silence des sociaux-démocrates ou l’oubli des révolutionnaires du soutien apporté antérieurement à la lutte des homosexuels, expliquent que les mouvements qui se sont développés après la deuxième guerre mondiale […] se sont constitués en dehors du mouvement ouvrier ». Dans une période très différente, où l’organisation de notre classe doit être reconstruite à tous les niveaux – même si nous ne partons pas de zéro –, les révolutionnaires devraient poursuivre l’objectif de bâtir un mouvement ouvrier capable de porter la lutte contre les oppressions, en cherchant à la faire assumer concrètement par l’ensemble des travailleurs et en suscitant à l’intérieur du mouvement ouvrier les formes d’auto-organisation nécessaires. Bien entendu, cela ne signifie pas que les révolutionnaires ne devraient pas défendre leur politique dans des mouvements comme « Black Lives Matter » aux USA ou « Ni una menos » en Amérique Latine, qui rassemblent diverses couches de la société.
« La conscience de la classe ouvrière ne peut être une conscience politique véritable si les ouvriers ne sont pas habitués à réagir contre tout abus, toute manifestation d’arbitraire, d’oppression, de violence, quelles que soient les classes qui en sont victimes, et à réagir justement du point de vue social-démocrate, et non d’un autre », affirmait Lénine dans Que faire ?. Les révolutionnaires doivent œuvrer à l’unification du prolétariat pour qu’il puisse s’émanciper, et par ailleurs, celui-ci aura pour tâche de libérer l’humanité entière : en tant que marxistes, nous estimons que la combinaison de ces deux aspects n’implique nullement d’abandonner notre point de vue de classe, ni de faire des concessions aux politiques identitaires.
Xavier Guessou et Gaël Klement
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[1] Traduction de la formule anglophone
« identity politics ».
[2] FANON,
Frantz. Peau noire, masques blancs. Paris : Points, éd. 2015 (1952).
[3] CRENSHAW
Kimberlé. « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black
Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and
Antiracist Politics ». Chicago :
University of Chicago Legal Forum, 1989.
[4] Dans
nombre de textes postmodernes, la domination de classe est désignée par le
concept très réducteur de « classisme ».
[5] La TC
nous appelle à faire des « fronts communs » avec cette mouvance, dont le représentant le plus connu est le PIR.
[6] Comme un personnage du film Le Sel de la terre (Salt of
the Earth, USA, 1954) d’Herbert J. Biberman.
[7] Ray
Goodspeed, l’un des animateurs de LGSM, expliquait dans une interview publiéesur le site rs21.org.uk qu’« il n’y avait pratiquement personne pour défendre l’idée d’une
organisation séparée comme étant la meilleure solution. Depuis le début, mon
positionnement était de considérer que [LGSM] était positif, parce que cela aidait les
gays à rejoindre le monde des travailleurs, à se connecter avec ».
[8] NICOLAS, Jean. « La question
homosexuelle ». Critique communiste, 1976, n°11-12.