> Entretien avec Benjamin, vendeur au rayon jeux vidéo de la FNAC des
Champs-Élysées, à Paris. Salarié de l’enseigne depuis 2011, il a participé à
l’animation de la grève de deux mois qu’a connue le magasin cet hiver.
Anticapitalisme & Révolution - Tu
étais élu au comité d’entreprise
au moment de la grève ?
Benjamin - Oui, nous sommes
une équipe. Alex, un élu CFDT, est
venu nous « chercher » en 2015.
Il ne restait que des élus « vieille
génération », qui s’étaient battus
lors de la grève de 2002 et
qui commençaient à fatiguer.
Chez nous, la direction change à
peu près tous les 18 mois : nous
avons à peine le temps de gueuler
qu’une autre direction est
nommée. La nouvelle direction
se soustrait à ses responsabilités
et c’est sans fin, ça finit par lasser.
Alex cherchait une nouvelle
équipe prête au combat. Je me
suis présenté sur la liste CFDT
avec lui, d’autres sur la liste FO,
pour la lutte et pour s’occuper du
comité d’entreprise. Le CE, ça leur
parlait, aux collègues : il était alors
à l’abandon, et nous avons proposé
plein de nouvelles choses.
Nous tenons une permanence
très régulière, et nous organisons
tout nous-mêmes. Le fait de nous
démener nous a permis d’être crédibles
aux yeux des collègues ;
constatant que nous n’étions pas
feignants dans le travail, ils ont
compris que nous ne le serions
pas non plus dans la lutte.
À la base, nous n’étions pas
des anarchistes ni des « gauchos
» révolutionnaires, mais
des salariés comme les autres.
Ceux qui nous ont soutenus,
puis qui ont fait grève avec
nous, c’étaient d’abord des
potes avant d’être des collègues.
Le fait d’être élus ne nous
a pas mis à l’écart des autres,
comme ça peut arriver : nous
sommes vraiment comme eux.
A&R - Qu’est-ce qui a déclenché la
grève de décembre 2016-janvier
2017 ?
B - Principalement, la pénibilité
du travail de nuit et du dimanche.
Ici, le planning change tous les
jours, ce qui bouleverse énormément
le rythme de vie et de
sommeil. La direction s’appuie
sur le fait que sur du court terme,
cela peut arranger ceux qui ont
un autre boulot ou des études
à côté. Mais 15 ou 20 ans à ce
rythme, c’est usant. En ajoutant
le temps de transport, quand on
finit tard et qu’on reprend tôt,
c’est une vie de folie.
L’accord national sur le travail du
dimanche avait été repoussé par
une majorité Sud et CGT. Le même
accord a été reproposé pendant
notre grève, et il est passé, car
la majorité avait changé : maintenant,
c’est la CFDT et la CFTC
qui, à la FNAC, agissent toujours
en phase avec la direction et pas
forcément en faveur des salariés...
Mais accord national ou pas, la
FNAC des Champs-Élysées est un
cas à part, puisque nous avons
toujours travaillé tous les jours
jusqu’à minuit. Et nous étions
moins payés le dimanche que
dans les autres magasins qui
ouvrent certains dimanches de
l’année. Nous voulions être payés
comme les autres, au moins ces
dimanches où toutes les FNAC
parisiennes sont ouvertes.
A&R - Comment avez-vous impliqué
vos collègues dans la grève ?
B - Nous avons créé un collectif
de salariés1, de façon à éviter les
« étiquettes » : déjà, parce que
nous savions par exemple que
mon syndicat, la CFDT, n’était pas
sur notre ligne au niveau national.
Et puis nous ne voulions pas
que nos syndicats nous dictent
notre conduite. Il n’y a pas que les
syndicats qui peuvent élaborer
des revendications intelligentes :
les salariés aussi. Nous avons mis
sur pied des AG pour contrer le
discours de la direction ; dès
qu’elle racontait un bobard, nous
réagissions. Et le fait d’écouter
les interventions de nos soutiens,
cela a facilité la prise de
conscience des collègues.
A&R - Avez-vous eu le soutien
de vendeurs et de vendeuses
d’autres magasins ?
B - Comme nous étions seuls dans
notre cas, et lésés par rapport
aux autres, cela a donné de la
légitimité à nos revendications.
Mais cela n’a pas permis de gagner
le soutien des autres FNAC ;
déjà avant la grève, la solidarité
faisait défaut. Les syndicats sont
contre le travail du dimanche et
n’ont pas voulu soutenir notre
revendication. Pourtant, s’il y a un
exemple qui permet de dénoncer
les conséquences de la banalisation
du travail du dimanche, c’est
bien celui de notre magasin, qui
connaît ça depuis 20 ans !
A&R - Alors, qui vous a soutenus ?
B - Quand tu n’as jamais entendu
parler de convergence des luttes,
tu ne sais pas comment ça se
passe. Tu fais ta grève pour toi, tu
essaies déjà de rassembler tes collègues,
et les collègues des autres
magasins. Nous avons essayé de
communiquer le plus possible, en
répondant à des interviews au
début. Sur les Champs-Élysées,
avoir une banderole et un piquet
était très important en termes
de visibilité, surtout sur la durée.
Et puis par hasard, un militant
de Sud Poste 92 est passé faire
un achat ; il a été très surpris
de voir une banderole sur les Champs-Élysées ! C’est pour ça
que le piquet était important,
même si c’était dur de le tenir six
heures tous les jours, dans le froid,
pendant deux mois. Ce militant
postier était convaincu de l’importance
de la convergence des
luttes. Il nous a expliqué l’intérêt
d’une caisse de grève ; nous y
avions déjà pensé un peu, mais
sans oser demander de l’argent :
nous étions des débutants ! Nous
avons compris que c’était nécessaire
pour tenir, et pour envoyer à
la direction un message de détermination.
Ce militant nous a aussi
conseillé de publier nos propres
communiqués de presse, tout le
temps, de distribuer des tracts,
et il nous a mis en contact avec
des médias militants. C’est ça qui
nous a sauvés, et surtout, l’idée
de faire des rassemblements
devant le magasin aux heures
d’affluence, en ramenant des
soutiens d’autres équipes syndicales.
La direction a commencé
à avoir peur, elle qui comptait
nous étouffer en nous isolant.
Sans la solidarité des syndicats
FNAC, et donc, sans leur appui
financier, elle pensait nous avoir à
l’usure. Et là, à partir du moment
où elle a réalisé que nous nous
organisions, elle a décidé d’ouvrir
les négociations.
A&R - Qu’avez-vous obtenu ?
B - Nous avons gagné la réévaluation
de la prime d’amplitude,
qui était ridicule. Et au-delà des
questions financières, il fallait
améliorer le planning pour que
concrètement, le travail soit
moins pénible. Nous avons obtenu
plusieurs avancées dans
ce domaine.
Cela dit, tout n’est pas réglé. Dans
le protocole de fin de conflit sont
prévues des réunions régulières
avec le directeur régional, mais
ça avance encore trop lentement.
Il y a des problèmes urgents à
résoudre, notamment en ce qui
concerne le maintien du salaire
lors des congés maternité et
après des accidents de travail : il
y a eu plusieurs cas où la Sécurité
sociale a versé plus d’argent à la
FNAC que celle-ci n’en a reversé
aux salariés. Pour la direction,
c’est un détail, alors que pour
nous c’est primordial.
Nous aurions pu obtenir plus,
mais déjà, nous sommes parvenus
à obliger la direction à traiter avec
nous, ce qu’elle refusait de faire
depuis des années. Elle ne voulait
discuter qu’au niveau régional :
elle a été finalement contrainte
de négocier avec des grévistes,
sans le soutien des syndicats de
la FNAC mais avec des partisans
forcenés de la convergence des
luttes... Nous l’avons fait plier,
alors qu’un groupe comme la
FNAC ne plie jamais, habituellement.
Maintenant, il existe une
conscience nouvelle chez les salariés
; il y a des collègues qui me
disent : « Ça me saoule, vas-y, on
remonte [sur le piquet] ! ».
A&R - Quels jalons cela représente-
t-il pour l’avenir ?
B - Ce mouvement a apporté
beaucoup pour l’avenir, surtout
en termes de convergence des
luttes. Pour nous, c’était nouveau,
mais maintenant nous sommes
à fond pour cette perspective.
Pendant la grève, nous sommes
allés voir et soutenir les luttes
des postiers, des cheminots...
Nos problèmes sont liés : dans
le public ou dans le privé, c’est
toujours le même mépris de la
part des directions. Nous continuons
de soutenir dès que nous
le pouvons. Et puis nous avons
été invités à intervenir dans des
meetings, comme ceux du NPA,
et nous essayons d’être plus
conscients politiquement. À la
base, je crois que nous étions surtout
des abstentionnistes. Nous
savions déjà que ce monde est
pourri, et maintenant, nous nous
disons qu’il faudrait qu’un jour, au
lieu de voter, les gens changent
le système. Et puis, le fait d’aller
à un meeting de Poutou nous a
ouvert de nouveaux horizons.
Nous avons aussi créé une association,
comme ça nous serons
prêts si une convergence doit
avoir lieu sur les Champs-Élysées,
avec déjà un peu d’argent
de côté en prévision des caisses
de grève. Sur nos piquets, nous
avons échangé avec des collègues
d’autres magasins de
l’avenue. Ils connaissent la même
pénibilité que nous, mais certains
partent d’encore plus bas : des
salariés de la FNAC s’étant battus
avant nous, nous bénéficions de
quelques avantages qu’ils n’ont
pas. Nous avons conseillé aux
vendeurs du magasin Nike de
commencer par une pétition. Ils
sont revenus nous voir un peu
plus tard : la directrice RH Monde
était venue en personne régler
leurs problèmes de tickets restaurant
! Leur initiative a donc
porté ses fruits tout de suite,
car aucun groupe ne veut d’un
piquet devant son magasin sur
les Champs-Élysées : cela ferait
trop tache, car c’est la vitrine de
sa marque.
Nous avons pour projet qu’il y ait
une banderole devant chaque
magasin... Ce sera un travail de
longue haleine, mais si ça prend,
nous serons prêts à transmettre
la « formation accélérée » dont
nous avons pu profiter !
En ce qui concerne notre magasin,
la direction va bientôt
changer. Quoi qu’il en soit, nous
continuons de lutter, avec notre
mandat et la même équipe…
La grève nous a gonflés à bloc,
car si nous avons été lâchés par
les élus « canapé » – ceux qui
râlent toute l’année mais sont
aux abonnés absents quand il
faut sortir dans le froid ! –, il y a
des gens qui se sont révélés, des
collègues qui ne sont pas élus,
qui se sont mis à réfléchir à la
conduite de la grève, à ce qu’il fallait
écrire dans les tracts... Sur le
piquet, nous sommes parvenus à
former un noyau dur, qui était là
régulièrement. C’est prometteur
pour l’avenir.
A&R - Et que pensez-vous de
l’initiative du 1er tour social, le
22 avril ?
B - C’est l’une des meilleures
initiatives que nous avons pu
voir, politiquement. Une convergence
de tous les secteurs, tous
les métiers, c’est vraiment ce
qu’il faut, même si le 22 avril n’est
qu’un début. À notre échelle,
nous avons constaté que ce sont
les gros rassemblements du samedi,
avec nos soutiens, qui ont
fait plier la direction. Quand tu
rassembles tout le monde, les
patrons sont obligés de lâcher
prise. La foule est facile à maîtriser
et à manipuler quand elle est
désunie : on dit une chose à l’un,
et le contraire à l’autre. Mais dès
lors que les gens convergent, se
fédèrent sur la base d’une seule
position, là c’est foutu pour les
patrons. Ils redoutent ce genre
d’éventualité, c’est clair ; les patrons
comme le gouvernement.
C’est une super initiative, et il
faut faire en sorte que ce soit la
première d’une longue série.
Propos recueillis par Carlita Garl