D’où vient le Front national et où va-t-il ?

Dans les années 1960, l’extrême droite française était marginalisée, divisée en groupuscules qui devaient faire face à la domination du gaullisme, et à une situation de relative prospérité qui éloignait du fascisme sa clientèle potentielle. C’est dans ce contexte que certains dirigeants d’extrême droite ont préparé une métamorphose stratégique. 

En 1961, François Gaucher – un ancien socialiste rallié au vichysme, qui s’était engagé dans la Légion des volontaires français contre le bolchévisme (LVF) puis dans la Milice – publia un livre prônant un fascisme réactualisé. Mais le pas décisif fut franchi une dizaine d’années plus tard, quand le groupe Ordre nouveau se donna pour tâche de concrétiser cette évolution et entreprit, à partir de fin 1971, de constituer un rassemblement de la « droite nationale » : « La voie électorale n’est pas un jeu. Ce n’est pas une voie facile mais c’est la seule qui offre l’espoir d’aboutir à quelque chose de sérieux, qui puisse donner à nos idées la possibilité d’influer sur la réalité », pouvait- on lire dans l’hebdomadaire du groupuscule en octobre 1972. 

Le nouveau parti, baptisé « Front national pour l’Unité française », puis plus simplement « Front national », fut officiellement fondé le 5 octobre 1972. La nouvelle organisation prit pour modèle le MSI, parti néo-fasciste italien fondé en 1946 par des proches de Mussolini, qui venait d’adopter une ligne de « droite nationale » et de fusionner avec les monarchistes. Ordre nouveau, principal mouvement impliqué dans la constitution du FN, apporta l’essentiel des troupes, mais d’autres groupes d’origines diverses furent également partie prenante : les Jeunesses patriotes et sociales (JPS) de Roger Holeindre, ancien de l’OAS ; la revue Militant de Pierre Bousquet, ancien de la Division SS Charlemagne dans les années 1940 ; ou encore le Groupe union défense (GUD) d’Alain Robert. 

Les dirigeants du Front national installèrent à sa tête Jean-Marie Le Pen. Il présentait l’avantage d’être une vieille connaissance de l’extrême droite – notamment autour des combats pour l’Algérie française, des succès électoraux de Poujade dans les années 1950, et des « Comités TV » de 1965 (en soutien à la candidature de Tixier-Vignancour) qui avaient unis des fractions différentes –, sans être assimilé aux aventures des divers groupuscules néo-nazis. La réalité est très éloignée de la mythologie lepéniste, selon laquelle la « maison » FN aurait été bâtie de ses propres mains par Le Pen père, car c’est bien le groupuscule Ordre nouveau qui en fut l’instigateur. Jean-Marie Le Pen n’était en réalité que l’une des pièces de leur stratégie, un visage plus modéré et légaliste. 

La traversée du désert 

Les débuts du FN furent essentiellement marqués par des tensions entre les « nationalistes révolutionnaires » d’Ordre nouveau et les « nationaux », souvent issus du poujadisme et du mouvement pour l’Algérie française. La méfiance réciproque était de mise : des meetings de lancement et des sections locales concurrents furent organisés. Les piètres résultats aux élections législatives de 1973 – le FN ne parvint péniblement à présenter que 105 candidats malgré un objectif annoncé de 400 – provoquèrent la première crise importante de la nouvelle organisation. Celle-ci culmina après les affrontements qui opposèrent Ordre nouveau et la Ligue communiste – et la police au milieu – le 21 juin 1973. Une semaine plus tard, Ordre nouveau fut dissous (ainsi que la Ligue communiste) par le gouvernement, mais ses dirigeants entendaient conserver leur capital politique et organisationnel en prenant le contrôle du FN : d’abord en exigeant la majorité des sièges du bureau politique, puis au travers d’une revue intitulée Faire front et sous-titrée « Journal du Front national », amorçant un « FN bis ». Mais la tentative échoua, Jean-Marie Le Pen renforçant son contrôle sur le FN. 

Jusqu’au début des années 1980, le FN ne décolla pas, aussi bien du point de vue du nombre d’adhérents (270 en 1980) que de celui de ses résultats électoraux (0,75 % à la présidentielle de 1974, 0,18 % aux législatives de 1981). Mais après 1981 furent réunis tous les éléments pour favoriser le FN, qui n’était encore qu’un groupuscule de pétainistes et d’anciens de l’OAS : le développement de la crise, la forte déception vis-à-vis de la politique de la gauche au gouvernement, le recul du mouvement ouvrier et notamment du Parti communiste, les surenchères contre l’immigration, etc.


De la percée électorale à la notabilisation 

Aux municipales de 1983, le parti lepéniste connut sa première percée électorale. Puis aux élections européennes de 1984, il dépassa pour la première fois la barre des 10 % avec 2,2 millions d’électeurs. À sa propagande contre le gouvernement « socialo-communiste », le FN mêla des slogans contre l’immigration qui, avec la montée du chômage, commencèrent à rencontrer un certain écho. Mais la démagogie xénophobe n’était déjà plus la chasse gardée du FN : lors des grèves qui avaient traversé l’industrie automobile, le Premier ministre PS avait ainsi déclaré : « Les travailleurs immigrés sont agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises »

Deux ans plus tard, les élections législatives et régionales consacrèrent le FN, qui fit son entrée à l’Assemblée nationale avec 35 députés et obtint 137 sièges de conseillers régionaux. En vue de cet objectif, le FN avait renforcé sa stratégie de quête de respectabilité, en cherchant le soutien de notables : un délégué général de la Chambre des professions libérales en Seine- Saint-Denis, un vice-président du Syndicat national de la petite et moyenne industrie dans l’Oise, un responsable de la FNSEA dans la Loire et de nombreux transfuge du RPR, dont Bruno Mégret. Mais cette politique n’empêcha pas Le Pen – poussé par la montée des idées réactionnaires – de placer sa candidature aux présidentielles de 1988 sous le signe de la provocation et du racisme le plus décomplexé, en prônant par exemple l’expulsion des chômeurs immigrés, l’isolement des malades du sida, ou en comparant les chambres à gaz à un « point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale »

La question des alliances et la scission de 1998 

Au premier tour de l’élection présidentielle de 1995, Le Pen obtint 15 % des voix. Mais pour la première fois, l’extrême gauche dépassa la barre des 5 % avec la candidature d’Arlette Laguiller, et l’année 1995 marqua un tournant dans la situation politique avec les grèves massives de novembre-décembre. Un cycle de luttes qui allait changer l’ambiance politique s’ouvrit : mouvement des sans-papiers, conflit des routiers de décembre 1996, mobilisation contre la fermeture de Renault-Vilvoorde et manifestation de masse contre le congrès du FN à Strasbourg en mars 1997. 

Dans ce nouveau contexte, une partie de l’extrême droite souhaita s’orienter vers une modération du discours et une politique d’alliance électorale avec la droite. Il est vrai que les résultats des régionales de 1998 compliquait l’élection des présidents de région et rendait crédibles et immédiates ces possibilités d’alliance. La crise du FN qui couvait éclata en décembre 1998. Bruno Mégret – soutenu par une majorité des notables du parti (élus locaux, membres de l’appareil), mais minoritaire parmi les adhérents – tenta de prendre le contrôle du FN. Cependant, le congrès extraordinaire dissident de la fraction mégrétiste entérina la scission. 

Du 21 avril 2002 à la crise de succession 

Après une campagne marquée par le thème de l’insécurité, et dans un contexte de rejet de la politique antisociale de la gauche plurielle au pouvoir, Jean-Marie Le Pen se qualifia au second tour de la présidentielle le 21 avril 2002, à la surprise générale. Mais il subit ensuite une baisse importante de son influence électorale, notamment à partir de 2007, alors que la politique ultra-réactionnaire et anti-ouvrière de Sarkozy lui faisait directement concurrence. À partir de 2008, le parti connut des déboires financiers, avec une dette de 8 millions d’euros. 

C’est dans ce contexte que s’est posée la question de la succession de Le Pen. Depuis 2011, en remplaçant son père à la tête du FN, Marine Le Pen a entrepris de « dédiaboliser » son mouvement : cette politique vise à séduire une partie de l’électorat rebuté par la personnalité de son père, et au-delà, à acquérir une respectabilité auprès des milieux dirigeants de la bourgeoisie. La nouvelle génération qui l’entoure – Alliot, Philippot, Rachline ou encore Ravier – ambitionne d’accéder au pouvoir par la voie parlementaire et institutionnelle. Elle s’inscrit dans un contexte politique et social où cette option – FN seul ou dans le cadre d’une coalition dont il serait le centre de gravité –, n’est plus une hypothèse complètement farfelue. Ces dirigeants et chantres de la « dédiabolisation » ont pourtant tous rejoint le FN à l’époque de Le Pen père. Ils n’étaient indisposés ni par ses petites phrases, ni par son idéologie. Ces opportunistes, capables d’adapter leur stratégie au gré des circonstances, sont en réalité de parfaits exemples du double jeu permanent du FN depuis sa fondation. 

Et maintenant ? 

Malgré ses progrès électoraux, le FN n’est pas parvenu à nouer les alliances susceptibles de lui ouvrir les portes du pouvoir. L’accord de dernière minute avec Dupont-Aignan ne pouvait suffire, d’autant que la ligne d’opposition à l’euro et à l’Union européenne est en contradiction avec la politique souhaitée par la grande bourgeoisie. C’est pourquoi, pour le moment, les milieux patronaux ne font rien pour favoriser le FN. 

Ce n’est pas un hasard si la question européenne est au cœur de la crise que connaît le parti d’extrême droite depuis son échec à la présidentielle, malgré le nombre de voix le plus élevé de son histoire (10 638 475 voix). Pour le clan regroupé autour de Philippot, la sortie de l’euro constitue sur le plan économique une recette-miracle qui, accompagnée d’un profil « ni droite, ni gauche », est censée gagner le soutien de franges importantes des classes populaires. Mais d’autres souhaitent débarrasser le FN de cette revendication qui entrave les possibilités de recomposition avec des secteurs significatifs de la droite libérale. 

Marine Le Pen a quant à elle déclaré vouloir aller plus loin dans la transformation du FN. Au-delà du changement de nom envisagé, elle vise à rénover encore l’image de son parti et à le rendre plus apte à nouer des alliances. Bien entendu, malgré l’exclusion du vieux Le Pen et le retrait de Marion Maréchal-Le Pen, le courant qui entend tourner le mouvement vers les franges les plus extrémistes et réactionnaires de la droite, sur fond de défense des valeurs catholiques et familialistes, a gardé une influence importante ; mais les débats stratégiques qui agitent actuellement le FN ne concernent pas un retour ou non à ses fondamentaux fascistes : ils portent sur le bien-fondé d’une plus grande ouverture pour parvenir au pouvoir par la voie institutionnelle. 

La situation actuelle du FN n’est pas surprenante, chaque étape de sa progression ayant été suivie d’une crise interne. Le paradoxe réside surtout dans le fait que le FN, dont les progrès ont largement participé à fragiliser le bipartisme qui organisait la vie politique française depuis des décennies, ne semble pas profiter de la situation issue de la séquence électorale ; sans groupe parlementaire, il est particulièrement peu visible et n’apparaît pas comme l’opposition à Macron. Mais cela ne saurait masquer l’influence énorme du FN, jusque dans la classe ouvrière. Il ne sera possible de la faire reculer qu’en opposant au nationalisme et aux divisions la lutte de classe et la solidarité des exploités.

Gaël Klement