Fin janvier, un sondage[1] a placé Jean-Luc Mélenchon en cinquième place des intentions de vote : avec 10 % des voix au premier tour, il semble dépassé par l’élan que la primaire socialiste a donné à Benoît Hamon. Malgré ce recul, nous ne pouvons sous-estimer l’influence de la « France insoumise » dans certaines couches de la classe ouvrière et de la jeunesse scolarisée. Ancien mitterrandiste, ancien député de l’Essonne, ancien haut fonctionnaire du ministère de l’Enseignement supérieur sous Jospin, et actuellement député européen, Mélenchon demeure un politicien comme les autres...
« L’avenir en commun » avec la bourgeoisie ?
Le contenu de l’ouvrage L’avenir en commun, succès de librairie, est encore moins audacieux que celui de L’humain d’abord publié en 2012. Ce programme est paraît-il le fruit de la collaboration de plus de 3 000 contributeurs en ligne, qui ont pu librement poster leurs revendications sur le site web du « mouvement » des « insoumis » ; il s’inspire essentiellement des précédents ouvrages du candidat, notamment L’ère du peuple, et des travaux de certains intellectuels comme l’ancien socialiste Jacques Généreux.
À sa lecture, on constate immédiatement un allègement des revendications par rapport à 2012. Face à l’augmentation actuelle du temps de travail et des cadences, Mélenchon propose une sixième semaine de congés payés et la mise en place des 35 heures sans heures supplémentaires, et des 32 heures pour les emplois pénibles ou de nuit. Bien que modeste, cette promesse est attirante pour de nombreux salariés ; un bémol cependant : avant d’être appliquée, elle devra d’abord passer par une « conférence nationale sur le temps de travail ». Ne s’agirait-il pas d’une allusion à l’imposture du « dialogue social », qui nous a fait tant de mal pendant le quinquennat Hollande et qui cherche à nous faire croire que travailleurs et patrons peuvent trouver un accord mutuellement gratifiant ? Si c’est la voie choisie pour appliquer cette réforme, autant donc ne pas s’illusionner.
Entre les deux programmes, l’évolution la plus flagrante concerne le SMIC. Alors qu’en 2012, Mélenchon revendiquait 1 700 €, il est aujourd’hui question de 1 326 € net. Revendication modeste par rapport aux 1 426 € nécessaires pour « vivre décemment »[2] et aux 1 700 € revendiqués par la CGT !
Certains pourraient nous reprocher de condamner des mesures qui cherchent, quand même, à combattre la précarité. La timidité d’un tel programme est pourtant flagrante, dans un contexte où la bourgeoisie se gave : les entreprises du CAC 40 viennent de distribuer 56 milliards de dividendes pour l’année 2016. Carlos Ghosn, le PDG de Renault et Nissan, s’est lui-même généreusement octroyé 6,5 milliards d’euros pour Noël ! Dans le même temps, les licenciements pleuvent, des sans-logis meurent dans le froid hivernal, la loi Travail s’applique et la pauvreté s’aggrave. L’utopie, elle est du côté de Mélenchon, pas du nôtre : nous, nous sommes réalistes, nous saisissons les inégalités de classe, lesquelles sont à la base de nos revendications radicales. Face à la gravité de la situation des classes populaires, nous exigeons l’interdiction des licenciements, la répartition du travail entre toutes et tous pour en finir avec le chômage, des salaires et retraites d’au moins 1 800 € net indexés sur l’augmentation des prix et des loyers. Et nous disons clairement que de telles mesures ne pourront être conquises que par la lutte de classe, pas en faisant confiance à un politicien.
Il ne s’agit pas seulement de répondre aux besoins les plus immédiats de notre classe, mais de s’attaquer au capital, à la propriété privée, aux banques et à leurs prêts illégitimes. Face aux « insoumis » qui proposent la création d’un « pôle public bancaire » et l’annulation partielle de la dette publique, nous défendons la socialisation du système bancaire et l’abolition complète de la dette publique. Cet argent accumulé dans les coffres-forts n’est rien d’autre que la plus-value générée par les travailleurs depuis des siècles : il devrait légitimement nous revenir. En ce qui concerne la dette, la diminution constante de l’impôt sur la fortune (ISF) entraîne une baisse du budget de l’État, ce qui l’oblige à s’endetter au près des grandes banques. Or ceux qui possèdent ces banques, et qui s’enrichissent avec les intérêts payés par l’État, sont les mêmes qui bénéficient de la réduction de l’ISF ! Cette « dette », astuce du néolibéralisme capitaliste, est donc illégitime.
Concernant l’écologie, L’avenir en commun promet 100 % d’énergies renouvelables pour 2050 ; c’est un objectif lointain qui n’engage à rien, et d’ailleurs, il n’est nulle part question de la nécessité de s’en prendre au pouvoir des trusts de l’énergie. Un peu plus loin, Mélenchon évoque la nécessité d’une « planification écologique » menée par l’État afin d’éviter les catastrophes provoquées par la production capitaliste. Mais comment préserver vraiment l’environnement sans avoir recours à une planification socialiste ? Car c’est la loi du marché et la quête permanente de profits qui entraînent les entreprises dans une concurrence sauvage, génératrice de gaspillages et de pollution. Exproprier les capitalistes, mettre l’ensemble de l’économie sous le contrôle des travailleurs, planifier pour répondre aux besoins tout en se souciant de l’écosystème : sauver la planète, cela ne peut passer que par une remise en cause du pouvoir de la bourgeoisie.
Nationalisme et protectionnisme
Le programme de Mélenchon est fortement teinté de chauvinisme républicain : son projet d’un service civique obligatoire pour « reconstruire une défense indépendante, nationale et populaire », ses propos xénophobes au sujet des travailleurs détachés, sont autant d’incursions sur le terrain habituel des politiciens les plus réactionnaires.
Alors que des millions de réfugiés, fuyant la guerre, survivent en Europe dans des conditions inhumaines, l’eurodéputé propose de « lutter contre les causes des migrations ». Aucune solution internationaliste, solidaire des travailleurs des autres pays, n’est proposée. La formule de Mélenchon laisse entendre que les migrants sont un problème ; logiquement, il ne défend ni l’ouverture des frontières, ni la liberté d’installation, et d’ailleurs, le candidat à l’Élysée s’est prononcé maintes fois contre de telles mesures. Sa solution alternative : « construire la paix en Syrie », ce qui n’est rien d’autre que l’ingérence de l’impérialisme français et de son armée. En se bornant à condamner les désastres des interventions américaines et en applaudissant le régime poutinien, la « France insoumise » se refuse à dénoncer le rôle de tous les impérialismes ; en analysant la guerre à travers le prisme des nations plutôt que des classes, et en prenant parti de fait pour certaines des bourgeoisies en concurrence pour la domination du Moyen-Orient – une rivalité où les travailleurs n’ont rien à gagner –, le programme mélenchoniste contribue à semer la confusion.
L’avenir en commun préconise la dissolution de la BAC et l’interdiction du flash-ball. Si nous n’avons rien à redire à ces propositions, la divergence – très grave pour nous – se situe dans la caractérisation des forces de l’ordre : pour Mélenchon, l’État est « neutre » du point de vue des classes sociales, et la police doit être maintenue, voire favorisée : « Renforcer les moyens humains et matériels des forces de sécurité, en quantité et qualité ». Le mouvement contre loi Travail nous a pourtant montré la nature de ces « moyens humains » qui se sont montré particulièrement violents à l’égard des manifestants. Mélenchon ne dénoncera jamais le caractère bourgeois de l’État et de ses institutions : son plan de carrière, c’est d’être un bon serviteur du capitalisme français.
Après le viol dont a été victime le jeune Théo, entendre parler d’une police « républicaine » qui pourrait être « différente » – sans qu’on ne nous dise jamais en quoi, d’ailleurs –, cela a de quoi choquer, et bien au-delà des seuls milieux révolutionnaires. La police a toujours répondu présent chaque fois qu’il s’est agi de défendre l’ordre établi. Même si Mélenchon en changeait le numéro, la République française continuerait de se définir par une nature de classe. Pour asseoir sa domination sur toute la société, la bourgeoisie capitaliste se sert de la police, de l’armée, des tribunaux, c’est-à-dire de son État, dont la fonction est de faire accepter à tous le maintien des inégalités sociales, quitte à utiliser les violences les plus extrêmes.
Sur le plan économique, Mélenchon se réclame d’un « nouvel indépendantisme français », car selon lui, l’Europe dictée par Angela Merkel est la cause du chômage et de la précarité en France. La solution toute trouvée serait donc la rupture avec les traités européens ou, dans le pire des cas, la sortie de l’Union européenne. Encore une fois, la « France insoumise » embouche les trompettes nationalistes. Certes, l’UE et Merkel sont des ennemis des travailleurs ; mais quand il fustige l’Allemagne, Mélenchon ne s’embarrasse d’aucun repère de classe, ce qui revient à pointer du doigt également les travailleurs allemands, à les assimiler à des oppresseurs. Quitter l’UE pour s’affranchir de ce qu’il appelle « l’hégémonie allemande » et sauvegarder la « souveraineté » de l’État-nation français, cela ne représentera jamais une alternative favorable aux travailleurs : Mitterrand n’a obéi à aucune consigne de Bruxelles quand il a licencié plus de 21 000 mineurs, alors que la sidérurgie était sous contrôle de l’État ! Ce qui s’exprime à travers les institutions nationales, ce n’est jamais l’intérêt de tel ou tel « peuple », mais toujours celui de la classe dominante.
Le protectionnisme économique, qu’il soit prôné à gauche par Mélenchon ou à l’extrême droite par le FN, correspond toujours à la même logique : il faudrait privilégier les entreprises françaises car cela permettrait de sauvegarder l’emploi en France. En réalité, ce n’est rien d’autre qu’un prétexte pour justifier les nombreux cadeaux faits aux capitalistes français, et de ce point de vue, l’exemple d’Alstom est éclairant ; alors que la multinationale du ferroviaire affichait d’énormes profits, 600 emplois ont été menacés par l’annonce de la fermeture du site de Belfort : tous les partisans du protectionnisme, au premier rang desquels Mélenchon, ont défendu la nationalisation, c’est-à-dire le rachat de l’entreprise en « faillite » avec de l’argent public. Pourquoi sauver Alstom avec l’argent des contribuables, quand on pourrait maintenir les emplois de Belfort en faisant payer les actionnaires ? C’est qu’il ne faudrait surtout pas toucher aux profits ! Car si l’avenir est « en commun », c’est avec les capitalistes.
Ni Dieu, ni César, ni Mélenchon
À l’évidence, le programme mélenchoniste est très éloigné de l’héritage politique du mouvement ouvrier, il est même très en-deçà de ce que promettait le Programme commun du PS et du PCF au début des années 1970. Les marxistes révolutionnaires sont souvent accusés de diviser la gauche, de l’affaiblir, mais si nous estimons nécessaire de critiquer le programme de la « France insoumise », c’est d’une part parce que certains de ses aspects doivent impérativement être dénoncés, et d’autre part, parce que nous chercherons toujours à favoriser la méfiance des travailleurs vis-à-vis de ceux qui leur promettent le changement par les élections. Quel crédit peut encore avoir cette gauche qui prétendait, en 2012, que son ennemi était la finance ? En Grèce, le leader de Syriza, Aléxis Tsípras, avait soulevé l’espoir des classes populaires avant de trahir finalement ses promesses, en signant le mémorandum le plus sévère depuis la crise de 2008 : rien ne nous garantit qu’un Mélenchon agirait différemment.
Même avec la plus sincère des volontés, à partir du moment où l’on refuse de s’en prendre à la légalité bourgeoise, il est impossible de remettre en cause le pouvoir des capitalistes. Pour échapper à l’impôt sur les grandes entreprises, les capitalistes trouvent toujours des méthodes pour cacher leurs milliards dans des paradis fiscaux. Et dans les moments critiques, ils n’hésitent pas à utiliser tous les moyens possibles, y compris illégaux, pour écraser la classe ouvrière quand elle se révolte, comme l’ont tragiquement montré le coup d’État au Chili en 1973, l’assassinat de Salvador Allende et le massacre qui s’est ensuivi.
Le droit, les décrets et les lois ne sont que l’expression d’un rapport de force. Dans certains secteurs, la loi Travail s’appliquait déjà avant même d’avoir été votée, tout simplement parce que les salariés de ces entreprises n’avaient pas eu suffisamment confiance en leur force collective pour pouvoir s’opposer à cette injustice. La lutte de classe ne peut être menée dans le cadre institutionnel : nous vaincrons dans la rue et par la grève !
Malgré l’inconsistance évidente du programme de Mélenchon, certains collègues ou amis ont décidé « stratégiquement » de voter pour lui, car parmi le large éventail de politiciens bourgeois, il représente le « moins pire ». Le vainqueur des élections, quel qu’il soit, mènera de toute façon une politique antisociale, alors pour eux, autant voter pour celui qui nous ferait payer le moins cher… Choisir le moins brutal des politiciens au service des patrons, quelle triste démarche ! Mais c’est l’argument classique, utilisé à chaque élection pour voter à gauche contre la droite, ou à droite contre l’extrême droite.
La réalité, c’est que même le moins anti-ouvrier des candidats bourgeois fait le lit de la candidate la plus réactionnaire. Si le Front national a presque atteint 30 % des voix lors des régionales, c’est la conséquence de plus de 30 ans de politiques antisociales, menées à tour de rôle par la gauche et par la droite. La mobilisation du printemps a prouvé que lorsque la classe ouvrière et la jeunesse se mobilisent, Marine Le Pen ne peut que se taire : la lutte de classe et la solidarité ouvrière sont la meilleure méthode pour faire barrage aux racistes, pas le bulletin de vote.
Les travailleuses et les travailleurs produisent toutes les richesses de la société. Pourquoi devraient-ils se contenter du « moins pire » ? Pourquoi ne pourraient-ils pas tout exiger ? À travers l’Histoire, la seule voie qui a permis de gagner des acquis sociaux a toujours été celle de la grève. Ne soyons ni attentistes, ni défaitistes : il faut arrêter de subir. Organisons-nous, ayons confiance en nous et osons défier le pouvoir des riches !
Si nous défendons la candidature de l’ouvrier Philippe Poutou, ce n’est pas pour semer des illusions électoralistes. Lui et ses collègues se sont battus durement pour empêcher la fermeture de l’usine Ford de Blanquefort, et nous voulons profiter de cette campagne électorale pour faire entendre une voix combative, anticapitaliste et révolutionnaire. Nous voulons donner la possibilité à ceux qui partagent ces idées de voter pour un travailleur qui n’a rien en commun avec le monde des patrons et des politiciens. À l’image d’une partie de la classe ouvrière et de la jeunesse, notre candidat souhaite justement en finir avec ce monde-là.
Victor Mendez