Dans sa revue Lutte de classe de février, Lutte ouvrière a publié un
texte intitulé « Le piège de la lutte contre l’islamophobie ». Dans
le choix de ces camarades de publier un article aussi polémique
à l’égard du NPA quelques semaines avant les élections, sur une
question dont ils savent qu’elle divise notre parti, il est difficile de
ne pas voir une manière de se démarquer pour justifier l’existence
de deux candidatures révolutionnaires séparées. Christine Poupin,
Julien Salingue, Ugo Palheta et Selma Oumari ont signé une réponse
caricaturale se situant sur le même terrain, profitant de l’occasion
pour forcer le trait sur les divergences avec LO, sans aucune critique
de l’orientation des courants dits de l’« antiracisme politique ».
Aucun de ces deux textes ne
donne de perspectives pour
agir concrètement sur la situation
actuelle. Or la lutte contre le
racisme n’est pas une lutte suspendue
dans le temps et dans l’espace.
Le racisme est l’un des visages de
la société de classes, et il prend
des formes différentes selon les
époques et les pays. Au début du
XXème siècle et dans les années
1930, c’étaient avant tout les Juifs,
ainsi que les immigrés de fraîche
date comme les Polonais ou les Italiens,
qui étaient victimes de discriminations
et de pogromes. Dans
les années 1980, alors qu’elle avait
favorisé lors des décennies précédentes
l’immigration – notamment
issue des pays du Maghreb –
pour occuper les emplois les moins
qualifiés, la bourgeoisie française a
changé de politique en multipliant
les lois anti-immigrés, en développant
le discours selon lequel ce
sont les étrangers qui viennent
voler le pain des travailleurs français.
Ce changement est directement
lié à l’aggravation de la crise,
qui oblige la bourgeoisie française
à multiplier les restructurations et
les suppressions d’emplois. Plus
récemment, cette politique a pris
la forme d’une offensive islamophobe.
Fondamentalement, l’intérêt
de la bourgeoisie est toujours
le même : créer des divisions parmi
les exploités, pour compromettre
l’unité de notre camp social, et pour
détourner les travailleuses et les travailleurs
du combat de classe.
La responsabilité des révolutionnaires
est de toujours chercher à
s’adresser aux minorités les plus
visées par cette oppression spécifique,
sans jamais pour autant
les séparer du reste de la classe.
Ce n’est pas leur condition de victimes
d’oppressions qui transforme
mécaniquement ces minorités
en sujets révolutionnaires,
mais leur situation d’opprimés
reliée au reste de la classe. Cette
politique suppose de fait des organisations
qui ne renoncent pas à
parler de classe, de combat contre
la société de classes, de révolution
prolétarienne, etc.
Agir dans la situation actuelle
La virulence du racisme
anti-musulmans – mais aussi
anti-Roms ou anti-Asiatiques –
devrait justifier notre promptitude
à réagir concrètement. Au
NPA, il est de bon ton de tirer à
boulets rouges sur LO à ce sujet,
tout comme fustiger les lacunes
des révolutionnaires est un lieu
commun dans les milieux antiracistes
dits « radicaux ».
Mais en ce qui concerne le viol
de Théo, quelles sont les initiatives
prises par ceux qui nous
critiquent ? Qu’ont-ils organisé
comme riposte face à cet acte barbare
de la police ? Sur cette question
comme sur beaucoup d’autres,
ils n’ont pas été capables d’organiser
une lutte sérieuse, au-delà des
débats et autres meetings. Pendant
plusieurs semaines, des lycéens et
lycéennes de Paris, de banlieue et
de certaines villes de province ont
tenté d’organiser des manifestations,
quitte à braver la brutalité de
la répression policière. Aucune des
organisations de l’extrême gauche
ni de l’« antiracisme politique » n’a
été capable de prendre la moindre
initiative. Or le rassemblement du
11 février à Bobigny, pris en charge
par des forces très faibles, a montré
la disponibilité de la jeunesse.
Tout loisir a ainsi été laissé aux autonomes
pour prendre l’initiative, ce
qu’ils ont fait à leur manière, sur la
base de leur orientation minorisante
et sans issue.
Plus d’une semaine après les
faits, ce sont finalement la LDH,
l’union régionale CGT, l’UNEF,
etc., qui ont fini par décider
d’une réunion et d’un rassemblement
unitaire… cadenassé par
la police et dominé par les discours
républicains. L’apparition
du NPA, en particulier à travers
son secteur jeunes, y a été dynamique.
Mais remarquons encore
une fois que l’extrême gauche
n’a pas su y mener une véritable
politique. Le NPA n’a pas appelé
largement au rassemblement ;
LO, de son côté, a eu le mérite
d’y appeler publiquement sur
ses bases, mais sans polémiquer
quant au contenu de l’appel unitaire,
pourtant très républicain
et se situant sur un terrain favorable
à la police. La date tardive,
et la marge de manœuvre laissée
d’abord aux autonomes puis
aux réformistes, ont par ailleurs
empêché que cette manifestation
soit un tant soit peu massive,
dynamique et organisée. Pour y
parvenir, il aurait fallu être à l’initiative,
car les révolutionnaires et
en particulier le NPA sont actuellement
les seuls à avoir la capacité
de proposer une orientation à
la fois radicale et ayant vocation
à s’adresser à la majorité.
Pour nous, l’antiracisme n’est pas
une lutte essentiellement théorique
ou idéologique ; il n’est pas
non plus à faire « sous-traiter » par
d’autres, par des « spécialistes »
censés être plus légitimes que
nous. Ce n’est pas une lutte séparée
du reste de notre combat contre la
société capitaliste, dans la mesure
où le racisme est le principal instrument
de la bourgeoisie pour
diviser notre classe. L’antiracisme
doit donc être une lutte de masse,
menée par l’ensemble de notre
camp social, et nous cherchons à
faire en sorte que le mouvement
ouvrier se saisisse sérieusement de
cette question. Etant donné le rôle
que joue le racisme dans l’offensive
capitaliste actuelle, nous devons
préparer nos militants, notre milieu
d’amis et de collègues, à vite réagir
quand une agression raciste a lieu,
le plus massivement possible et en
totale indépendance vis-à-vis de la classe dirigeante, notamment
en bannissant tout appel de type
« républicain ».
Un besoin de radicalité,
dans le discours et dans l’action
L’offensive raciste de la classe
dirigeante et la droitisation du
mouvement ouvrier ont ouvert
la voie à la progression des idées
réactionnaires de toutes sortes,
et dans ce paysage, l’essor des
idées religieuses dans leur version
la plus obscurantiste n’est
pas un détail. Les défilés contre
le « mariage pour tous » ont mobilisé
massivement les milieux
catholiques les plus rétrogrades,
exerçant une pression à droite.
Des interprétations très réactionnaires
de l’islam se développent
dans certains milieux populaires.
De nouveaux dangers ont fait leur
apparition : Dieudonné et Soral,
Daech, etc. Ce sont des courants
politiques structurés, des ennemis
à combattre. Il n’y a pas de
réponse toute faite, mais une
chose est certaine : être « radicaux
» est essentiel si nous voulons
être en phase avec la profonde
révolte qui existe dans des
franges de la jeunesse. Les antiracistes
« politiques » se plaisent
à expliquer le manque d’attrait
de l’extrême gauche par ce qui
serait un accommodement vis-àvis
du racisme. Mais le problème
est tout autre : ce qui est en cause,
c’est notre difficulté à être identifiés
comme une force de rupture
radicale. Pour l’être enfin, les
arguments ne suffisent pas : il faut
aussi être en mesure de proposer
une orientation qui mette en
mouvement les différents secteurs
de notre classe.
Lutter contre le racisme
« au milieu de la mêlée »
C’est dans la confrontation, sur
le terrain de la lutte, que les arguments
et les idées des uns et des
autres sont éprouvés, et que les
préjugés peuvent tomber. Dans la
lutte contre le racisme, bien sûr, et
dans la lutte de classe en général.
Là encore, ce qui importe, c’est
notre capacité à proposer des
perspectives d’action dans des
moments importants comme les
jours qui ont suivi l’agression de
Théo : il est possible de faire agir
ensemble des franges directement
frappées par le racisme et
d’autres secteurs.
Pour faire reculer le racisme,
notre meilleur positionnement,
c’est chaque fois que nous nous
adressons à nos milieux en tant
que travailleuses et travailleurs ;
chaque fois que nous sommes
vus comme ceux sur qui l’on peut
compter pour se confronter au
patronat et au gouvernement ;
chaque fois que nous parvenons
à recruter dans les milieux
ouvriers et populaires – y compris
parmi les descendants de
l’immigration postcoloniale –
des cadres militants capables de
défendre une orientation « lutte
de classe ». Quand une équipe
militante diverse du point de vue
des origines est capable d’intervenir
efficacement dans un secteur,
la situation se présente
autrement. Quand un travailleur
qui n’est pas exempt de préjugés
se fait défendre par une militante
arabe de choc, alors que personne
d’autre n’est prêt à bouger le petit
doigt, ou quand un salarié musulman
peut compter sur un syndicaliste
athée pour se battre contre un
petit chef qui le harcèle alors qu’il
est tout aussi musulman que lui,
eh bien les arguments antiracistes
ont un tout autre impact.
Évidemment, cela ne signifie
pas qu’il faut mettre sous le
boisseau les arguments contre
les préjugés religieux. Mais vouloir,
par exemple, réserver aux
athées le droit d’intégrer les
organisations révolutionnaires,
c’est pécher par idéalisme : c’est
laisser croire que les idées religieuses
pourraient reculer sans
que disparaisse le terreau sur
lequel elles prospèrent. C’est
refuser de prendre en compte
la réalité de notre classe, traversée
par de multiples préjugés.
Mais quand des croyants sont
membres de notre organisation,
il importe de mener le débat
avec ces camarades au sujet de
leurs conceptions religieuses, et
ne rien laisser passer en ce qui
concerne leurs possibles implications
réactionnaires. C’est par
la confrontation d’idées, dans le
cadre collectif du militantisme,
que nous convaincrons.
Antiracisme : des repères
de classe indispensables
Ces dernières années ont vu
se développer le courant dit de
l’« antiracisme politique », notamment
autour d’organisations
comme le Parti des Indigènes de la
République (PIR). Ces courants, qui
ont pu gagner de l’influence du
fait du recul et des déficiences du
mouvement ouvrier – y compris
de l’extrême gauche –, partagent
une détestation commune de tout
le mouvement ouvrier organisé.
Le PIR s’illustre par une politique
de division, par un opportunisme
essentialiste et par la réappropriation
démagogique de positions
plus ou moins explicitement antisémites,
homophobes et sexistes ;
il se caractérise par un refus absolu
de parler de classes sociales, son
obstination à placer l’ensemble
des « Blancs » dans une même
catégorie indistincte mêlant travailleurs
et patrons.
La caricature de cette politique
s’est exprimée lors du
mouvement contre la loi Travail,
quand le PIR a publié un communiqué
qualifiant les manifestants
de « Blancs » et déclarant
: « Nous ne grossirons pas
vos rangs pour garantir vos privilèges
». D’autres militants de
cette mouvance ont organisé
au même moment un rassemblement
devant le Sénat… en
soutien aux « frondeurs » du PS
et à leurs amendements relatifs
au récépissé de contrôle d’identité.
Drôle de radicalité, quand
des milliers de jeunes et de travailleurs
affrontaient la police
dans la rue, posaient la question
de l’anticapitalisme… Voilà le
résultat de cette politique où
n’existe pas la moindre boussole
de classe : les prétendus
« radicaux » deviennent totalement
inoffensifs, y compris sur
le créneau qu’ils disent occuper,
celui de la lutte contre les violences
policières et le racisme.
Le PIR et ses satellites ne sont
en aucune façon les représentants
des masses auto-organisées
en lutte ; ces groupes, qui
voudraient se faire passer pour
les porte-parole des quartiers
populaires, ne représentent
bien souvent qu’eux-mêmes,
et sont en général davantage
composés d’universitaires en
mal de radicalité que de jeunes
des quartiers populaires. En réalité,
le meilleur moyen d’intervenir
auprès de cette jeunesse, qui
elle aussi travaille et se forme,
c’est de s’implanter sur les lieux
de travail et d’étude.
Courant A&R