Black America, les luttes des Noirs américains aux 19e et 20e siècles

« Black America. Une histoire des luttes pour l’égalité et la justice (XIXe - XXIe siècles) », Caroline Rolland-Diamond, Editions La Découverte, 2016, 500 pages, 24,50 euros. L’auteure est historienne des Etats-Unis à l’université de Nanterre, spécialisée dans les mouvements sociaux américains.
En résonance avec les récents meurtres de Noirs par la police et le mouvement « Black Lives Matter » (Les vies noires comptent), le livre très documenté de Caroline Rolland-Diamond permet de suivre la longue lutte des Africains-Américains1 dans le pays qui a élu par deux fois un président noir à la Maison Blanche. Elle met en avant non seulement les leaders les plus connus du mouvement, mais également des inconnus et surtout des inconnues, car, dit-elle, dans ce cas comme souvent, les femmes sont les grandes oubliées des mouvements sociaux même si elles y jouent un rôle important.

Tout au long des années ayant suivi l’abolition de l’esclavage, les anciens maîtres ont déployé une résistance forcenée pour s’opposer à la moindre velléité d’émancipation de la population noire. Quitte à contourner toutes les lois qui ont visé à un moment ou un autre à améliorer leur sort. On comprend ainsi que l’attitude de la police et des racistes actuels vient de loin. C’est là un grand intérêt du livre, qui décrit les différentes étapes des luttes, grandes ou petites, des Noirs américains de la fin de l’esclavage jusqu’à nos jours.

Le récit permet d’appréhender les positions des uns et des autres, depuis la volonté de prouver que les Noirs sont des êtres humains comme les autres jusqu’à celle de s’intégrer dans la société, en passant par les résistances armées. Tout est décrit dans le détail et permet de suivre le cheminement des luttes des Africains-Américains. Celles-ci ont bien sûr toujours existé aux États-Unis, tant la pression raciste était et reste forte. L’élection surprise de Trump en est un nouvel exemple.

Fin de l’esclavage, période de la reconstruction

En 1865, l’esclavage était officiellement aboli après la guerre de Sécession, remportée par le Nord industriel sur le Sud agricole et esclavagiste. Deux cent mille esclaves avaient pris les armes pour combattre avec les armées du Nord, pour leur liberté. Après l’assassinat de Lincoln, le président qui avait aboli l’esclavage, son vice-président, Andrew Johnson, lui succéda en avril 1865. Johnson était un démocrate partisan de la suprématie blanche. Avec son appui, l’élite blanche adopta les « codes noirs », un ensemble de lois limitant la nouvelle liberté des ex-esclaves.

Les Républicains2 qui contrôlaient le Congrès à Washington réagirent contre cette tentative de rétablir une situation semblable à l’esclavage qui venait d’être aboli. Contre l’avis du président, ils imposèrent un régime spécial de gouvernement avec occupation militaire des Etats du Sud, le temps de reconstruire cette partie du pays. Les Assemblées des Etats qui avaient adopté les codes noirs furent dissoutes et de nouvelles élections organisées. Le Congrès adopta en 1867 et 1868 les Reconstruction Acts, permettant aux hommes noirs du Sud de voter et privant temporairement du droit de suffrage plusieurs milliers de Confédérés. Peu après, le 15e amendement inscrivit dans la Constitution l’égalité des droits civiques pour tous les hommes du pays.

La période de la Reconstruction fut un moment marqué par un espoir de cohabitation entre esclaves libérés et petits Blancs du Sud, magnifiquement décrit dans l’ouvrage d’Howard Fast, La Route de la liberté. Pendant ces années, qui prirent fin en 1877, les nouveaux affranchis, sous la protection des troupes du Nord, jouirent des libertés jusque là réservées aux Blancs : liberté de circuler, d’association, de porter des armes, droit à l’éducation. De nombreux Noirs furent alors élus. En Louisiane, un ancien esclave devint en 1868 le premier maire noir du pays.

Les femmes, bien que ne bénéficiant pas du droit de vote (au Sud comme au Nord), prenaient la parole dans les réunions des ligues d’électeurs et exprimaient leurs revendications de liberté. « Dans les heures violentes de la Reconstruction, les femmes, souvent armées, assuraient la protection de leurs hommes », écrit Caroline Rolland-Diamond. En Caroline du sud, les femmes noires se munissaient de haches et de hachettes qu’elles tenaient entre les mains ou portaient au côté.

La collaboration entre les exploités, quelle que soit leur couleur de peau, était porteuse d’espoir pour ceux qui se situaient du point de vue de la classe ouvrière. Marx, qui suivait de près la guerre de Sécession et ses conséquences, pensait que l’émancipation des esclaves était la condition de l’émancipation des ouvriers blancs. Il écrivait, dans sa lettre du 29 octobre 1862 à Engels3 : «  Tant que les travailleurs, la véritable puissance politique du Nord, permettaient à l’esclavage de souiller leur propre République, tant que, face au Nègre acheté et vendu contre son gré, ils s’enorgueillissaient du privilège majeur réservé au travailleur à la peau blanche d’être libre de se vendre lui-même et de choisir son propre maître, ils furent incapables d’œuvrer à l’authentique émancipation du travail et de soutenir leurs camarades européens dans leur lutte pour l’émancipation. Mais cet obstacle au progrès a été balayé par la mer rouge de la guerre civile. »
« Aux Etats-Unis, note-t-il dans Le Capital, tout mouvement ouvrier indépendant resta paralysé, tant que l’esclavage souillait une partie de la république. L’ouvrier blanc ne saurait s’émanciper là où l’ouvrier noir est stigmatisé. Mais la mort de l’esclavage fit éclore une voie nouvelle. Le premier fruit de la guerre civile fut l’agitation des huit heures qui, avec une rapidité foudroyante se répandit de l’Atlantique au Pacifique. »

Tant les ex-esclavagistes que les capitalistes du Nord industriel savaient cependant les dangers d’une alliance de classe issue de la guerre civile. Tout fut alors mis en œuvre pour contrer cette perspective. « La double défaite de la Reconstruction eut pour conséquence, écrit très justement Robin Blackburn dans la préface de l’ouvrage Marx, Lincoln, une révolution inachevée4, la destruction des droits des Noirs dans le Sud et la restriction des droits des travailleurs dans le Nord. »

Réaction des esclavagistes, mise en place légale de la ségrégation

En effet, la réaction ne tarda pas de la part des anciens maîtres qui avaient vu arriver l’impensable, l’émancipation de leurs esclaves. Les 3,9 millions de Noirs vivant dans le sud des Etats-Unis – 90 % du total – étaient libres et s’associaient avec des petits Blancs. Cette situation était insupportable. Dès 1866, ils créèrent le Ku Klux Klan afin de terroriser les anciens esclaves et les petits Blancs, comme en Louisiane où une centaine de personnes fut massacrée en 1873.

Si les Noirs purent jouir pendant quelques années des droits civiques, ils n’obtinrent cependant aucun avantage économique : la demande du général Sherman, en janvier 1865, de donner une parcelle de terre à chaque ancien esclave resta lettre morte et les anciens planteurs retrouvèrent vite leurs terres. Les esclaves libérés se virent de fait contraints de travailler à nouveau sur les propriétés des maîtres, en signant des contrats de travail qui leur étaient particulièrement défavorables.

Dans les années 1870, les Démocrates revenus au pouvoir dans le Sud n’eurent de cesse de priver les Africains-Américains  de leurs droits civiques, en instaurant ce qu’on appellera le système Jim Crow, du nom d’un personnage de comédie, un Blanc qui jouait un Noir insouciant et fainéant. A la fin du 19e siècle, la ségrégation imposa des lieux séparés pour les Noirs et les Blancs, à travers des lois validées par la Cour suprême qui fit sienne l’argument du « séparés mais égaux ».  Les mariages interraciaux furent interdits dans onze Etats du Sud.

Entre 1871 et 1889, tous les États du Sud adoptèrent des lois limitant le droit de vote, en imposant le paiement d’une taxe. Plus de la moitié des Noirs qui votaient en 1880 avaient disparu des listes électorales huit ans plus tard. La période vit également une forte hausse du nombre des lynchages. Dans le Nord, où les Noirs étaient beaucoup moins nombreux, à peine 10 % du total des Africains-Américains, la situation n’était guère plus enviable car la ségrégation, même si elle n’était pas inscrite dans la loi, existait de fait, notamment à travers le logement et la formation rapide de ghettos.

Politique de la terreur, grandes migrations vers le Nord 

L’arbitraire des arrestations et l’injustice du système judiciaire faisaient qu’aucun Noir n’était à l’abri de la violence déployée par les partisans de la suprématie blanche. Dans ce cadre d’intolérance des anciens planteurs et des petits Blancs qu’ils recrutaient par la force, on assista aux nombreux lynchages qui parsemèrent la fin du 19e siècle et le début du 20e. Durant la seule année 1882, 161 lynchages eurent lieu dans l’ensemble du pays. On en comptabilise 2500 entre 1882 et 1930 dans le Sud.

Le début du 20e siècle vit le début de la « Grande migration », le départ massif d’hommes et de femmes noirs du Sud. Au cours de la première décennie, 194 000 Noirs vinrent s’installer dans le Nord, où ils rencontrèrent cependant de grandes difficultés économiques. Ces années virent l’apparition des premiers ghettos. Ce n’est que lorsque la Première Guerre mondiale interrompit l’arrivée massive d’immigrés en provenance d’Europe que les employeurs se décidèrent à embaucher massivement des ouvriers noirs, notamment dans l’industrie automobile. Les Noirs subirent l’ostracisme des syndicats ouvriers existants qui privilégiaient les ouvriers blancs. Cela arrangeait bien les patrons qui distribuaient ce que W.E.B du Bois appela « the wage of whiteness », le salaire supérieur offert aux Blancs du fait de la couleur de leur peau. Diviser pour mieux régner.

Différentes formes de luttes

Les Noirs durent en permanence adapter leurs formes de lutte et de résistance pour continuer à exister et acquérir de nouveaux droits. L’ouvrage passe en revue de façon très détaillée les différentes formes de lutte et de résistance. L’approche réformiste, qui s’appuie sur les institutions pour revendiquer l’égalité de traitement et l’insertion sociale, était représentée notamment par Booker T. Washington. L’influence des idées communistes se fit sentir après le premier conflit mondial.

Au retour de la guerre, les soldats noirs qui s’étaient engagés, et avaient ressenti le mépris de la caste militaire, participèrent aux mobilisations soutenues par le Parti communiste. Le développement des IWW (Industrial Workers of the World), syndicat ouvert à tous les travailleurs, s’accélère avec la vague de la révolution d’octobre 1917. Il y avait aussi l’approche nationaliste et du retour en Afrique, avec Marcus Garvey et sa Black Star Line, la compagnie du retour créée en 1919, pour emmener les ex-esclaves au Liberia. Le nationalisme fut également représenté avec la Nation of Islam fondée en 1930, qui devint plus connue lorsque Malcolm X se trouva à sa tête dans les années 1950.

Dans les années 1920, ce qu’on appela la « Renaissance de Harlem » vit l’éclosion parmi la population noire de talents artistiques et sportifs – un autre versant de la mobilisation des Africains-Américains pour l’égalité politique et sociale.

La place des femmes 

Une place importante est accordée aux femmes noires américaines, à tous les moments de la lutte pour l’égalité. A l’exception de Rosa Parks, Fannie Lou Hamer et Angela Davis, les Africaines-Américaines ont en effet été les grandes absentes de l’historiographie et de la mémoire collective jusque dans les années 1990, où quelques ouvrages commencèrent à leur rendre justice.

Dans le Sud, les femmes noires se faisaient embaucher comme domestiques et pourvoyaient ainsi souvent aux ressources du ménage, alors que de nombreux hommes n’avaient pas de travail. Il en allait ainsi pendant toutes les périodes de fort chômage. D’autres femmes s’illustrèrent par leur défense féministe des femmes noires, à l’exemple d’Anna Julia Cooper en 1892, adepte de « l’uplift », l’émancipation des Noirs par l’ascension sociale, ou de Mary McLeod Bethune, qui passa de la pauvreté (17e enfant d’un couple d’anciens esclaves et première née hors esclavage) aux plus hautes sphères du pouvoir, puisqu’elle devint membre de l’administration Roosevelt dans les années 1930.

C’est aussi pendant la période des luttes contre la ségrégation dans les transports que les femmes s’illustrèrent en boycottant les bus, ce qui les faisait parcourir des kilomètres à pied. Ce boycott fut précurseur des grandes luttes pour les droits civiques des années 1960. Le mouvement des droits civiques est celui qui est le plus connu dans la mobilisation des Noirs américains, avec les grandes figures de Martin Luther King, Angela Davis et le mouvement du Black Panthers Party.

D’Obama à Trump

Caroline Rolland-Diamond a répondu récemment aux questions de Mediapart à propos de l’élection de Trump. Elle signale que « Donald Trump a tenu un discours totalement décomplexé. Il a proféré tout au long de sa campagne des discours racistes, sexistes, xénophobes que l’on n’avait pas entendus avec une telle intensité sur tous ces fronts depuis les années 1920, même pas au plus fort des batailles opposant deux Amériques au sujet des droits civiques des Noirs ». Et, ajoute-t-elle, «  le fait qu’Obama soit président a joué un rôle net dans l’élection de Trump. Une grande partie des Américains n’a jamais supporté qu’il occupe la Maison Blanche, même s’il a toujours veillé à ne pas se présenter comme un président noir. »

« Avec Trump s’opère un vrai parallèle avec ce grand moment de xénophobie et de nativisme qu’étaient les années 1920 », dit encore l’auteure. A l’évidence, le combat des Africains-Américains est loin d’être terminé dans l’Amérique actuelle.

Régine Vinon
dans la revue L'Anticapitaliste n° 82 (décembre 2016)


------
1. L’auteure explique que depuis les années 1980, les Noirs privilégient le terme d’Africain-Américain à celui d’Afro-américain.
2. A noter qu’à cette époque et pendant de longues années, la situation entre Démocrates et Républicains était très différente de celle qu’on connaît actuellement : le parti Républicain, qui a dominé la vie politique américaine jusqu’en 1932, était le parti anti-esclavagiste. Le parti Démocrate était hégémonique dans le Sud esclavagiste. Les premiers membres noirs du Congrès ont été élus sous l’étiquette républicaine, en novembre 1868. Il a fallu attendre 1934 pour que le parti Démocrate ait ses premiers candidats noirs.
3. Correspondance Marx-Engels (Editions sociales).
4. Karl Marx, Abraham Lincoln, « Une révolution inachevée. Sécession, guerre civile, esclavage et émancipation aux Etats-Unis », introduction de Robin Blackburn. Collection Mille marxismes, paru en 2012.
 
 
 
Quelques lectures complémentaires

« Une histoire populaire des Etats-Unis. De 1492 à nos jours », de Howard Zinn (Editions Agone).
« Detroit : pas d’accord pour crever », de Dan Georgakas et Marvin Surkin, Editions Agone, sur la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires et les luttes des ouvriers noirs à Detroit .