À propos du slogan de Mélenchon « Je vote, ils dégagent »

On connaissait le slogan de Jean-Luc Mélenchon « Qu’ils s’en aillent tous ! », emprunté aux mobilisations de la population espagnole. Dans le cadre de sa campagne électorale, et dans sa réponse à Hamon qui lui tend la main, on peut lire sur son blog que « la maturation de ce phénomène a donné […] ce que les Tunisiens avaient nommé le “dégagisme” par référence au slogan omniprésent de leur révolution démocratique à l’adresse du PS de Ben Ali : “dégage” »

À partir de là, Mélenchon nous explique que « si vous voulez qu’ils dégagent tous, il faut tous voter », s’adressant à toutes les personnes dégoûtées par une classe politique qui ne vit que pour elle-même. Si nous pouvions, par la voie électorale, réussir à changer la société et virer cette classe dirigeante pourrie, ce serait effectivement séduisant. Sauf qu’il y a entourloupe ! Et il suffit de regarder l’histoire à laquelle il fait lui-même référence pour s’en convaincre. 

C’est vrai que le « dégage ! » scandé par des dizaines de milliers de Tunisiens, rassemblés devant le ministère de l’Intérieur un certain vendredi 14 janvier 2011, est resté gravé dans les mémoires comme l’événement qui a abouti à la fuite de Ben Ali. Mais il faut rappeler qu’il est survenu en réponse à une promesse d’ordre électoral, exprimée par Ben Ali la veille : il s’était engagé à ne pas se représenter aux élections présidentielles (prévues en 2014), mais la population lui a répondu « non, on n’attendra aucune élection, tu dégages maintenant ! ». 

Par ailleurs, et surtout, ce « dégage ! » est venu couronner une séquence courte et une séquence longue de fortes mobilisations sociales : la séquence courte a démarré le 17 décembre 2010 quand Mohamed Bouazizi s’est immolé par le feu, suite à une énième humiliation subie auprès d’une administration. Dès lors, le pays a connu un mois entier de protestations ininterrompues, manifestations, rassemblements, sit-ins, grèves, affrontements avec la police et l’appareil d’État assassin ; ces mobilisations se sont amplifiées, généralisées : la peur avait rapidement changé de camp et la volonté populaire de changement était nette. Le « dégage ! » du 14 janvier 2011 était l’aboutissement de cette séquence. Ceux d’en bas ne voulaient plus, ceux d’en haut ne pouvaient plus, selon la formule consacrée. La séquence longue avait quant à elle commencé une dizaine d’années plus tôt : révoltes à la frontière libyenne, révoltes étudiantes, révolte du bassin minier, etc. Des expériences de luttes qui peu à peu, ont changé le climat politique dans le pays. 

Un « dégagisme » électoral ?

Il n’était donc nullement question de « dégagisme » électoral, mais d’une accumulation de luttes. Ils et elles n’ont pas voté, et pourtant, Ben Ali a dégagé. Et pas seulement lui ! Parce que la population tunisienne ne s’est pas arrêtée là dans l’expression et la mise en œuvre de sa volonté d’en finir avec une classe dirigeante corrompue et despote. On se souvient des chefs d’entreprise, des directeurs d’usines, d’agences bancaires, d’administrations, d’universités ou d’établissements scolaires, des chefs de services hospitaliers, virés à coups de pieds au cul par les salariés, les habitants, les infirmières, les étudiants. On se souvient aussi des policiers sommés par les habitants de présenter leurs papiers et de montrer patte blanche pour pouvoir circuler. On se souvient d’assemblées locales d’habitants ou de salariés, débattant et votant pour changer l’organisation de leur commune, le fonctionnement de leur usine, etc. ; d’ouvriers agricoles décidant de s’approprier collectivement les terres qu’ils labouraient au profit d’un bourgeois depuis des années et des générations. 

Mais les organisations du mouvement ouvrier n’ont pas été à la hauteur de cette effervescence. Elles ont toutes joué le jeu de la « transition démocratique ». Après la fuite de Ben Ali, il fallait donc se calmer, arrêter les troubles, retourner au travail en attendant les élections. En freinant l’élan révolutionnaire, qui leur échappait, elles ont contribué à faire de la place à l’ennemi, qui s’est empressé de l’occuper. C’est ainsi que les islamistes d’Ennahdha ont gagné les élections, démocratiquement, et qu’ils ont eu la possibilité, d’abord seuls puis avec les autres partis de la bourgeoisie, de sécuriser très rapidement l’ordre économique libéral et de ramener la société vers un ordre moral réactionnaire. 

Voilà pour la petite histoire. Il ne s’agit pas de dire « élections, piège à cons » et de passer notre chemin, mais de rappeler qu’affirmer « Si vous voulez qu’ils dégagent tous, il faut tous voter », c’est alimenter l’illusion d’un changement possible sans mobilisations sociales d’ampleur. C’est prétendre que le suffrage universel peut se substituer à la grève générale. Car le véritable « dégagisme », celui qui s’est exprimé en Tunisie en 2011, ressemble beaucoup plus à la chemise arrachée du DRH d’Air France, à la sous-préfecture occupée par les Conti, à la lutte des Goodyear contre la fermeture de leur boîte, plutôt qu’à un bulletin Mélenchon glissé dans une urne. 

Les deux seuls candidats qui n’entretiennent pas ce type d’illusions électoralistes au cours de leurs campagnes respectives, ce sont Philippe Poutou, candidat du NPA, et Nathalie Arthaud, candidate de Lutte Ouvrière. 

Wafa Guiga